L'exemple allemand

Jacques Dufresne
Du pays où la démocratie a été des plus malmenées au début du siècle, voici un bel exemple de débat et de consensus démocratiques appliqués à la solution du problème des coûts des services de santé.


    Entre 1992 et 1993, l'Allemagne a réduit le coûts des médicaments offerts gratuitement de 20%. B n'y a pas eu de révolution et tout indique que les taux de mortalité ne connaîtront pas de hausse attribuable à cette thérapie énergique appliquée au système de santé.

    La part de leur PIB que les Allemands consacrent à la santé est de 8%. Elle est de 10% environ au Québec. Les finances publiques de l'Allemagne étant infiniment plus saines que les nôtres, c'est nous qui devrions donner l'exemple à l'Allemagne, en matière de contrôle des coûts, et non l'inverse.

    D'où les Allemands tirent-ils la force morale et politique de prendre sans coup férir des décisions qui auraient quelque chose d'apocalyptique à nos yeux si elles étaient prises ici par nous et pour nous?

    L'exploit allemand repose sur une convention collective entre la corporation des médecins et l'État. Pour l'année 1993, les médecins ont accepté de !irriter leurs prescriptions à 23 880 millions de marks, par comparaison avec des dépenses totales de 24 485 millions en 1991. Les dépenses excédentaires devaient être à la charge des médecins jusqu'à concurrence de 280 millions de marks. La seconde tranche de 280 millions devait être à la charge des compagnies pharmaceutiques.

    Simple et admirable logique: puisque les compagnies pharmaceutiques incitent les médecins à prescrire beaucoup par leur publicité, il était normal qu'on les invite à participer aux risques de l'opération contrôle des coûts.

    Le résultat était prévisible: non seulement la limite n'a pas été dépassée, mais les médecins s'en sont prudemment tenus éloignés: 10% des dépenses admissibles n'ont pas été faites. Parmi les explications que l'on peut retenir il y a la crainte chez les médecins de devoir rembourser les caisses d'assurance-maladie de leur propre poche. On peut penser aussi qu'il subsistait une marge de rationalisation et que cette marge a été utilisée à la faveur de la convention collective.

    Pendant ce temps la croissance du marché de l'automédication n'a été que de 400 millions de marks, soit 8%, ce qui ne compense pas la réduction des prescriptions. Parmi les médicaments les plus touchés par les mesures d'austérité, on remarque les produits de phytothérapie et les produits de promotion de la vascularisation cérébrale. La part des produits génériques est, quant à elle, passée de 22,1% à 26%.

    Le renversement du sens des incitatifs

    Mine de rien, les Allemands ont fait triompher un principe qui devrait être au coeur des préoccupations des États ayant un problème de déficit à régler: le principe du prestataire économe. Nous entendons ici par prestataire la personne qui offre en toute liberté des services payés par la collectivité. Dans la plupart des pays les lois sociales sont faites le plus souvent d'une manière telle que le prestataire des services est incité au gaspillage plutôt qu'à l'économie. Le paiement à l'acte des médecins, le paiement à l'heure des avocats dans le cas des arbitrages du secteur public sont de l'incitation au gaspillage, non seulement autorisé mais encouragé par les lois. De telles lois ont pour effet de transformer des citoyens moralement et légalement honnêtes en citoyens moralement malhonnêtes, mais toujours honnêtes légalement, C'est l'une des causes de l'état actuel des finances publiques.

    Pour redresser la situation, il faut avant tout changer le sens des incitatifs, créer de nouvelles situations telles qu'aux raisons morales d'épargner l'argent de la collectivité s'ajoutent des raisons légales et même intéressées. Dans l'exemple que nous venons de donner, le médecin allemand a intérêt à défendre le bien commun. En d'autres termes, il faut substituer le principe du prestataire économe au principe du prestataire gaspilleur.

    Les Allemands ont bien compris l'importance de ce principe et, dans le secteur de la santé, tout au moins, ils entendent le généraliser le plus possible. Cette tâche n'est pas simple. On peut en évoquer la complexité à partir d'un exemple québécois. Dans le territoire de tel ou tel département de santé communautaire, certaines opérations sont pratiquées trois ou même, dans le cas de l'amygdalectomie, cinq fois plus souvent que dans d'autres. Il est peu probable qu'une telle différence puisse s'expliquer uniquement par l'état de santé des populations en cause. Il y a des médecins qui multiplient les interventions sans raisons suffisantes.

    La corporation des médecins est consciente de ce problème. Ses émissaires font, semble-t-il, des efforts significatifs pour empêcher les excès les plus indiscutables. Faudrait-il aller jusqu'à recourir aux conventions collectives, à la manière allemande, pour imposer une limite pour telle ou telle opération pour l'ensemble du Québec et pour telle ou telle région? À partir de quel point y aurait-il risque de non-intervention là où une intervention s'impose? Quelle est l'importance du risque découlant d'une non-intervention injustifiée par rapport au risque lié à une intervention tout aussi injustifiée?

    En 1993, les médecins ont accepté de limiter leurs prescriptions à 23 880 millions de marks, par comparaison avec des dépenses totales de 24 485 millions en 1991. Les dépenses excédentaires devaient être à la charge des médecins jusqu'à concurrence de 280 millions de marks. La seconde tranche de 280 millions devait être à la charge des compagnies pharmaceutiques.

    La politique allemande dans son contexte

    Nous aurions bien des difficultés au Québec à imiter les Allemands, à supposer même que nous souhaitions le faire. Après avoir fait admettre le principe du prestataire économe, il faudrait ensuite faire admettre l'idée que ce sont les distributeurs de services, et non les consommateurs, qu'il importe surtout de mettre à contribution en vue du bien contraint.

    Pourquoi les Allemands ont-ils une telle avance sur nous en cette matière? Cela tient en grande partie à leur histoire. Sans doute découvrira-t-on un jour qu'il y a des cycles dans la vie des États-providence comme dans les économies en général. On peut poser l'hypothèse que l'État-providence allemand arrive à la fin de son second cycle. Les Allemands sont pratiquement les seuls dans le monde à en être à la fin d'un second cycle. Les premières grandes mesures d'assurance-maladie remontent chez eux à 1883. Dans les années 1920, sous la République dite de Weimar, ils avaient déjà une solide, et amère, expérience de l'aspect négatif des politiques sociales généreuses. Vers 1925, trois Allemands sur quatre avaient des revenus de prolétaire, même si seulement un peu plus de la moitié d'entre eux cri avaient le statut complet. La situation s'aggrava jusqu'à la tragédie quand, suite à la grande dépression de 1929, le gouvernement dut se résigner à réduire de 15% le salaire des employés de l'État.

    Quelques années auparavant de nouveaux avantages sociaux avaient été consentis à la population, en dépit de la situation précaire des finances publiques. Gardons-nous toutefois de considérer l'État-providence comme la seule cause de la catastrophe. L'effort de guerre, récompensé par une dette de guerre écrasante constituent d'autres facteurs plus déterminants peut-être.

    Ce qu'il importe de souligner ici c'est que dans l'esprit des Allemands d'aujourd'hui la dette publique est associée à la dérive vers le nazisme. Us Allemands ont horreur du vide des coffres de l'État. L'expérience du nazisme leur a aussi appris l'importance des grands débats démocratiques, fussent-ils lents et difficiles au point de paraître incompatibles avec les exigences d'une administration efficace.

    Cette nouvelle vertu, jointe à leur sens traditionnel de la discipline et à leur puissance intellectuelle (ils ont une dizaine de journaux au moins qui sont du niveau du Monde diplomatique), leur a permis dans le cas du contrôle des coûts de la santé d'atteindre un véritable consensus, un consensus tel que les groupes d'intérêts les plus puissants, - la corporation des médecins et les compagnies pharmaceutiques - se sont ralliés à la volonté générale. Cela supposait faut-il le préciser, un pouvoir politique assez fort. assez sage et courageux pour résister aux manoeuvres des lobbystes faisant passer leurs intérêts particuliers avant ceux de la collectivité.


    Le Dr Wolfgang Reuter qui fut conférencier au colloque sur le système de santé. Son exposé et les notes qu'il nous a fait parvenir par la suite ont fourni la matière de cet article.

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