Richardson et la naissance du roman anglais

Jacques Demogeot
Le roman véritable était né presque en même temps que la revue périodique. Ses destinées ne furent pas moins glorieuses. Cette épopée d'une époque bourgeoise commença, comme l'épopée héroïque, par se confondre avec l'Histoire. Le caractère général des nombreuses fictions de Daniel de Foe, c'est la vérité apparente des faits. L'auteur était avant tout un calviniste zélé, un dissenter, qui, après avoir employé vingt ans de sa vie à prêcher à l'Angleterre sa rigide doctrine, en passa vingt autres à l'étayer par de pieux mensonges. Tantôt il publia la Narration véritable de l'apparition d'une certaine Mme Veal, qui se montra le lendemain de sa mort à Mme Bargrave de Cantorbéry, le 8 septembre 1705; laquelle apparition recommande la lecture du livre de Drelincourt sur les consolations à l'heure de la mort. Ce récit est attribué à «un juge de paix de Maidstone, comté de Kent, homme très intelligent, et attesté par une dame très prudente et très intelligente, demeurant à Cantorbéry, à quelques portes de la maison de Mme Bargrave ». Tantôt ce sont les Mémoires d'un Cavalier, partisan de Charles 1er, supposés par de Foe avec tant de vraisemblance, que Chatam et toute son époque les ont regardés comme authentiques; ou bien encore les Mémoires autographe de Dickory Cronke, sourd et muet, sans rapport avec les hommes, et relégué dans une solitude du comté de Cornouailles, qui a deviné la religion chrétienne, le calvinisme, et la secte des dissenters. Ces mémoires étaient «ornés d'épitaphes, prophéties, généalogies, de gravures représentant l'ermitage, et d'autographes».

L'auteur indiquait ses autorités, invoquait des témoignages, allait même jusqu'à donner des adresses: rien ne manquait pour produire l'illusion. Son style était le plus heureux et le plus inimitable de tous ses mensonges. Exactitude, menus détails, redites, vulgarités, rien n'est épargné pour donner au récit l'apparence de la bonne foi la plus complète. On croit entendre la déposition naïve d'un témoin inhabile, qui se garde bien de choisir, de peur de rien omettre. Le roman, pour se glisser dans cette.austère société calviniste, qui regarde encore toute fiction comme un emploi frivole de l'esprit, est contraint de revêtir les allures de la plus pure vérité.


Tel est aussi le caractère de l'ouvrage le plus célèbre de Foe, les Aventures de Robinson Crusoé (1719). Jamais roman ne fut moins roman. Tout parait vrai; incidents, conversations, personnages: rien n'est fardé, rien ne joue faux, c'est un trompe-l'œil parfait
1. Cette vérité du style, cette simplicité d'une narration où vous ne rencontrez pas un ornement, pas une description, pas une métaphore brillante, contribua puissamment à la popularité du livre. Ce fut un journal de voyage, qui devint la lecture privilégiée d'un peuple de matelots et de voyageurs; tandis que la grandeur philosophique de la pensée, l'heureuse idée de placer l'homme seul dans la création, face à face avec Dieu, et ramené à la vertu par la solitude, dut exercer une séduction poétique sur tous les esprits. C'était déjà en germe la théorie de J. J. Rousseau: c'étaient les aspirations du dix-huitième siècle, corrompu et blasé, vers l'éternelle jeunesse de la nature 2.

Ce ne fut que vingt ans plus tard que le roman anglais osa s'avouer enfin lui-même comme une fiction destinée à plaire et à instruire. Richardson l'inaugura par trois ouvrages, dont le second est un chef-d'oeuvre, Paméla, Clarisse Harlowe et Grandisson. Jamais la physionomie d'une société ne s'était empreinte plus profondément dans les oeuvres de l'imagination. Richardson est l'Homère de la vie privée, le peintre délicat et minutieux des moeurs, des événements et des passions de la classe moyenne. Il reproduit admirablement l'esprit de puritanisme mitigé qui dominait alors en Angleterre. Ce n'est plus, sans doute, le fier et rude fanatisme des Pym et des Harrisson il n'en est resté qu'une nuance générale de pruderie grave , une teinte d'ascétisme domestique. On reconnaît cette bourgeoisie moitié commerçante, moitié dévote, qui a fermé, depuis cent cinquante années, la masse active et triomphante de la société anglaise 3.

Cette couleur, en quelque sorte historique et locale, n'est qu'un mérite secondaire dans les romans de Richardson: sa véritable gloire, ce qui assure la durée de ses œuvres, c'est la conformité de ses créations aux traits immortels de la nature morale. Comme Shakspeare, quoique avec moins de largeur, il sait se transformer dans les personnages qu'il invente: il vit avec eux et en eux, et nous contraint à partager son illusion. Il est vrai que ce n'est pas comme ce grand poète, par des traits rapides et impérieux qu'il subjugue notre imagination; il l'enlace peu à peu par mille nœuds inaperçus, mais indissolubles, dans tous les fils de sa longue trame. Paméla, Clarisse, Clémentine, Henriette Byron, deviennent pour nous des connaissances intimes, des amis. Puis quand l'écrivain s'est rendu maître de notre âme, avec quelle puissance il l'agite, la tour monte et quelquefois la déchire! Le talent de Richardson. dans ses scènes les plus tragiques, dit Walter Scott, n'a jamais été et probablement ne sera jamais surpassé.

Une circonstance, nous n'osons dire un défaut, enlève aujourd'hui à Richardson un grand nombre de lecteurs c'est la longueur prodigieuse de ses ouvrages. «Il est cruel, pour un homme aussi vif que je le suis, disait Voltaire, de lire neuf volumes entiers, dans lesquels on ne trouve rien du tout, et qui servent seulement à faire voir que mademoiselle Clarisse aime un débauché nommé monsieur de Lovelace. Quand tous ces gens-là seraient mes parents et mes amis, je ne pourrais m'intéresser à eux.» Cette longueur est une condition nécessaire du genre de Richardson. L'auteur n'est pas un peintre d'histoire dessinant à grands traits d'héroïques figures: c'est un portraitiste exact et fin qui poursuit dans tous leurs détails de mobiles physionomies, qui les fait poser sous tous les jours et sous toutes les attitudes, qui analyse et exprime fidèlement les nuances les plus légères. La forme épistolaire qu'il avait adoptée lui en faisait elle-même une loi. Chaque lettre étant écrite par un personnage intéressé, et au moment mène où vient de se passer l'incident qu'elle raconte, la romancier ne peut rien généraliser, rien présenter par masse. Son récit est une description faite à la loupe, où tout est vrai, mais long.


Notes
1. Voyez la belle étude sur Daniel de Foe dans Le dix-huitième siècle en Angleterre de M. Philarète Chasles. (
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2. Il est probable que l'idée première des Aventures de Robinson fut suggérée à de Foe par un passage du Voyage autour du Monde de Woudes Rogers, qui raconte l'histoire réelle d'un matelot nommé Selcraig ou Selkirk; relégué pendant plus de quatre ans dans l'île déserte de Juan Fermandez. M. Ph. Chasles pense que de Foe connut personnellement Selkirk à Bristol. (
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3. Voyez Ph. Chasles, Études sur le dix- huitième siècle en Angleterre: Fielding et Richardson. (
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