Du sorcier au psychiatre
Du sorcier au psychiatre, il y a loin sans doute, mais peut-être moins loin qu'on ne le croit. En lisant le livre de M. Ellenberger, nous avons l'occasion de mesurer par nous-mêmes la distance qui les sépare, ou les unit.
Le psychiatre
Du sorcier au psychiatre, il y a loin sans doute, mais peut-être moins loin qu'on ne le croit. En lisant le livre de M. Ellenberger, nous avons l'occasion de mesurer par nous-mêmes la distance qui les sépare, ou les unit.
L'auteur est lui-même psychiatre et professeur au département de criminologie de l'université de Montréal. La première chose peut-être que l'on constate en lisant son livre, c'est qu'il possède une culture qui ne peut être comparée qu'à celle des grands savants allemands de la fin du XIXe siècle, E. Rohde, Gomperz, etc. Gary Gregg, de la revue Psychology Today, le compare aux hommes de la Renaissance: "Ellenberger's background in philosophy, anthropology and medicine, and his command of languages makes him a Renaissance man in an era of specialists, a scholar in an era of technicians.2 Cette culture lui permet de pratiquer des coupes horizontales donnant une vue complète des idées et des formes qui correspondent à chacune des grandes étapes de la psychiatrie. L'ensemble qui en résulte est véritablement une histoire de la psychiatrie, non une psychiatrie de l'histoire. On réapprend, par exemple, qu'au début du siècle l'inconscient était un thème à la mode, que Bergson, entre autres, en a parlé d'une façon remarquable. Justice est rendue à toute une pléiade de grands penseurs et d'hommes de science que la gloire du pontife viennois avait fait oublier. Pierre Janet est celui qui a le plus bénéficié de cette justice. il ne fallait pas moins que le prestige et l'autorité d'un grand psychiatre doublé d'un grand humaniste pour opérer efficacement un tel réajustement des perspectives.
Savants et écrivains de tous les horizons sont constamment appelés à la barre des témoins. M. Ellenberger les cite toujours avec précision et à propos. Et on n'a pas l'impression d'avoir affaire à un esprit mort qui dépouille ses fiches, mais bien plutôt à une pensée vivante qui mobilise ses souvenirs avec bonheur. Voici à cet égard une page éloquente où il est question de la double personnalité:
Literary critics also resorted to, the phenomenon of multiple personality to explain certain enigmas. In his interpretation of Novalis, Spenlé made hypotheses on a duality of personality. While still a child, Novalis developed a second personality of daydreaming and imagination. This personality grew, and while Novalis lived an apparently normal life as a mining engineer, he also proclaimed his poetic dream to be superior to any reality. Paul Valéry explained in a similar way the personality of Swendenborg, the great Swedish mystic: At the age of about forty, Swedenborg's eyes were "opened to the spiritual world". He lived simultaneously in two worlds, the real one and "a spiritual world" in which lie was in continuous relationship with angels and spirits. As Valéry aptly remarked, this was not a confusing of two worlds as happens in delusion, but the superposition of two worlds between which Swedenborg could come and go as lie pleased.
The phenomena of literary creation were of great concern to the first dynamic psychiatry; the concepts of the dual mind, of dipsychism and polypsychism, and of unknown powers of the mind were often resorted to.
Hypnotism provided a first model of the human mind as a double ego, a conscious but restricted ego that the individual believes to be the only one, and a subconscious, much wider ego, unknown to the conscious one, but endowed with unknown perceptive and creative power. The phenomenon of inspiration could be explained as a more or less intermittent outburst into the conscious mind of psychic material, which had been stored in the subconscious mind. Francis Galton expressed a similar idea: "There seems to, be a presence-chamber in my mind where full consciousness holds court, and where two or three ideas are at the time in audience, and an ante-chamber full of more or less allied ideas, which is situated just beyond the full ken of consciousness". A successful working of the mind implies "a large attendance", an orderly combination of ideas in the antechamber and a fluency of output. It happens sometimes that such accumulated material arises automatically in the mind; then, "dividuality replaces individuality, and one portion of the mind communicates with another portion as with a different person".3
Une lecture attentive de cette page révèle à ceux qui l'ignoreraient l'importance de la psychologie des non spécialistes, celles d'un Valéry, par exemple. Notons à cet égard que M. Ellenberger n'hésite pas à s'humilier, et à humilier la psychiatrie avec lui, devant des psychologues sans le titre tels que Goethe, Dostoïevsky, Balzac ou Nietzsche. La page citée nous montre aussi à quel point les préoccupations des grands esprits d'une époque donnée peuvent se ressembler. En analysant les métaphores utilisées par Galton, ne constate-t-on pas qu'elles sont à plusieurs égards analogues à celles qu'utilise Freud?
Des pages semblables,il y en a des centaines dans le livre de M Ellenberger. Il a atteint son but, qui était "de replacer les choses dans leur contexte". A cet égard, le chapitre le plus intéressant est peut-être celui qui porte sur les rapports entre Nietzsche et les trois grands de la psychiatrie, Freud , Adler et Jung. Partant d'une citation de Mages qui considère Nietzsche comme le fondateur de la psychologie moderne et d'une autre de Thomas Mann qui le considère comme le plus grand des psychologues de tous les temps, M. Ellenberger fait le recensement des principales intuitions psychologiques de Nietzsche; le tableau d'ensemble est si éloquent qu'on en vient à se demander s'il restait quelque chose d'essentiel à découvrir. On note que Jung et Adler ont reconnu leur dette. Mais le ton change, on sent une certaine gêne, lorsque la question de la reconnaissance de Freud est abordée. Sans vouloir exagérer l'influence de Nietzsche sur ce dernier et sans vouloir sous-estimer son originalité, M. Ellenberger s'étonne de son silence; il a même une allusion presque méchante, il écrit: "Unlike Freud, Jung has always openly proclaimed the enormous stimulation he received from Nietzsche".4
M. Ellenberger précise plus loin que la véritable originalité de Freud se situe moins au niveau du modèle théorique qu'il a élaboré qu'au niveau de sa méthode de traitement et de son rôle de fondateur d'école. Le commentaire qu'il fait à ce propos laisse peu de doutes quant à ses opinions relatives au statut de la psychanalyse:
But Freud's most striking novelty was probably the founding of a "school" according to a pattern that had no parallel in modern times but is a revival of the old philosophical schools of Greco-Roman Antiquity, such as we described them in a former chapter. Almost frorn the beginning Freud made psychoanalysis a movement, with its own organization and publishing house, its strict rules of mernbership, and its official doctrine, namely the psychoanalytic theory. The similarity between the psychoanalytic and the Greco-Roman philosophical schools was reinforced after the imposition of an initiation in the form of the training analysis. Not only does the training analysis demand a heavy financial sacrifice, but also a surrender of privacy and of the whole self. By this means, the follower is integrated into the Society more indissolubly than ever was a Pythagorian, Stoic, or Epicurean in his own organization. Freud's example in that regard was to be followed by Jung and a few other dynamic psychiatrie movements. We are thus led to view Freud's most striking achievement in the revival of the Greco-Roman type of philosophical schools, and this is no doubt a noteworthy event in the history of modern culture.5
Le sorcier
Mais la partie la plus intéressante de l'ouvrage est peut-être celle où l'auteur devenant ethnologue et anthropologue, se penche sur ce qu'il appelle "la psychothérapie primitive".
Chez un grand nombre de peuples primitifs, y lit-on, on explique la maladie par la perte de l'âme. S'il faut en croire cette théorie, la présence dans le corps d'une âme-fantôme serait une condition nécessaire à la vie normale; la maladie résulterait du fait que cette âme peut s'absenter du corps temporairement, généralement pendant le sommeil, lequel est particulièrement propice à ce genre d'escapades. La cure consiste évidemment à ramener l'âme vagabonde en son foyer. M. Ellenberger emprunte le récit suivant à l'anthropologue russe Ksenofontov:
When a human being has "lost his soul", the shaman works himself into ecstasy by means of special technique; while he remains in that state, his soul travels to the world of the spirits. Shamans contend to be able, for instance, to track down the lost soul in the underworld the same way as a hunter tracks down game in the physical world. They must often make a bargain with the spirits who have stolen the soul, propitiate them and bring thern gifts. Sometimes they have to fight spirits, preferably with the help of other spirits who are on their side. Even if they are successful, they must anticipate the vengeance of the evil spirits. Once they have recaptured the lost soul, they bring it back and restore it to the deprived body, thus achieving the cure.6
A ceux qui n'auraient que mépris pour cette théorie primitive, M. Ellenberger rappelle que, si nous voulons bien faire abstraction des contingences culturelles pour ne retenir que l'essentiel des faits, nous constatons que le psychiatre et le sorcier ne sont pas sans liens de parenté. "Ne disons-nous pas de nos patients, écrit-il, qu'ils sont aliénés, étrangers à eux-mêmes, que leur ego est appauvri ou détruit. Et que penser du thérapeute qui traite un schizophrène profondément atteint en essayant de reconstruire le moi, de remettre en contact les unes avec les autres les parties saines de la personnalité? Ne peut-il pas être considéré comme le successeur de ces shamans qui suivent les traces de l'âme perdue et la ramènent dans le monde de la vie?"
Selon une autre théorie également très répandue, la maladie résulterait de l'introduction dans le corps d'un objet véhiculant le mal. La cure appropriée consiste à extraire le corps étranger, le plus souvent par une succion buccale suivie de rites magiques. Le corps étranger doit être ensuite montré au patient afin qu'il s'assure de son extraction. M. Ellenberger signale que le transfert est analogue à cette cure primitive.
De nombreuses autres théories primitives sont ainsi présentées et comparées à la psychiatrie dynamique. Dans chaque cas, M. Ellenberger cite des anthropologues et des ethnologues de renom.
Quel que soit l'angle sous lequel le lecteur éventuel voudra aborder l'histoire de la psychiatrie dynamique, le livre dont nous parlons répondra à son attente à condition que le fait l'intéresse plus que les interprétations et que l'érudition ne l'effraie pas. On se demande constamment si M. Ellenberger n'est pas plus versé en littérature et en philosophie qu'en médecine et en sciences humaines, tant sa pensée est libre, tant son érudition est bien partagée entre les diverses disciplines qui étudient l'homme. On acquiert la conviction que la véritable interdisciplinarité n'est rien d'autre que la discipline de l'esprit.
De plus, en raison des notes nombreuses et détaillées qu'il contient, en raison également de l'index des noms et des sujets, le livre de M. Ellenberger constitue un ouvrage de référence qui n'a probablement pas son équivalent.
Certains lecteurs habitués au style et à la pensée de Lacan ou d'Althusser trouveront peut-être que le livre de M. Ellenberger manque d'originalité. Une chose est indubitable: M. Ellenberger, selon l'heureuse formule de Nietzsche, "ne trouble pas ses eaux pour les faire paraître profondes" ... et originales. Avant tout, c'est la vérité qui l'intéresse; commentant la littérature psychiatrique présentement à la mode en France, il se demande si la légendaire clarté française n'est pas en train d'émigrer vers les USA. Il est de ceux qui croient encore qu'il faut parler clairement, même des choses confuses, comme l'âme d'un névrosé.
Quels faits nouveaux sont établis dans The Discovery of the Inconscious, quelle est, comme on dit dans les Sociétés Savantes, la contribution de l'auteur à l'avancement de la science? Seuls les spécialistes en la matière pourraient répondre à cette question. Le profane note toutefois avec intérêt le fait que la revue américaine Psychology Today et la revue française Psychologie consacrent une dizaine de pages à M. Ellenberger dans la livraison de mars 1973. Le même profane est également heureux de constater que ses pressentiments en ce qui a trait à la contribution de M. Ellenberger sont confirmés par les textes des deux grandes revues citées. Les points suivants se dégagent avec une particulière netteté:
— M. Ellenberger a rendu indubitable la thèse, énoncée entre autres par Claude Levi-Strauss, selon laquelle il y a une parenté très nette entre certaines formes de la médecine primitive et la psychiatrie dynamique.
— Grâce à lui, l'histoire de la psychanalyse passe de l'âge mythique à l'âge positif. Freud n'est plus Moïse, sa doctrine n'est plus monothéiste. Sa dette à l'égard de Nietzsche sur le plan philosophique, de Janet sur le plan médical, apparaît très nettement.
— M. Ellenberger a mis fin au vieux débat sur le statut de la psychanalyse. On ne peut plus prétendre qu'elle est une science au même titre que l'endocrinologie et la physique atomique.
— Sur des questions de détails biographiques, en ce qui a trait à Freud particulièrement et à l'ouvrage classique d'Ernest Jones, M. Ellenberger a apporté des faits nouveaux et redressé des perspectives faussées.
— Il a montré comment, à l'instar de l'oeuvre de Darwin, qui est devenue l'évangile de la compétition, l'oeuvre de Freud a été déformée pour servir d'idéologie à la société de consommation.
— Depuis la Renaissance, les sciences, une à une, se sont détachées de la philosophie. En rendant la psychanalyse à la philosophie, M. Ellenberger démontre que, pour la première fois peut-être, un mouvement en sens inverse s'opère.
Notes
1. H. F. Ellenberger, The Discoverey of the Unconscious. Basic Books, New York, 1970, 898 pages.
2. Psychology Today, mars 1973.
3. H. F. Ellenberger, op. cit., p. 168-169.
4. Ibidem, p. 278.
5. H. F. Ellenberger, op. cit., p. 550.
6. H. F. Ellenberger, op. cit., p. 7.