La pédagogie sportive et le rétablissement des Jeux Olympiques

Pierre Coubertin
La pédagogie sportive
Lorsque le «Comité pour la propagation des Exercices Physiques» s'assembla pour la première fois à Paris, les 31 mai et 1er juin 1888, sous la présidence de Jules Simon, il avait en vue une réforme pédagogique déterminée. Ayant reconnu qu'il n'y avait rien d'exclusivement anglo-saxon dans les principes sur lesquels Arnold avait appuyé sa réforme et basé son système, les fondateurs du Comité avaient pour but d'introduire ces principes en France en les appropriant à la mentalité et aux institutions nationales. Ils se proposaient par là de transformer l'éducation et de «rebronzer» la France. Une pareille ambition ne pouvait naturellement séduire au début qu'une petite pléiade de novateurs et, dès les premières réalisations, elle devait par contre voir se dresser devant elle la coalition de ceux dont les intérêts se trouvaient lésés ou les habitudes dérangées.

Il est impossible d'exposer ici les diverses phases d'une lutte qui dure encore 44, mais il est utile de noter la nature des oppositions qui se sont produites et des obstacles rencontrés, tant en France que dans les pays avoisinants. La première en même temps que la plus naturelle vint des parents redoutant la rudesse des sports virils et les accidents pouvant en résulter. Il ne reste plus grand chose de cet état d'esprit; l'accoutumance s'est faite, surtout depuis la guerre de 1914. Non moins passagère fut l'hostilité de certains milieux catholiques apercevant dans la renaissance athlétique et principalement dans le Néo-olympisme un retour offensif des idées païennes. Le pape Pie X sollicité en 1905 de se prononcer à cet égard le fit non seulement par des paroles significatives mais en présidant en personne au Vatican, dans la cour de Saint-Damase, des fêtes de gymnastique organisées par les patronages catholiques et auxquelles prirent part, en plus des Italiens, des gymnastes français, belges, canadiens et irlandais.

La résistance des milieux pédagogiques se fit sentir principalement sous deux formes. D'abord les partisans de la vieille discipline napoléonienne — nombreux dans tout l'occident — s'alarmèrent du régime de liberté dont l'organisation sportive arnoldienne impliquait l'introduction dans les lycées et collèges 45; ils y virent l'aube de l'anarchisme scolaire et la ruine de l'enseignement moral traditionnel; heureusement ceux qui osèrent en faire l'expérience loyale ne tardèrent pas à découvrir que la pratique de cette liberté leur donnait sur leurs élèves une emprise moins serrée mais beaucoup plus efficace que le régime disciplinaire. Une seconde catégorie d'adversaires se groupa pour lutter contre le principe de l'émulation musculaire. «Ni concours ni championnats sinon surmenage et corruption». Le quartier général de ceux-là était en Belgique 46 mais ils semblaient s'inspirer des théories intransigeantes qui régnèrent longtemps à l'Institut de Stockholm où l'on professait que les gymnastes ne doivent pas se comparer entre eux, que chacun doit se comparer à soi-même. La vague sportive devait, en déferlant sur toute l'Europe, avoir raison de ces théories 47.

L'obstacle le plus redoutable rencontré par la pédagogie sportive fut l'œuvre du corps médical. Après avoir au début mené contre les sports scolaires une campagne d'une extrême violence, de nombreux médecins reconnaissant leur erreur s'y étaient intéressés et avaient dès lors cherché à s'emparer de la direction du mouvement. Ils le jugeaient en effet d'essence exclusivement physiologique. La foule en jugea de même et s'engagea sur leurs pas.

D'une part le commentaire fréquent d'une parole célèbre et malheureuse d'Herbert Spencer proclamant qu'il importe à une nation «d'être composée de bons animaux» — de l'autre les conséquences tirées des documents de Marey sur le mécanisme du vol des oiseaux et des travaux de son disciple Demény appliquant aux exercices physiques l'examen cinématographique, orientèrent à fond l'opinion vers l'animalisme. On se mit à la recherche de la «culture physique rationnelle», nouvelle pierre philosophale. On prétendit découvrir «l'art de créer le pur-sang humain». On en vint à se demander si, dans l'armée, «la ration du cuirassier ou du dragon ne devait pas être plus forte que celle du hussard, de même que pour les chevaux qui les portent.» Les méthodes se succédèrent les unes aux autres, toutes basées sur l'étude du corps humain envisagé du seul point de vue animal. L'orientation de l'éducation physique moderne s'en trouva viciée tant au Nouveau-Monde où les mêmes tendances sévirent que dans l'Europe continentale. Seuls l'Angleterre et ses Dominions résistèrent à ce courant, plutôt par xénophobie d'ailleurs qu'en connaissance de cause.

Le Congrès de Psychologie sportive tenu à Lausanne en mai 1913 marqua la première tentative d'arrêt dans cette voie défectueuse. Par son programme posant une série de problèmes non encore étudiés, par la collaboration de personnalités telles que G. Ferrero ou Théodore Roosevelt, le Congrès de Lausanne jalonna un champ nouveau que, malgré les oppositions, il faudra bien se décider à défricher. Il n'en restera pas moins que l'animalisme scientifique, en pénétrant de façon si absolue la pédagogie sportive, a stérilisé son action et grandement retardé, sinon compromis, les résultats qu'on en pouvait attendre.

Les Jeux Olympiques et la concentration sportive
Le rétablissement des Jeux Olympiques a été solennellement proclamé à la Sorbonne à Paris, le 23 juin 1894, par le Congrès international universitaire et sportif convoqué à cet effet. Depuis lors les Jeux Olympiques ont eu lieu régulièrement dans l'ordre suivant: 1re Olympiade, Athènes 1896; — IIme Olympiade, Paris 1900; — IIIme Olympiade, Saint-Louis 1904; — IVme Olympiade, Londres 1908; — Vme Olympiade, Stockholm 1912; — VIme Olympiade, Berlin 1916 (non célébrée); — VIIme Olympiade, Anvers 1920; — VIIIme Olympiade, Paris, 1924; — IXme Olympiade, Amsterdam, 1928; — Xme Olympiade, Los Angeles, 1932. Le Comité International Olympique, rouage central et permanent du Néo-olympisme, qui a son siège à Lausanne, tient une séance plénière annuelle, chaque année dans une ville différente; il a en outre convoqué à diverses reprises des congrès techniques ou pédagogiques. L'un de ces congrès (celui de Paris en 1906), tenu au Foyer de la Comédie-Française a fixé le programme des concours d'art (architecture, littérature, musique, peinture et sculpture) dès lors annexés aux Jeux Olympiques.

Le rénovateur de l'olympisme s'est assez clairement expliqué sur le but et le caractère de son œuvre pour n'avoir pas à y revenir ici; ne peuvent se tromper à cet égard que ceux qui le veulent bien 48.

On considère généralement que les Jeux Olympiques ont eu pour principal résultat de créer l'internationalisme sportif. La chose n'est pas exacte en ce que les rencontres internationales se fussent multipliées de toute manière, bien que plus laborieusement, étant donné le besoin d'émulation résultant du progrès des sports. Mais le Néo-olympisme a surtout provoqué la concentration sportive en obligeant à travailler ensemble les adeptes d'exercices jusqu'alors étrangers et même hostiles les uns aux autres. Cette collaboration est en effet, en chaque pays, la condition du succès de la représentation nationale aux Jeux Olympiques.

Or, on imagine malaisément aujourd'hui ce qu'étaient, il y a quarante ans, la mentalité et les habitudes d'inimitié réciproque du petit monde sportif 49. A des préjugés de caste se superposait la méfiance technique issue de la conviction que la pratique d'un sport nuit à la perfection musculaire d'un autre; professeurs et élèves s'accordaient généralement sur ce point. En collaborant, on cessa de se dédaigner; peu à peu les diverses formes d'exercices se pénétrèrent pour le plus grand bien de chacune. Si la méfiance n'a pas encore complètement disparu, elle s'est atténuée au point de devenir inoffensive.

L'extension démocratique
Le sport antique écartait les esclaves; les sports modernes allaient-ils être uniquement pour les riches? Ce serait le cas tant que, pratiqués dans des établissements séparés les uns des autres et entièrement spécialisés, ils exigeraient non seulement des frais assez considérables de vêtements, de matériel, d'enseignement... mais aussi les loisirs nécessaires à la fréquentation desdits établissements.

Or toute une série de faits se sont produits qui ont aidé à la démocratisation sportive. Et d'abord le goût du plein air. Au lieu de vivre calfeutrés dans des locaux coûteux à aménager, à entretenir et à chauffer, bien des sports ont commencé d'émigrer au dehors; ils y gagnèrent de toutes manières. Puis la simplification du costume et l'accoutumance à travailler la peau nue ont permis à l'athlète de réduire, de ce chef, sa dépense 50. Un troisième agent et l'un des plus puissants, a été le foot-ball; on ne saura jamais assez de gré à ce jeu magnifique des progrès non seulement musculaires et moraux mais aussi sociaux dont on lui est redevable et qui seront reconnus un jour 51.

La campagne en faveur de la «gymnastique utilitaire» et des méthodes simplistes qui en sont la base 52 apporta également un renfort en ouvrant des perspectives nouvelles. L'institution en France du «Diplôme des Débrouillards» et plus tard de la «fiche Hébert» fit pendant à celle de l'insigne sportif suédois que chacun peut obtenir le droit de porter à la boutonnière en subissant avec succès les épreuves d'une sorte de Pentathlon ingénieusement combiné.

L'Angleterre a beaucoup fait pour l'extension démocratique du sport en créant les Boy-Scouts, dont le type s'est répandu aussitôt dans tous les pays: institution entourée au début de quelques puérilités mais qui s'est perfectionnée. Toutefois il ne faut pas oublier que le scoutisme avait été précédé en Angleterre par une autre institution moralement supérieure et qui eût gagné à être l'objet d'une pareille propagande, celle des camps scolaires établis et dirigés chaque année par des collégiens en faveur des petits primaires moins fortunés. Ces camps, magnifique école de solidarité, eussent dû se multiplier et pouvoir fonctionner de façon presque permanente 53.

Parmi les groupements qui contribuèrent à la démocratisation sportive, on doit citer ici les Sokols. Ils différaient de leurs voisins germaniques, les Turners, en ce que — poursuivant le même but: la grandeur de la patrie — ils n'étaient attachés à aucune formule gymnique exclusive et pratiquaient volontiers tous les sports 54.

De l'autre côté du monde, il faut citer aussi la vaste institution d'origine américaine inaugurée en 1911 et dont Manille fut le centre. Elle avait pour but de créer en Extrême-Orient une sorte de «Kindergarten de l'athlétisme» et organisa tous les deux ans à Manille, à Shanghaï, à Tokyo des «Far Eastern games» qui, patronnés par le Comité International Olympique, entraînèrent peu à peu la race jaune dans l'orbe de la civilisation sportive et groupèrent bientôt des milliers de jeunes gens.

Aux Etats-Unis, à côté des efforts déjà mentionnés des Y.M.C.A., ceux de la Playground Association qui cherche à créer partout des terrains de sport sont dignes d'attention. La façon dont s'est célébrée à New-York, les dernières années avant la guerre, la fête du 4 juillet ne l'est pas moins. Nulle fête nationale, dans le monde, n'est aussi fidèlement observée par tous que celle-là. Il en résultait, dans les grandes villes, du désordre et parfois des accidents. En 1910 on imagina de «décongestionner» New-York au moyen de l'athlétisme. Dans les dix-neuf parcs de la villes furent organisés des concours sportifs qui, la première année, groupèrent 7.000 jeunes gens et 200.000 spectateurs et, en 1912, 30.000 et 300.000 spectateurs.

Ainsi peu à peu se dessina le courant qui substituerait l'intérêt sportif de l'individu pris isolément à celui des groupements dont, à l'heure actuelle, il est encore en quelque sorte obligé de faire partie pour pouvoir s'adonner aux sports 55. Cela ne suppose pas seulement d'autres formules de règlements et de concours; il faudra à un état de choses futur des cadres renouvelés. Déjà des tâtonnements symptomatiques ont eu lieu; par exemple, les aménagements créés par A. Carnegie dans sa ville natale de Dumferline, en Écosse, ou bien le fameux Collège d'athlètes édifié à Reims par le marquis de Polignac. Les squares sportifs populaires de Chicago répondent-ils complètement aux besoins de la génération prochaine ou bien faudra-t-il aller plus en avant et faire revivre, en l'appropriant aux conditions modernes, le gymnase municipal de l'antiquité selon les vœux de l'Institut Olympique de Lausanne qui avait été fondé précisément en vue de préparer l'opinion à la nécessité de cette restauration?... L'avenir le dira.

Conclusions
Nous voici au terme de notre révision historique. Envisagée par rapport à ses devancières, la période moderne n'infirme aucun des enseignements de celles-ci. Nous voyons clairement que l'activité sportive n'est pas naturelle à l'homme, qu'elle constitue une contrainte féconde que celui-ci s'impose mais que ni sa seule réflexion ni sa seule volonté ne suffisent à établir. Il faut qu'y aident les circonstances matérielles, les besoins collectifs et l'inclination des esprits. Alors peuvent se créer, après de longs intervalles d'inertie, des courants puissants 56 qui ne seront pas nécessairement durables. Leur durée ne sera assurée que par l'à-propos avec lequel ils seront alimentés et entretenus et surtout par la sagesse avec laquelle on saura parfois les retenir et les refréner.

Les mêmes périls menacent toujours les sports; d'une part, l'opinion dont la faveur leur est indispensable risque de se lasser de les soutenir et de finir par se détourner d'eux; d'autre part, l'organisateur de spectacles tend à corrompre l'athlète pour mieux satisfaire le spectateur.

L'athlète moderne a, de par la civilisation trépidante au sein de laquelle il vit, deux ennemis qui lui sont plus redoutables qu'à ses prédécesseurs: la hâte et la foule. Qu'il se garde. Le sport moderne durera s'il sait être, du nom charmant que les Coréens donnaient jadis à leur pays: «l'empire du Matin calme».

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