Séparation ou fréquentation

Jacques Dufresne

Réduire le déficit, mais comment? Imposer des limites, mais où? Nos concurrents ont fait un choix. Il nous faut au Canada en faire un à notre tour, au risque de soumettre à une lourde épreuve un pays dont l'unité politique semble tenir à des non-sens économiques. Sans tarder. Au rythme où baisse le dollar, tarder c'est faire un choix forcé. En ce qui nous concerne au Québec, c'est choisir de faire monter la facture mensuelle d'électricité. Il n'est pas nécessaire d'être docteur en économie pour le comprendre.

Les critères fondamentaux sont aussi très simples. Si on ne veut pas s'y arrêter, c'est moins par incapacité de comprendre que par crainte de ce à quoi comprendre engage.

Voici, à titre d'exemple, une des nombreuses pistes de réflexion sur lesquelles tout citoyen doué de bon sens peut s'engager.

Les services rendus par l'État peuvent se ramener à deux grandes fonctions: préparer ou réparer. L'éducateur prépare, le médecin répare. On tient déjà là une bonne moitié des dépenses publiques. La fonction de réparation est-elle plus importante que la fonction de préparation?

Dans les sociétés animales, qui ont servi de modèle aux théoriciens du darwinisme social, la question ne se pose pas vraiment. Grâce à son instinct, l'animal devient vite autonome et en cas d'accident ou de maladie, on sait de quelle façon il est généralement abandonné par ses semblables, si ce même instinct ne l'aide pas à guérir.

Préparation et réparation sont des fonctions proprement humaines. Mais laquelle est la plus importante? Il faut sans doute souhaiter l'équilibre entre les deux; mais en cas de déséquilibre? Ne peut-on pas faire l'hypothèse que le déséquilibre en faveur de la préparation est le signe d'une culture en expansion tandis que le déséquilibre en faveur de la réparation est un symptôme de décadence?

L'exemple de Rome est ici très instructif. Jusqu'au deuxième siècle avant Jésus-Christ, il n'y avait pas encore de médecins dans cette cité où l'éducation, militaire notamment, avait déjà la plus grande importance. Quand un premier médecin grec est venu offrir ses services à la haute société romaine, Caton l'ancien, le philosophe conservateur de l'époque, a vu là un danger public, un facteur inquiétant de ramollissement des moeurs et donc de décadence. Et il a réussi à faire expulser le médecin en question.

Quelques siècles plus tard, au moment où la décadence devenait irréversible, la médecine fleurira au point que son plus illustre représentant, Galien, deviendra l'ami des empereurs. Dans les Mémoires d'Hadrien Marguerite Yourcenar a merveilleusement évoqué le raffinement de cette époque.

Il n'est qu'à voir la place que la médecine, sous toutes ses formes, occupe dans nos société, pour comprendre que notre époque ressemble plus à celle de Galien qu'à celle de Caton.

Pendant ce temps, dans des pays en expansion comme la Corée du Nord ou la Chine, la fonction de réparation a beaucoup moins d'importance proportionnellement que dans nos pays.

Faut-il en conclure qu'il faut d'abord couper dans les programmes de santé et les programmes sociaux? Ainsi posée la question est trop vague.

Par fonction de préparation il faut entendre l'éducation au sens large du terme, ce qui inclut l'influence de la famille, de la religion, de l'art, des médias, de la cité en général. Dans ces conditions, une médecine préventive intelligente et des programmes sociaux permettant à tous les enfants de mûrir normalement, appartiennent au pôle de la préparation.

Par opposition, les technologies médicales dites de moyen terme appartiennent nettement au pôle de la réparation. On entend par là les méthodes sophistiquées pour traiter les maladies, comme le cancer, dont on connaît mal les causes. Ces méthodes sont en général très coûteuses et peu efficaces.

On voit ainsi se dessiner un critère qui invite à maintenir à son niveau actuel les allocations familiales, du moins pour les familles pauvres, de même que l'aide à l'éducation aux mères célibataires, à tout ce qui correspond manifestement à la fonction de préparation.

Pour respecter le même critère, il faudrait réduire les dépenses liées à la technologie médicale de moyen terme, ce qui, en l'absence d'alternatives dignes de ce nom, toucherait douloureusement les malades chroniques et les personnes âgées et pourrait être perçu comme une forme de barbarie.

Les exercices de réflexion de ce genre ne sont pas concluants. Ils ont au moins le mérite de nous inciter à l'indulgence vis-à-vis de nos dirigeants politiques. Pour imposer leurs choix ils ne peuvent plus attendre qu'ils fassent l'objet d'un consensus.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aussi celle de cette étincelle divine appelée âme.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?