Un dimanche à la piscine de Kigali

Hélène Laberge
À propos de Un dimanche à Kigali, de Gil Courtemanche, Les éditions du Boréal, Montréal, 2000.
«Les morts qu'on cache se transforment en fantômes qui viennent nous hanter.

Comment parler autrement qu'avec les codes ei l'objectivité qui étouffent et trahissent la réalité?

Quand le soleil descend sur Kigali, on ne peut que se réjouir de la beauté du monde. De grands vols d'oiseaux font de délicates broderies dans le ciel. Le vent est doux et frais. Les rues se transforment en longs rubans de couleurs vives qui glissent paresseusement, formés de milliers de fourmis qui partent du centre-ville et grimpent lentement sur leur colline. De partout montent les fumées des braseros. Chaque volute qui se dessine dans le ciel parle d'une petite maison. Des milliers d'enfants rieurs courent dans les rues terreuses, poussent des ballons crevés et roulent de vieux pneus. Quand le soleil descend sur Kigali, qu'on est assis sur une des collines qui entourent la ville et qu'on possède un restant d'âme, on ne peut faire autrement que de se taire et de contempler.» Gil Courtemanche

Un livre vrai, un livre réel est un livre qu'on peut lire à plusieurs niveaux: celui de Courtemanche, et les médias l'ont souligné à l'envi, offre sous la forme du roman une remarquable rétrospective de la tragédie rwandaise. Mais c'est là le premier niveau de lecture. Ce que l'auteur a voulu désespérément nous dire, c'est que chaque mort est la mort d'une personne qui pourrait, qui aurait pu être lui, être nous. Le nombre virtualise la réalité. Huit cent mille Rwandais sont morts, titrent les journaux. Et nous allons vite lire les petites annonces! Comme si mourir collectivement, c'était moins mourir...

Et pourtant, chacun de ces 800 mille morts avait son sourire propre, ses gestes et son allure bien à lui, était relié à sa femme, à ses enfants, à ses amours, à ses amis, à sa façon à lui, si semblable à notre façon à nous. Mais nous sommes limités, il nous manque l'ampleur affective nécessaire pour réagir à toutes ces morts à la fois. C'est pourquoi les Homère écrivent l'Illiade. L'épopée, par sa poésie qui est une représentation du tragique, atteint notre coeur et notre âme. Et la compassion que nous éprouvons pour Patrocle, pour Hector son ennemi et assassin, pour Achille qui, tout en vengeant son ami, respecte les rites funéraires au point de rendre le corps d'Hector à son père Priam, cette compassion, Courtemanche la fait naître en nous pour Méthode, pour Cyprien et de façon souveraine, pour Gentille en qui s'incarnent tous les malheurs (et tous les bonheurs) de la condition féminine.

Cette femme que son amant, Valcourt, a follement aimée, il a besoin de connaître si elle est morte, "car alors sa disparition se confondrait avec cent mille autres morts, comme une goutte d'eau dans une mer de drames sans noms et sans visages. Gentille méritait d'exister jusque dans sa mort, et Valcourt savait qu'il ne pourrait vivre s'il ne parvenait pas à écrire la mort de Gentille." Ne voulant pas dévoiler ce qu'il advint de Gentille, je dirai simplement qu'il y a pire chose que la mort...

L'auteur, qui est un journaliste indépendant, a donc d'abord et avant tout voulu tirer quelques êtres des fosses de l'oubli et, à travers eux redonner à notre sensibilité le frémissement humain que les images de la télévision stérilisent. Ce que nous dévoile Un dimanche à la piscine de Kigali serait intolérable si le livre n'avait pas la résonance d'une épopée. En osant montrer et dire, comme il le fait en entrevue, que la violence est dans la nature humaine, l'auteur nous empêche de sombrer dans la pharisaïque assurance de notre supériorité. Même lorsqu'il décrit crûment les moeurs sexuelles des Blancs, aussi bien que des Noirs, à aucun moment on n'a l'impression du pornographique - ce viol de l'imaginaire par des images insoutenables. Insoutenables, les descriptions de Courtemanche le sont pourtant. Mais ce qui est montré ici, ce ne sont pas des images, mais des réalités vues et ressenties jusqu'au vomissement d'horreur. Le regard de Courtemanche est aussi un regard qui transperce le réel. Comme disait Cyprien à son ami Valcourt: "Nous sentons dans tes yeux ce que tu vois dans ta tête."

L'érotisme puissant, omniprésent qu'il montre et que la menace du SIDA semble décupler, est la réponse instinctive des résidents du Rwanda à l'invasion sournoise et inéluctable de la mort. Dans ce pays condamné à disparaître, comme le croient les Rwandais les plus lucides, "que ce soit la machette ou la queue infectée qui fasse le travail, quelle différence?" Et pourtant, est-ce le désespoir qui inspire à Cyprien les propos suivants, ou ce furieux appétit de vivre par lequel les humains ont toujours, dans les grandes épidémies de peste ou de choléra des temps passés, défié la mort?

"Tu vois des morts, des squelettes, et en plus tu voudrais que nous parlions comme des mourants. Je le ferai quelques secondes avant de mourir, mais jusque-là, moi, je vis, je baise, je ris. C'est toi qui parle comme un mourant, comme si chaque phrase était la dernière... (Laisse-nous) tranquillement mourir en vie. Voilà, mon ami, ce que je voulais te dire depuis longtemps."

Et sur le sujet inépuisable de nos attitudes culturelles devant la mort "Cyprien avait repris son monologue. Valcourt, disait-il, voulait lui apprendre à vivre en attendant la mort. Lui, il voulait enseigner au Blanc comment on ne pouvait vivre que si on savait qu'on allait mourir. Ici, on meurt parce que c'est normal de mourir. Vivre longtemps ne l'est pas. Chez vous, on meurt par accident, parce que la vie n'a pas été généreuse et qu'elle se retire comme une femme infidèle. Vous pensez que nous respectons moins la valeur de la vie que vous. Alors, dis-moi, Valcourt, pourquoi, pauvres et démunis que nous sommes, recueillons-nous les orphelins de nos cousins, pourquoi nos vieux meurent-ils entourés de tous leurs enfants? Je te le dis en toute humilité, vous discutez comme de grands savants de la vie et de la mort. Nous, nous parlons des vivants et des mourants." Mais comment peut-on vivre alors sous les machettes dont on a la certitude qu'elles vont bientôt s'abattre sur tout un peuple, sur soi-même peut-être? "Ce que Valcourt ressentait, c'était le souffle enveloppant de l'ordre de la vie qui a remplacé le sacré (expression employée par Havel devant l'Assemblée générale des Nations unies). Malgré tous les signes qui s'accumulaient, malgré l'affirmation du sergent qui confirmait ses pires hypothèses, il ne parvenait pas à désespérer totalement. Nulle mort, nul massacre ne l'avait jamais désespéré de l'homme. Du napalm au Vietnam, il était sorti brûlé, de l'holocauste cambodgien, muet, et de la famine éthiopienne, cassé, épuisé, le dos voûté. Mais au nom de quelque chose qu'il ne parvenait pas à définir et qu'il pourrait bien appeler lui aussi l'ordre de la vie, il fallait continuer. Et continuer, c'était regarder devant soi, puis marcher, marcher."

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Collectif

Ce texte, écrit à la fin des événements tragiques de 1994 au Rwanda, est l'oeuvre d'un collectif constitué de personnes qui, vivant sous la menac

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