Du fromage au lait cru au procès de l'agriculture industrielle
Mardi le 04 mai 1999
Au centre de l'actualité 96 se trouvaient deux dossiers, celui du fromage au lait cru au Canada et celui de l'encéphalite spongiforme en Europe, qui mettaient en cause l'animal sacré de l'Inde: la vache. Les défenseurs des droits des animaux, Peter Singer en tête, ont lancé il y a plus de vingt ans leur croisade contre l'élevage industriel. Les événements qui font la manchette n'indiquent-ils pas que le grand public pourrait bientôt transformer ce débat d'initiés en un enjeu crucial pour l'avenir de la civilisation? Quand on aborde la question de l'élevage industriel, il faut avoir à l'esprit le rapport étroit qui existe entre la façon dont les Hommes traitent les animaux autour d'eux et la façon dont ils se traitent eux-mêmes. L'historien Philippe Ariès, par exemple, a mis en relief le fait que dans la campagne française le contrôle rationnel des naissances a été instauré dans les troupeaux avant de gagner les familles humaines. Il en a été de même au cours des dernières décennies pour les nouvelles techniques de reproduction. L'élevage industriel a commencé aux états-Unis pendant la guerre de 1939-1945. L'armée américaine a eu besoin d'une production de masse pour nourrir ses troupes expédiées sur tous les continents. Les premières expériences ont provoqué de graves échecs, causés par des infections résultant elles-mêmes du fait qu'un grand nombre d'animaux étaient enfermés ensemble dans un même espace clos. C'est l'industrie pharmaceutique qui a sauvé le projet, en rachetant des entreprises avec l'intention de les rentabiliser avec des méthodes bien à elles: les médicaments. On venait de découvrir les antibiotiques. Ils sont vite devenus une condition essentielle de la réussite de l'élevage de masse. En volant au secours de l'élevage de guerre, l'industrie harmaceutique a créé une norme dont elle a profité par la suite. Depuis ce temps, dans bien des élevages, celui du porc en particulier, les animaux dégustent les antibiotiques sous trois formes différentes: dans la ration quotidienne de moulée à titre de stimulants pour la croissance, en doses plus fortes en tant que médicament préventif et en dose encore plus forte en tant que médicament curatif. Le type de sélection artificielle opéré dans les diverses espèces, en vue d'accroître la rentabilité des fermes au mépris de la santé intégrale des animaux, a accru la fragilité de toutes ces bêtes déjà menacées par le confinement, d'où un besoin supplémentaire d'antibiotiques. Or, on sait où mène l'abus des antibiotiques: à la résistance des bactéries et à l'inefficacité croissante du plus merveilleux des médicaments. Les bactéries animales pouvant transférer leur résistance aux bactéries humaines, l'élevage industriel devient ainsi un risque majeur pour l'humanité elle-même. Dans une autre section de ce numéro, nous présentons au sujet des vaches folles et des prions des faits et des réflexions qui font apparaître de nouveaux aspects dangereux de l'élevage industriel. Quant au dossier sur le fromage de lait cru, que nous avons étendu au beurre de crème crue, il ne prend tout son sens que si l'on met l'élevage industriel au centre du tableau. Le fromage dont les gourmets ont la nostalgie demeurera une rareté extrêmement coûteuse ou une illusion tant que l'élevage industriel demeurera une règle qui ne souffre pas d'exceptions. L'élevage de masse va de pair avec des usines de transformation elles-mêmes de masse et un système de distribution qui est au diapason. Moyennant quoi, toute négligence à la base peut avoir des conséquences catastrophiques. Rien toutefois ne nous interdit de favoriser, en marge du système industriel, la réapparition de fermes artisanales qui rempliraient trois fonctions cruciales: assurer une variété biologique qui pourrait devenir fort utile en cas d'épidémies massives dans le troupeau industriel mondial, sauver des régions rurales qui se vident en y créant des emplois de qualité, et enfin, maintenir la grande tradition du fromage et du beurre.