Les problèmes des services de santé au Canada

Marc Lalonde

Le Canada a été l'un des premiers pays à tenir compte des divers déterminants de la santé dans ses lois mêmes et à se soucier du rendement des services de santé en s'appuyant sur des méthodes rigoureuses d'évaluation. Une entrevue réalisée par Jacques Dufresne.

«CRITÈRE. Illich, qui n'a pas l'habitude d'encenser les gouvernements, fait l'éloge de votre Livre Blanc sur la santé. Peut-on déduire qu'il y des affinités entre vos préoccupations et celles qui sont exposées dans Némésis Médicale?

Marc Lalonde. Jusqu'où vont mes affinités avec Illich? Nous avons fait notre travail parallèlement, en ignorant que nous travaillions sur le même sujet. Mais j'ai été frappé en lisant Némésis Médicale de voir que nous avions la même préoccupation générale, la même conception de la santé, abstraction faite de la médecine, qui n'est d'ailleurs qu'un élément parmi bien d'autres.

Mais Illich fait une charge excessive contre la médecine et les médecins. Concentrer tout le blâme sur les médecins, en faire les boucs émissaires de toutes les failles dans la politique de la santé, revient à confirmer l'espèce de pouvoir mythique qu'on leur attribue comme guérisseurs de tous les maux. C'est là qu'Illich et moi divergeons le plus.

Mon hypothèse de base est plus vaste; je pense que le problème de la santé en est un dont la responsabilité incombe à l'ensemble de la société, tout autant qu'aux médecins qui ne sont en somme que des agents, parmi d'autres, dans ce secteur. L'approche d'Illich repose sur une conception trop étroite de la santé. Au fond, on retrouve dans Némésis Médicale la même hypothèse que dans Société sans École, mais transposée dans le domaine de la santé.

CRITÈRE. Le rendement des services de santé au Canada est médiocre, du moins si on en juge d'après un article signé par A.L. Cochrane, paru dans Journal of Canadian Public Health, l'automne dernier. À quoi attribuez-vous ce phénomène?

M.L. Il y a chez Cochrane une erreur fondamentale dans son hypothèse de base. Son étude repose sur les données statistiques de l'économiste Maxwell. Or, il y a eu de nombreuses discussions sur la validité de certains chiffres proposés par Maxwell. Je ne suis pas en mesure de juger de la validité de ces données, de les contester ou de les confirmer. Mais là où je mets en doute l'hypothèse de Cochrane, c'est lorsqu'il fait des comparaisons brutes entre les pays, lorsqu'il analyse le rapport coût-bénéfice en se basant simplement sur des chiffres bruts, par exemple le nombre de lits d'hôpitaux/1000 habitants, les investissements dans le domaine hospitalier d'un pays à l'autre, etc.

C'est une analyse trop sommaire pour qu'on en tire des conclusions valables. Comment pouvez-vous comparer les investissements dans le domaine de la santé au Canada avec ceux de la Hollande ou de la Grande-Bretagne? Les aspects géographiques et démographiques de ces pays diffèrent complètement. Au Canada, 22 millions d'habitants sont répartis sur une étroite bande de territoire située sur un continent immense et des miettes de cette population sont éparpillées dans les Territoires du Nord-Ouest et en Arctique.

L'hypothèse la plus valable n'est pas de faire une comparaison horizontale à un moment donné, mais une comparaison verticale historique. À ce sujet, si on regarde ce qui s'est passé depuis une quinzaine d'années au Canada, on voit des manifestations tangibles d'un progrès remarquable: notre taux de mortalité infantile est maintenant meilleur que celui des USA et on a aussi réduit un certain nombre de maladies. Ce genre de comparaison historique est le seul qui permette de voir à l'intérieur d'un pays ou d'un système quel rendement réel on obtient des investissements dans le domaine de la santé. La comparaison brute entre deux pays n'est pas un mode d'approche satisfaisant; on ne peut faire de comparaisons valables qu'entre des pays qui ont de nombreux facteurs en commun.

CRITÈRE. Outre l'espérance de vie, quels sont les critères que vous retenez quand vous faites l'évaluation d'un système de santé?

M.L. Disons d'abord que la dernière enquête sur la santé au Canada remonte à 1951, ce qui rend toute recherche difficile à l'heure actuelle. Après la publication du Livre Blanc, nous avons décidé de faire une nouvelle étude sur la santé. Cette étude nationale, qui commencera d'ici un an ou deux, sera continue. Elle sera analogue à celle qui est faite aux USA depuis quelques années, où l'on peut constamment évaluer à chaque année l'évolution de la santé de la population. La longévité n'est qu'un facteur parmi d'autres. Nous voulons développer aussi des critères de morbidité, entreprise beaucoup plus difficile.

CRITÈRE. Entrevoyez-vous de tenir compte de facteurs comme, par exemple, la qualité de la vie?

M.L. On est loin d'avoir les instruments mathématiques nécessaires à ce genre d'analyse. Il faut compter encore une bonne décade avant d'arriver à ce type d'évaluation aussi subtile. Le Conseil Économique du Canada essaie de développer des indicateurs sociaux en plus des indicateurs économiques.

CRITÈRE. Dans votre Livre Blanc, les fréquentes allusions à l'alcool et au tabac ne constituent-elles pas une sorte de façade puritaine destinée à masquer les problèmes plus fondamentaux qui sont liés au déracinement, à ce qu'on appelle le "problème des supports sociaux"? J'ajouterai une autre question à celle-là. On dit qu'il n'y a pas de cancer du col de l'utérus chez les femmes vierges. La philosophie du Livre Blanc ne nous invite-t-elle pas à lancer une grande campagne en faveur de l'abstinence sexuelle chez les femmes?

Les plaisirs, à cause de la démesure naturelle à l'homme, n'ont-ils pas de tout temps été coûteux à tous les points de vue? Y compris au point de vue médical? Que penser à cet égard des duels pour lesquels on mobilisait toujours un ou deux médecins? Plutôt que de prêcher contre les plaisirs pour réduire les coûts de la santé, ne vaudrait-il pas mieux faire en sorte que les gens assument toutes les conséquences de leurs plaisirs, comme le faisaient ceux qui se battaient en duel?

Par exemple, celui qui a un accident en état d'ébriété paierait tous les frais de justice et de santé ...

M.L. Il y a effectivement dans le Livre Blanc des allusions au tabac et à l'alcool. Mais je vous renvoie à l'introduction où il est dit "que le relèvement du niveau de vie, les mesures importantes prises pour la protection de la santé publique et les progrès réalisés dans le domaine des sciences politiques ont contribué tout autant, sinon davantage, à améliorer l'état de santé des canadiens". Nous ne soutenons pas qu'il suffirait d'amener les citoyens à cesser de fumer ou de boire et à faire de l'exercice pour que le problème de la santé soit réglé! Notre document n'est pas un recueil d'exhortations morales. Si vous lisez les 74 propositions que nous avons énoncées, vous verrez qu'elles couvrent un champ extrêmement vaste. À ce propos, permettez-moi de vous citer un extrait d'une conférence que j'ai prononcée en novembre 1975 devant l'Institut de Médecine de Washington.
L'analyse contenue dans ce document repose sur le concept global de santé. Ce concept est constitué de quatre dimensions à savoir, le système de distribution des soins, le style de vie, l'environnement et la biologie humaine.

On a vu précédemment que par rapport à la première des quatre dimensions de ce concept global de la santé, à savoir le système de distribution des soins, le Canada a fait un effort considérable au cours des quinze dernières années.

Effectivement,, l'analyse des données épidémiologiques qui est faite dans ce Livre vert, montre bien que ce n'est pas à des faiblesses du système de soins que l'on peut dorénavant relier la morbidité et la mortalité au Canada, mais bien plutôt aux habitudes de vie que nous avons développées et à l'environnement physique et social que nous avons créé. Je pense ici, par exemple, à nos habitudes alimentaires, à la consommation excessive d'alcool, à l'usage de la cigarette, au manque d'exercice, à l'usage imprudent que nous faisons de l'automobile, à l'environnement urbain, au milieu de travail, etc.

Le fait que ces facteurs sont maintenant devenus les facteurs dominants dans l'explication de la nature et du niveau actuel de mortalité et de morbidité au Canada constitue la constatation de base du document de travail. C'est sur cette constatation que s'appuie la volonté du gouvernement du Canada de développer maintenant une politique de promotion de la santé, axée sur l'amélioration de nos habitudes de vie et de l'environnement.
Ainsi, ce qui est impliqué dans ces propositions ou recommandations du Livre Blanc ressemble davantage à une "révolution culturelle qu'à une réforme administrative". Nous y faisons appel à certaines des grandes vertus traditionnelles qui ont fait notre société et qui, comme le dit Cassel, ont été remises en question par l'urbanisation et l'anonymat qui en découle.

Vous me demandez si ces appels aux changements d'habitudes de vie ne servent pas à masquer des problèmes plus profonds liés aux problèmes des supports sociaux. Les supports sociaux comme tels ne résoudront pas nécessairement les problèmes qui relèvent de nos habitudes de vie.

Si on ne s'attaque pas aux autres phénomènes: frustration, tension, aliénation, particuliers à la vie urbaine, on risque de ne pas s'attaquer aux causes fondamentales. D'autre part, soutenir qu'il n'y a rien à faire tant qu'on n'aura pas touché à ces phénomènes, c'est également passer à côté de la question.

Même quand on aura un revenu garanti élevé, même quand on aura des supports sociaux adéquats dans les villes, qui peut dire que les gens ne continueront pas à boire et à fumer? Dans les pays socialement avancés, comme la Suède et l'URSS, le problème de l'alcoolisme est considérable. Il y a des facteurs de morbidité qui ne sont pas éliminés par la seule modification des supports sociaux. Après tout, on buvait aussi à la campagne...

CRITÈRE. Dans certaines entreprises privées, il y a un taux très élevé de déplacement des employés. Les recommandations du Livre Blanc pourraient-elles influencer l'incidence des déplacements dans les entreprises qui relèvent de l'État?

M.L. Ce principe a été remis en question par le gouvernement, il y a déjà une quinzaine d'années. Les politiques de développement régional, mises en place plus ou moins efficacement depuis dix ans, visent à empêcher le déplacement des travailleurs. On a tendance maintenant à déplacer la demande, c'est-à-dire à créer des sources d'emplois sur les lieux mêmes où ils sont nécessaires pour éviter les déplacements massifs de la population.

Cette conception s'est imposée bien avant le Livre Blanc, bien avant les préoccupations concernant les effets du déracinement sur la santé, dans un contexte plus vaste, économique, démographique et social visant à s'opposer aux concentrations de population dans les métropoles les plus importantes du Canada.

CRITÈRE. Vous nous proposez de modifier les priorités de la recherche médicale de telle sorte que l'accent soit mis sur des sujets tels que la biologie humaine, l'environnement, les habitudes de vie et l'organisation des soins, Qu'est-ce qui a été fait en ce sens depuis la publication du Livre Blanc? Vous parlez fréquemment d'une conception globale de la santé. S'il s'avérait, à la suite d'une étude objective, que la méditation transcendantale fait plus que l'appareil médical pour la santé des gens, recommanderiez-vous qu'on ferme des hôpitaux pour ouvrir des lieux de recueillement exotiques?

M.L. Le Canada a peut-être été le pays qui, au cours des dernières années, a fait le plus grand effort pour coordonner les priorités appropriées à la recherche. Il y a eu une collaboration étroite entre mon ministère et le Conseil de la Recherche Médicale - qui est un organisme fédéral mais autonome. Le CRM a tenu compte des objectifs fixés par le Livre Blanc et les priorités ont été déterminées à la suite de discussions poussées avec mes fonctionnaires. Mon ministère accorde aussi des subventions pour la recherche. Nous avons publié un manuel à l'intention des chercheurs, où nous indiquons les priorités découlant des recommandations du Livre Blanc. Les bourses sont accordées à ceux qui présentent des projets reliés à ces priorités.

Les problèmes d'environnement relèvent du Ministère de l'Environnement. Mais une division de notre ministère - celle de la Protection de la Santé - est responsable des drogues et aliments et travaille étroitement avec le Ministère de l'Environnement. Travail important, car il y a eu au cours des cinq dernières années une extension considérable de la réglementation sur les drogues et aliments.

Quant à la recherche concernant la distribution des soins, nous sommes actuellement en négociation avec les provinces. Ces négociations ont pour but de donner plus d'efficacité à nos investissements dans le domaine de la santé en permettant aux provinces de continuer à recevoir une contribution du gouvernement fédéral pour les hôpitaux, mais aussi d'étendre cette contribution à des services de soins intermédiaires qui sont moins coûteux, en échange d'une plus grande efficacité dans l'utilisation des soins hospitaliers.

CRITÈRE. Comment mesurez-vous l'efficacité? Y a-t-il des méthodes objectives d'analyse?

M.L. L'Organisation Mondiale de la Santé a prévu que la relation optimale médecin/population devrait être de 1/650 habitants. C'est un rapport arbitraire: entre 1/200 ou 1/1000, on a choisi 1/650, ce qui devrait être suffisant pour répondre aux besoins d'une population. Au Canada, nous avons le rapport 1/600. Il nous reste à résoudre le problème de la répartition géographique des médecins et des services spécialisés. D'où la restriction de l'immigration des médecins qui, à toutes fins pratiques, est arrêtée. Toute expansion de la profession médicale ne sera assurée maintenant que par les diplômés de nos facultés de médecine. Les seuls médecins étrangers admis seront ceux dont la spécialité comble une lacune ou ceux qui accepteront de pratiquer dans des régions mal desservies.

Dans le domaine hospitalier, des études ont démontré que nous avons suffisamment de lits au Canada. Une moyenne appropriée serait de 4 ou 5/1000 habitants. Certaines provinces ont jusqu'à 9 lits/1000 habitants. Cette moyenne est excessive et reconnue comme telle par ces provinces. Or, si on considère qu'un lit d'hôpital peut coûter jusqu'à $125 ou $130 par jour et que par contre un lit dans une résidence pour personnes âgées ou pour malades chroniques ne coûte que $25 ou $50, on voit qu'il faut développer des centres de soins intermédiaires, soins à domicile, résidences pour personnes âgées, etc., afin de réduire progressivement le nombre de lits d'hôpitaux. Pour ce faire, on a établi un plan quinquennal avec les provinces pour réduire de façon appréciable le coût des soins hospitaliers en utilisant les moyens dont je viens de parler.

CRITÈRE. Les procès faits aux médecins et aux hôpitaux ont pris les dimensions d'un fléau aux USA. Existe-t-il des indices montrant que nous allons imiter nos voisins en ce domaine comme en tant d'autres? Est-ce qu'au contraire nos lois sont telles qu'elles pourront nous permettre d'éviter de gaspiller de l'argent chez les avocats après en avoir dépensé chez les médecins?

M.L. Cette question a été soulevée à la dernière conférence fédérale-provinciale des ministres de la santé. Elle nous préoccupe et nous en suivons l'évolution avec beaucoup d'attention. Il faut se rappeler deux facteurs: premièrement, aux USA, dans tous les cas de poursuites en dommages, les dommages attribués ont toujours été beaucoup plus élevés qu'au Canada, qu'il s'agisse d'accidents d'auto, de fautes professionnelles, de libelles diffamatoires, etc. Deuxièmement, aux USA, la loi permet aux avocats de travailler à commission. Ce qui fait qu'ils sont à la recherche de causes pour lesquelles ils ne réclament aucun frais, s'ils les perdent, mais sur lesquelles ils prélèvent un certain pourcentage de commission s'ils les gagnent. Le résultat est l'apparition de véritables requins du métier qui réclament des dommages très élevés.

Au Canada, dans plusieurs provinces, cette pratique est interdite. Mais ce n'est pas sans inquiétude que j'ai vu certaines provinces envisager de mettre en application cette forme de pratique du droit. Nous suivons donc cette situation de très près. Ni moi, ni aucun de mes collègues ne sommes disposés à accepter une évolution de la situation analogue à celle des USA. S'il le faut, nous interviendrons sur le plan législatif pour empêcher que cette pratique s'applique ici. En fin de compte, c'est le contribuable américain qui fait les frais de cette situation ridicule.

CRITÈRE. Dupuy, Pradal, Cochrane, Illich, Levinson et beaucoup d'autres chercheurs sérieux affirment qu'un très fort pourcentage de médicaments sont ou bien inefficaces, ou bien dangereux et souvent les deux à la fois. Étant donné l'importance des médicaments dans nos vies et dans nos économies, comment se fait-il qu'aucune action dramatique et décisive n'ait été prise? Comment, par exemple, tolère-t-on certaines annonces de médicaments à la TV d'État, en particulier celle où une toute jeune fille écrit à sa grand-mère pour la remercier de lui avoir conseillé un somnifère qui lui assure maintenant des nuits paisibles?

M.L. C'est une affirmation qui fait une bonne manchette de journaux mais qui est trompeuse. Tous les médicaments sont dangereux si vous les prenez comme vous prenez trois repas par jour! Ils sont destinés à agir sur un certain état de morbidité. Et tous ceux qui sont efficaces ont de bons et de mauvais effets, c'est pour cela qu'une posologie spécifique est prescrite.

CRITÈRE. Des chercheurs soutiennent que, pour que les progrès en pharmacologie aient un sens, ils doivent être accompagnés d'une individualisation de la posologie et, donc d'une personnalisation de l'acte médical. Au Montreal General Hospital, en individualisant l'administration de la digitale, on a réduit considérablement le taux d'intoxication et, par conséquent, de mortalité. Or la médecine est, semble-t-il, de moins en moins personnalisée à cause de multiples facteurs bien connus. Peut-on former les médecins de façon à ce qu'ils assurent des services de plus en plus personnalisés?

M.L. Je vous réponds par une question. À quel prix? Les médecins américains, pour se protéger des poursuites légales toujours possibles, font, avant de prendre la décision d'opérer, une série de tests très détaillés, qui coûtent des milliers de dollars. Le résultat, c'est que la médecine devient extrêmement coûteuse. Il faudrait étudier le cas que vous me soumettez pour voir ce qu'il signifie en termes d'investissements.

Pour ce qui est de la formation des médecins, nous avons cherché à accroître les informations disponibles. Il existe un programme de recherche et d'information à Ottawa, le programme QUAD (Quality Assesment of Drugs), destiné à renseigner les médecins sur les médicaments qu'ils prescrivent: sur leur efficacité et sur leurs équivalences. La loi sur les médicaments brevetés a été abrogée. Le résultat: il y a une quinzaine d'années, il y avait 6000 médicaments brevetés. L'an dernier, au moment où la loi a été amendée, il y en avait 1800. Nous n'avons breveté que 200 médicaments en vertu des nouvelles dispositions législatives. Lorsque le processus sera complété, il restera 500 médicaments brevetés. Nous avons donc éliminé une grande quantité de médicaments inutiles.

CRITÈRE. Au sujet des médicaments, on me dit que très peu de médecins lisent les publications régulières sur l'interaction médicamenteuse par exemple. Compte tenu du statut dont ils jouissent, ne pourrait-on pas exiger d'eux une formation permanente?

M.L. Le corps médical est de tous les corps professionnels celui qui a toujours attaché le plus d'importance à la formation de ses membres. Voir les multiples congrès scientifiques, les séminaires qu'ils organisent. Cela dit, il n'est pas réaliste de croire que les médecins peuvent lire la multitude de publications scientifiques qui inondent le marché tous les jours ou toutes les semaines. Le rôle de mon ministère, c'est justement d'essayer de condenser le plus possible ces publications, d'en faire des résumés fiables et de les rendre faciles d'accès aux médecins, afin de leur éviter de se perdre dans le fouillis d'essais et d'études de toutes sortes.

CRITÈRE. Faut-il voir un lien entre votre politique de la santé et les récentes déclarations du Premier Ministre, monsieur Trudeau, concernant les limites du libéralisme, tel du moins qu'il est pratiqué ici? Vous dites en substance: les problèmes de santé ne viennent plus des microbes, mais de l'usage que nous faisons de notre liberté. Vous proposez en fait, sinon de prohiber l'alcool, le tabac et la vitesse, du moins de conditionner les gens de sorte qu'ils soient plus tempérants. Les libéraux de l'avenir seront-ils les pères du peuple, les éducateurs et les tuteurs de ceux qui auront la sagesse de les élire?

M.L. Oui, il y a un lien très étroit. Je citerai encore ce discours de Washington où il y a un passage qui rend bien compte de ma pensée à ce sujet.
La première manière (de lutter contre la maladie) est celle qui est directe. Elle s'adresse aux personnes elles-mêmes et consiste à essayer de modifier certains comportements ou certaines habitudes de vie. La seconde manière est indirecte et passe par les autres systèmes auxquels les personnes sont intégrées ou qui exercent une influence sur elles. Ces autres systèmes, notamment le lieu de travail, l'environnement urbain, l'éducation, les transports, ne sont pas directement assujettis au système de santé, mais ils seraient amenés à tenir compte de la dimension santé dans les décisions touchant leur réglementation, leur administration ou leur législation.
On voit donc l'ampleur et la complexité du problème auquel nous comptons nous attaquer. Quand on parle de style de vie à modifier, ce sont les valeurs et la culture qu'en définitive on rejoint. Quand on parle d'influencer les systèmes autres que le système de santé, à savoir, les autres institutions gouvernementales ou privées qui contrôlent l'environnement, c'est alors toute l'organisation sociale qui est touchée.

Nous avons vécu, au Québec particulièrement, dans une société hiérarchisée où les contrôles sociaux étaient considérables: État relativement faible, mais famille et Église fortes, morale collective et individuelle très ancrée dans la population. Nous traversons la crise que traversent à l'heure actuelle toutes les démocraties libérales. Avec l'évolution qu'on sait, la famille a été très profondément remise en question et l'Église ne joue plus le rôle de contrôleur social qu'elle a joué dans le passé. L'urbanisation et l'industrialisation ont amené d'autres systèmes qui contrôlent maintenant la population. D'où le phénomène d'aliénation qu'on constate non seulement dans le domaine de la santé mais aussi dans celui des loisirs. On ne voyage plus, par exemple, on est pris en charge, on est transporté du moment du départ à celui du retour sans même avoir à décider de sa nourriture, de son logement, des sites à visiter, etc.

De même, on a développé une conception mécaniste de la médecine ou de la santé. Je puis me saouler à mourir, il se trouvera quelqu'un pour me ramasser, me conduire à l'hôpital où je recevrai les traitements appropriés. Une fois la "tuyauterie" réparée, rien ne m'empêchera de récidiver. Nous concevons la médecine comme une entreprise de plomberie générale et notre corps comme un système de tuyaux qu'on peut remplacer à volonté en cas de bris! Cette conception de la santé est très ancrée chez tous.

Quel sera le principe directeur de la morale collective ou individuelle? Qui va donner les grandes orientations? Prenons l'exemple de la Chine ou de Cuba: en raison de leur philosophie politique, l'État est devenu le principe directeur de la morale individuelle et collective. Sur le plan des libertés individuelles, c'est terrible et je suis le dernier à promouvoir une approche semblable. Mais le fait est qu'en Chine, par exemple, il n'y a plus de mouches. L'État a décrété qu'elles étaient porteuses de germes et qu'il fallait les tuer. Et tous les Chinois s'y sont mis. À Cuba, lors de la révolution, la moitié des médecins ont quitté le pays. Quinze ans plus tard, Cuba a le niveau de santé le plus élevé d'Amérique du Sud. Il y a une forte baisse de la tuberculose et la malaria est disparue; on a créé des services de santé gratuits pour toute la population. L'État va créer un homme nouveau. Il va peut-être le créer par rapport à ce qu'était le Cubain d'avant 1960. Les moyens utilisés me répugnent cependant, en tant que démocrate libéral.

CRITÈRE. Mais justement, comment concilier l'esprit de Tocqueville avec le nouveau rôle attribué à l'État, comment obtenir des performances analogues à celles de la Chine au de Cuba sans être ni la Chine ni Cuba?

M.L. C'est un problème non résolu dans les démocraties libérales. Personnellement, je n'ai pas de solution complète à proposer. Je vous renvoie toutefois au problème du "marketing" social dont je parle dans le Livre Blanc. Ce problème se pose de la façon suivante: si on admet l'hypothèse que le commerçant peut faire du "marketing" social autant qu'il le veut par la publicité et, par le fait même, influencer la conduite individuelle ou collective, ne peut-on pas admettre que l'État a aussi le droit d'orienter les comportements sociaux? Il s'agit alors de bien identifier son action, que les partis politiques et le public en soient conscients.

Je trouve ridicule le point de vue de certains journalistes qui dénient au chef d'État le droit de faire appel à des changements de conduite individuelle et collective. Je pense que c'est bien mal lire la situation sociale et politique actuelle. Les chefs d'État vont avoir à jouer ce rôle de plus en plus dans les démocraties libérales à cause de la dissolution des traditions dont j'ai parlé au début. Si nos sociétés ne sont pas capables d'accepter un certain dirigisme de la part du secteur politique, où irons-nous? Vers l'anarchie, puisque les autres supports sociaux, famille, Église, grands corps professionnels, ont disparu.

On ne semble pas se rendre suffisamment compte de cette modification profonde de notre société. Il n'est pas question que le gouvernement s'oriente vers un dirigisme étatique comme celui de la Chine ou de Cuba. Le défi qui se pose aux démocraties libérales, c'est d'arriver à atteindre le même objectif de réforme de nos habitudes, à l'intérieur de formules démocratiques, c'est-à-dire en faisant appel aux responsabilités individuelles. C'est un retour aux valeurs traditionnelles qui est proposé, comme je le disais. Je ne suis pas en faveur d'une intervention absolue de l'État. Mais, dans le domaine du "marketing" social, l'État va être appelé à jouer un rôle plus marquant que dans le passé.»

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