La tuerie de Polytechnique
D’emblée, je suis d’accord avec cette analyse que je recommande d’ailleurs à tous ceux qui s’interrogent encore sur la portée sociale et politique de ce crime contre des femmes. Cependant, en s’arrêtant sur le comportement de Lépine dans ce massacre, l’analyse sociale ainsi faite est demeurée inachevée.
Maintenant que l’aspect central de la tuerie a enfin été mis en évidence et que nous avons un peu de recul devant cette tragédie, il est temps de nous pencher sur d’autres aspects de cette violence si révélatrice. Malette et Chalouh voulaient stimuler “ un débat en profondeur qu’[elles]souhaiter[aient] voir se dérouler publiquement (2)”. Elles ont fourni des éléments indispensables nous permettant de percevoir la vraie signification du comportement et des gestes de l’assassin. Passons maintenant au comportement des autres acteurs de la tragédie, comme par exemple celui des étudiants, des professeurs, de la police et des médias.
Reprenons donc pour l’essentiel, puisqu’il le faut, la douloureuse chronologie des événements, telle qu’elle fut mise à jour par l’enquête du coroner. Après avoir rôdé, de 16 h à 16 h 40 autour du bureau du Secrétaire général, Lépine monte au troisième étage pour ensuite descendre au deuxième où il abat une employée, un peu avant 17 h 10, moment où il entre dans la salle de cours C-230.4. Se plaçant devant les quelque 50 étudiants et 10 étudiantes, il leur dit de cesser toute activité. À ce moment, l’étudiant qui faisait une présentation devant la classe mettant en doute son sérieux, Lépine tire un coup de feu en l’air. Il ordonne alors aux étudiants de se séparer, les femmes à gauche et les hommes à droite. Ils s’exécutent. Ensuite, il ordonne aux cinquante jeunes hommes de quitter la salle, ce qu’ils font, apparemment sans aucune protestation.
Les hommes défilent par la porte. L’assassin explique froidement aux femmes coincées au fond de la salle ses motifs antiféministes. Une des femmes l’interpelle, mais sans résultat. Il tire alors une rafale de 30 balles, promenant son arme de gauche à droite. Neuf des dix femmes sont atteintes, dont six fatalement. Un groupe de cinq étudiants, qui se trouvaient dans le couloir, entendent les coups et voient s’écrouler une des victimes. Ils fuient se cacher. Lépine quitte la salle de cours. Quand il franchit le seuil de la porte, il est 17 h 12. Deux minutes se sont écoulées depuis son apparition à la porte de la salle de cours. 50 étudiants ont mis au plus 90 secondes à évacuer la salle par une porte étroite, laissant ainsi 30 secondes à Lépine pour y entrer et en sortir, séparer les hommes des femmes, aboyer le mobile de son crime et tirer la rafale meurtrière.
L’assassin quitte la salle de cours C-230.4 pour se diriger vers une salle de photocopie où il blesse trois personnes qui s’y trouvent prises au piège, tout en menaçant celles qui se trouvent au pied de l’escalier. Puis, il revient partiellement sur ses pas et entre, cette fois, par la porte C-228, dans un vestibule d’où il essaie de tirer à deux reprises sur une étudiante, sans succès, son arme étant vide. Il quitte C-228 pour aller recharger son arme dans le couloir, près d’une sortie de secours. Son arme rechargée, il aperçoit une étudiante cachée sous un comptoir et lui tire dessus. Toujours dans ce couloir, il tire au travers d’une porte vitrée et tue une autre étudiante.
À 17 h 20, il prend l’ascenseur et arrive au premier étage, aux abords de la cafétéria. Il tire alors sur une femme qui se trouve près de la cuisine et la tue. La plupart des cent personnes qui se trouvent alors dans la cafétéria s’enfuient. Dans cette confusion, Lépine tue deux autres étudiantes. Par la suite, il en abat trois autres dans le couloir avant de reprendre l’ascenseur pour se rendre au troisième étage.
Il est 17 h 25. Lépine arrive au troisième étage et entre de nouveau dans une salle de cours, B-311. À l’avant de la salle se trouvent une étudiante et trois étudiants. Il ordonne à ces derniers de partir et, pendant qu’ils s’exécutent, il tire sur l’étudiante. Deux autres femmes, qui essaient de s’enfuir, sont abattues. Les autres cherchent à se cacher du mieux qu’elles peuvent derrière les pupitres. Lépine s’avance parmi les étudiants, marchant tantôt entre les rangées de pupitres, tantôt sur les pupitres mêmes. Il tire sur les femmes qui essaient de se dissimuler tant bien que mal. Trois sont grièvement blessées, une autre est tuée. Les cris d’appel à l’aide de la première étudiante qu’il a atteinte à l’avant-scène de la classe le font revenir vers elle. Il sort un couteau de chasse et achève la mourante, puis après avoir essuyé son couteau, il se tire une balle dans la tête.
Apprenant que le tueur s’est suicidé, les policiers pénètrent dans l’édifice. Il est 17 h 36. En tout, 25 minutes se sont écoulées entre le meurtre de la première innocente et celui de la dernière, la quatorzième, qui précède son suicide.
Comme nous l’avons noté en début d’article, les actions de Lépine firent l’objet des premières analyses qu’on a faites sur la portée de ces événements. Tournons d’abord notre regard sur le comportement des étudiants. Ces jeunes femmes et ces jeunes hommes représentent la fine fleur de notre nouvelle méritocratie, lucide et perspicace, sensible à l’importance de la science et de la technologie dans notre société contemporaine.
Nous observons que, à trois occasions sur le sombre parcours de l’assassin, on aurait peut-être pu avoir l’avantage sur lui : à sa sortie des salles de cours (dans le cas de sa première sortie, 50 hommes venaient de quitter la salle avant lui); quand il a rechargé son arme; et enfin quand il s’avançait entre les rangées de pupitres de la dernière salle de cours, à la recherche de victimes féminines. Nous n’invoquerons pas une autre possibilité, celle d’un affrontement à froid, devant une arme braquée, comme l’avait pourtant fait le sergent d’armes devant Denis Lortie lors de la tuerie de l’Assemblée nationale, comme l’avait fait également le gardien qui maîtrisa l’assassin Fabrikant lors de la tuerie de l’Université Concordia.
Cette observation ne se veut pas un jugement moral sur les survivants de la tragédie, mais plutôt un constat de fait dans le cadre d’une recherche de la signification sociale du comportement des personnes. Je n’essaie pas de prétendre, ni de sous-entendre, non plus, que j’aurais agi autrement en pareilles circonstances.
Je veux simplement constater que la profonde révolution des rôles sexuels qui s’opère depuis les années 60 a donné au moins un résultat: les jeunes hommes, ceux au moins qui sont très scolarisés, semblent avoir perdu le réflexe de vouloir protéger les femmes en danger!
Effectivement, dans cette affaire aux dimensions monstrueuses, personne, à l’exception d’une femme, n’a eu le réflexe de risquer sa peau pour affronter l’agresseur de la communauté. Même les policiers, avec leur formation, leurs gilets pare-balles et leurs armes, n’ont apparemment pas voulu se mettre en danger. Le mieux qu’on puisse dire, c’est que leurs méthodes, leurs instructions ou leurs pratiques policières les en ont empêchés. Le fait est que pas un mâle n’a tenté de s’interposer entre le loup et les autres pour qu’ils survivent!
Certaines des collaboratrices à l’analyse dirigée par Malette et Chalouh avaient évoqué cette constatation:
“Nos filles se demandent pourquoi personne n’a pu porter secours aux femmes terrifiées et immobiliser le tueur alors qu’il circulait dans l’École (3).”
“Pauvre petit chaperon rouge! […] Dire qu’elle a pu croire un seul instant qu’un bon chasseur viendrait la sauver. Mais le bon chasseur a eu peur: il s’est poussé (4).”
Cette nouvelle attitude sociale du chacun-pour-soi est-elle généralisée ou appartient-elle plutôt à une classe, à une strate de la société. Dans le milieu ouvrier et rural, après le choc et l’horreur de la tuerie, la réaction spontanée à mesure que le déroulement de l’affaire était connu en était une d’incrédulité qui s’exprimait ainsi: “Mais qu’est-ce qu’ils foutaient, tous ces gars-là ? ”
Effectivement, on observe encore, dans le milieu ouvrier et rural, une solidarité communautaire et une fierté masculine qui auraient peut-être permis l’action conjuguée et spontanée de deux ou plusieurs hommes. L’élément pertinent de cette conscience masculine, dans le contexte qui nous concerne, c’est celui qui permet une réaction spontanée et une communication non verbale en vue d’une action concertée. Si nous avions raison de postuler ainsi, il nous faudrait alors envisager un profond embourgeoisement de notre jeune méritocratie ; embourgeoisement qui préparerait en effet cette jeunesse à assumer son rôle au sein de la technocratie québécoise (5). On n’est plus conditionné, socialement, à se porter à la défense du groupe, on est plutôt conditionné à penser à soi, à veiller sur ses intérêts, à rechercher sa sécurité et son bonheur personnels… Tout cela est bien le propre de notre nouvelle mentalité québécoise. C’est précisément ce pour quoi, petit-bourgeois que je suis, je n’ose prétendre que j’aurais réagi autrement que les hommes présents le 6 décembre.
Mais j’ose cependant croire que mes fils, parce qu’ils sont issus d’un milieu rural, auraient agi autrement.
Un indice de plus de l’embourgeoisement de l’intelligentsia québécoise se trouve dans le comportement des médias autour de cette tragédie. Très vite, sous prétexte qu’on ne voulait pas culpabiliser les jeunes hommes en question, des réactions comme celle que j’exprime aujourd’hui furent éliminées de la couverture des événements. Quelques-unes, il est vrai, échappèrent à la censure dans les premiers jours. C’est ainsi qu’André Beaulieu, professeur de CEGEP affecté à la formation professionnelle, fut cité dans La Presse du 11 décembre 1991:
“Que 50 à 60 gars n’aient pas réagi pour tenter de le maîtriser prouve que notre société est décadente. Je veux bien que l’on excuse ces jeunes garçons, mais de là à se cacher dans le corridor, c’est anti-naturel. Je ne comprends pas. Ça me dépasse.”
L’autocensure dont firent preuve les médias a peut-être eu, comme l’ont prétendu certains, un motif humanitaire louable, mais une telle justification est inadéquate quand il s’agit d’écarter de la nouvelle et du reportage la réaction d’une bonne partie de la société à un événement dont le sens collectif et le caractère social ne font aucun doute. Cette censure — et il y en a une — demeure un peu trop intéressée, car toute la classe moyenne supérieure est complice de notre embourgeoisement. Un exemple du bâillon qu’on a voulu mettre sur cet aspect crucial de la signification sociale de l’événement, c’est le silence relatif entourant le suicide d’au moins un des jeunes survivants qui, malgré la bienveillance des médias gagnés au ménagement de leur amour-propre et du “moi” fragile de ces derniers,, ne pouvait plus vivre avec son remords (6). Ce fait fut presque passé sous silence dans la presse québécoise (7).
Nos nouveaux bourgeois scolarisés ont-ils une conscience si individualiste et un moi si fragile ? Et nos médias, dont le personnel est issu de la même bourgeoisie, seraient-ils devenus complaisants à leur égard? »
Notes
1. Editions du Remue-ménage, Montréal, 1990.
2. Ibid., Avant-propos, p. 13.
3. Stevie Cameron, Ibid., p.167.
4. Nathalie Petrowski, Ibid., p. 35.
5. Gary Caldwell, “Ce qui ne peut être dit au Québec” (L’Agora, Vol. I, No 2, octobre 1993).
6. Vancouver Sun du 17 juillet 1991 : “Three deaths tied to [the Montreal Massacre] aftermath ”, p. A1 et A2.
7. Voir par contre le Vancouver Sun du 6 décembre 1991 : “ The men in the middle : confused over what their role is, they meekly obeyed a gunman. ”