Fuites en avant au Proche-Orient
« Beaucoup d'hostilité, notamment dans la vie internationale, est due à l'incompréhension ou au flou résultant d'une tendance très répandue à imaginer que ce qu'il y a dans les esprits est absolument conforme à ce qu'il y a dans la réalité ou du moins à ce que certains peuvent en percevoir. » NASR ABOU ZEID, théologien égyptien « Ah! Si les choses étaient si simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur? » ALEXANDRE SOLJENITSYNE, romancier russe |
Comment aborder la situation qui prévaut au Proche-Orient dans sa décourageante et enrageante complexité sans tomber dans le piège, tendu de part et d'autre, de la démonisation de chacune des parties? Comment démêler l'écheveau des intérêts économiques, stratégiques, hydrauliques, pétroliers, nucléaires ou des revendications historiques qui composent la mosaïque de cette région du monde? Et surtout, comment ne pas comprendre qu'au-delà de la tragédie libanaise, ce pays est le théâtre, l'aboutissement de l'affrontement de deux cancers imaginaires arc-boutés l'un contre l'autre et nécessaires l'un à l'autre selon une dynamique aussi perverse que rigoureuse? Pour emprunter à la géologie, le Liban est cette zone de rencontre entre deux plaques tectoniques qui, se frottant l'une à l'autre, provoquent des séismes dévastateurs pour le pays. Ces deux plaques ne peuvent se rencontrer que sur un terrain mou, mal défini et le Liban est en l'occurrence un pays où l'appartenance communautaire prime sur l'appartenance à un État faible, où l'on est chrétien, druze, chiite ou sunnite avant d'être libanais, ce qui autorise toutes les alliances, contre-alliances et fractures possibles. Le Hezbollah, véritable État dans l'État, fonctionnant en parallèle avec ses quatorze députés élus et deux ministres, en est l'illustration. Le fameux « wilayat al-fakih » fait qu'il dépend d'un guide religieux suprême chiite pour toute question stratégique ou touchant la guerre et la paix, vraisemblablement l'ayatollah iranien Khamenei. Sa provocation d'Israël s'est ainsi faite sans le consentement du gouvernement libanais. Le prétexte était offert à Israël sur un plateau d'argent pour exercer une riposte dont la démesure a été condamnée presque universellement.
Laissons donc à la géopolitique les arguments avancés inlassablement dans les analyses des journaux et voyons plutôt les deux cancers imaginaires en cause. Le premier est israélien, encouragé sans réserve par une administration américaine influencée par le lobby pro-israélien et l'évangélisme chrétien (si l'on en croit le courageux rapport de John Mearsheimer, professeur émérite de science politique à l'université de Chicago, et de Stephen Walt, professeur émérite de relations internationales à la Kennedy School of Government de Harvard). Le second est islamiste, nourri par les souffrances sans nombre et sans fin des Palestiniens et les ambitions de la résurgence chiite orchestrée par l'Iran. Les facteurs géopolitiques sont certes essentiels mais ils exacerbent autant ces cancers qu'ils dictent les prises de position. Autant dire que le diagnostic et le traitement de la maladie sont vitaux et passent devant l'économique et le stratégique.
Ainsi, Israël met de l'avant son droit à la terre que lui a promise Yahvé, un dieu avec qui il a scellé une alliance d'une force, d'une vitalité et d'une intimité inimaginables. Un dieu jaloux qui l'adore, qui l'a choisi pour s'annoncer mais qui punit son « peuple à la nuque raide », selon l'expression du livre de l'Exode, pour ses transgressions périodiques. Peuple de la prophétie et de l'espérance qui a reçu la révélation du Dieu unique par Abraham, renforcée par Moïse (ou Akhénaton?). Peuple qui opte tantôt pour la lourde responsabilité de répandre la bonne nouvelle au monde entier, tantôt pour le maintien du dangereux privilège de l'exclusivité de la parole divine, ambivalence qui s'est répercutée sur les premiers chrétiens qui se demandaient si la conversion chrétienne ne concernait que les juifs ou les gentils également. Appel à l'universel, à ce qui est grand et noble, au progrès, à la justice sociale ici-bas ou sentiment d'appartenance à un club privé inaccessible, unicité de la souffrance et sanctuarisation de l'identité.
Ce droit du peuple d'Israël est soutenu sans réserve par la droite évangéliste chrétienne américaine arrivée au pouvoir dans les valises de Bush fils (et par l'administration depuis la guerre de 1967). Celle-ci croit dur comme fer au retour du Messie et qu'il faut donc qu'Israël soit fort pour permettre cette venue (qui préludera à la conversion définitive des Juifs, détail que l'on ne crie pas trop fort mais qui est potentiellement explosif). Face à ce projet, les musulmans et, ne l'oublions pas, les Palestiniens chrétiens sont quantité négligeable dans le dessein si vaste et si noble de Dieu. On ne peut donc pas empêcher la nécessité historique et ses victimes collatérales doivent accepter de passer au hachoir pour le bien général. C'est une pensée millénariste.
On comprendra ici que le cancer en question n'est pas dans le dessein divin concernant Israël mais dans son absolutisation imaginaire et son application trop simplement immanente et politique. Rappelons ici que le sionisme, avant la Seconde Guerre mondiale, était loin de faire l'unanimité, notamment chez certains Juifs ultra-orthodoxes qui y voyaient une intrusion inacceptable à la venue du Messie. Un poète et juriste, Jacob Israël de Haan, en paiera le prix en 1924 aux mains de la Hagannah, dans ce qui est considéré comme le premier assassinat politique de la région.
Mais, comme il fallait s'y attendre, ces victimes collatérales mais nécessaires servent de ferment au second cancer qui répond au premier : le Hezbollah chiite – parti de Dieu, encore une transposition imaginaire – allié à une Syrie qui n'a jamais vraiment abandonné son idée de Grande Syrie englobant le Liban, et à l'Iran. C'est le fameux croissant chiite qui va de l'Ouest de l'Afghanistan à Beyrouth en passant par Damas (majoritairement sunnite mais dirigé par la minorité alaouite chiite) et qui revendique le leadership du risorgimento musulman face aux « croisés sionistes et américains » (et occidentaux par le jeu des alliances politiques). Un leadership qui, rappelons-le, n'est nullement du goût des frères ennemis sunnites mais qui capitalise non seulement sur d'imminentes capacités nucléaires iraniennes mais également sur le sentiment généralisé d'humiliation de la « rue arabe » face à Israël et à la partialité américaine. Cette impuissance généralisée se nourrit aussi de la situation économique, éducative et politique calamiteuse (et de la pression démographique de plus en plus forte) de ces sociétés dirigées par des régimes autocratiques et qui sont trop heureux de dévier la colère populaire sur la question israélo-palestinienne.
Le terreau est fertile pour un glissement imaginaire qui est, dans ce cas, dans l'exaltation du martyre, de l'honneur tribal, de la volonté d'Allah, d'une grandeur révolue. Autrement dit, dans un ressaisissement islamiste identitaire et purificateur, voire puritain. L'humiliation qui sert de terreau est double : humiliation de l'Islam qui a raté son entrée dans la modernité face à un Occident qui a accumulé tous les succès mais qui montre actuellement des signes de fatigue; humiliation du monde chiite face au monde sunnite. Deux espoirs de revanche, donc, sur le même nœud de focalisation.
Ainsi s'opposeraient d'un côté la liberté, la démocratie, la richesse, la loi, l'organisation et de l'autre le martyre, la charia, la pureté du juste, l'honneur tribal et la volonté d'Allah. Un peu comme si le XXIe siècle s'opposait à une réalité plus proche du Moyen Âge occidental. Mais l'essentiel ici est de comprendre que ce qui compose le bagage conceptuel d'un camp est totalement inopérant dans l'autre, d'autant moins qu'il est érigé en absolu. Israël est ainsi plus pur car c'est une démocratie où les idées sont débattues (que dire alors du Liban qui est aussi une démocratie ou encore du Hamas, élu démocratiquement dans les Territoires occupés?). Le Hezbollah est plus pur car il possède une dimension – réelle – caritative, un sens de la solidarité sociale, qu'il résiste à l'agresseur sioniste, qu'il est composé de braves et qu'il est ni plus ni moins le parti de Dieu. Ainsi, le fatalisme musulman signifie, aux yeux du voisin, paresse et passivité; la fureur de discuter ad nauseam israélienne passe, chez autrui, pour de la manipulation séductrice, du mensonge. On ne peut donc comprendre la région en faisant l'économie des milliers de malentendus de part et d'autre.
On ne peut non plus ignorer dans cette impasse arabe le poids de l'histoire, les quatre siècles de domination ottomane suivis du partage territorial où se répercute la rivalité franco-britannique, de la décolonisation puis de la guerre froide. L'impossible unité arabe est également une donnée essentielle. Quant à la bourde américano-britannique en Irak qui a vu le mensonge se draper des oripeaux de la vertu et du combat du bien contre le mal, elle n'a fait que renforcer les deux axes ennemis : Téhéran-Damas ( + l'Irak à dominante chiite) et Jérusalem-Washington. Les seconds refusant de dialoguer avec les premiers, le seul terrain de contact par défaut est le Liban, affaibli par sa fracture communautaire.
Il y a un autre clivage qui vient exacerber ces cancers imaginaires. En Israël, c'est le sentiment de vulnérabilité face à un ennemi beaucoup plus nombreux et une opinion publique mondiale perçue comme pro-arabe joint aux capacités militaires de Tsahal, l'armée israélienne, que nul pour l'heure n'est capable d'égaler dans la région, sauf, à terme, l'Iran. Le premier sentiment plonge par ailleurs ses racines dans des siècles d'antisémitisme. Sauf que la vulnérabilité et la puissance se nourrissent l'une l'autre : plus je suis faible, plus je dois être capable de dissuader mon autre que je perçois, à tort ou à raison, comme antisémite et que je disqualifie d'office. Mais ce faisant, plus j'aiguise sa haine et plus je me sens visé. Le discours qui émane du pays, même si cela n'a pas toujours été aussi univoque en raison des nombreuses voies en faveur de la paix, trahit une fuite en avant par gonflement de ce binôme pervers : vulnérabilité-puissance. L'élastique qui relie ces deux termes risque de claquer tôt ou tard, passé un certain seuil de vulnérabilité perçue et de puissance militaire. Pour l'heure, c'est ce qui pourrait expliquer qu'un mort israélien vaut plus que dix morts libanais, fussent-ils des enfants. Car un mort israélien signifie la limite du pouvoir de Tsahal et le rappel des tribulations passées, renforcé par l'idée d'unicité de la souffrance. L'ennemi a compris dans sa ruse tout le potentiel qu'il pouvait retirer de ces victoires somme toute symboliques. Quant aux terroristes, ils ont depuis longtemps été déshumanisés et n'entrent pas dans la comptabilité macabre. D'où la folie de l'opération israélienne.
Antisémite, terroriste… l'argumentation est devenue anathème et la raison, séduction imaginaire par culpabilisation. Il ne s'agit pas ici de nier tout le mal infligé par le passé mais de souligner les dérapages possibles où toute critique, toute marque d'exaspération trahirait une tendance antisémite (ou de haine de soi lorsque la critique vient d'un Juif, comme ce fut le cas pour la philosophe Hannah Arendt). Il est à cet égard intéressant de remarquer que le terme est bien plus infâmant que d'autres qualificatifs tels qu'antichrétien, islamophobe, francophobe ou américanophobe. Fait avancé par de nombreux Arabes, il est également étonnant de constater que l'antisémitisme ne concerne pas ces derniers qui, eux aussi, sont sémites. Quant au terrorisme, on fait tout simplement l'impasse sur sa genèse.
Et l'ennemi entre dans la danse et épouse les contours du clivage. Pris dans le binôme vulnérabilité-puissance, il ne peut qu'en être exaspéré et offrir un contre-binôme fait de désespoir et de la promesse de la réalisation de l'oumma musulmane qui boutera l'ennemi dehors. D'où les grandes déclarations enflammées, l'abus du terme jihad à tout propos, la sanctification du combat. On est dans la même séduction, non plus par la culpabilisation mais par la peur (rappelons-nous la violence de certaines manifestations lors de l'affaire des caricatures du Prophète). Mais la grande question, lourde de conséquences, est ici de savoir si le monde musulman va suivre la voie de la dichotomie sunnite-chiite dont on voit les tragiques prodromes en Irak et, dans une moindre mesure au Pakistan (et peut-être ultérieurement au Liban car les sunnites ne sont pas forcément du côté du Hezbollah chiite). Ou bien s'il va réussir cette impossible unité à laquelle nous faisions précédemment allusion, une unité qu'il n'a jamais pu faire par ses propres moyens et dont les bases avaient été sapées dès la bataille de Kerbala en 680 qui avait signé la mort l'imam Hussein, petit-fils du Prophète, et la scission entre les deux grandes branches de l'Islam. Cette unité, il la devra en bout de ligne à l'intransigeance de l'axe Jérusalem-Washington, grisé par son sentiment de supériorité militaire et morale, au concours absurde de Londres et à la passivité de la communauté internationale.
L'autre question : si le rapport Mearsheimer et Walt cité précédemment sur l'importance du lobby juif américain dans la politique étrangère du pays est justifié, même partiellement, et qu'il s'avère que le soutien inconditionnel à Israël ne répond pas autant qu'on l'affirme aux intérêts stratégiques ou moraux des États-Unis, ne risque-t-on pas un jour d'assister à un règlement de comptes, avec notamment la droite chrétienne, aussi brutal que le soutien aura été total, du fait de la confusion entre messianisme et politique? Et, à l'international, les États-Unis peuvent-ils se permettre pendant longtemps de faire face à un ressentiment croissant face à une politique jugée partiale et alors que l'actualité est de moins en moins sécuritaire?
Une conférence sur le Liban s'ouvre le 26 juillet à Rome, à laquelle la Syrie et l'Iran n'ont pas été conviés, malgré les appels du Secrétaire général de l'ONU Kofi Annan. Cela augure mal car, traités comme voyous, les deux États, surtout l'Iran, ont les mains libres pour agir à leur guise. Ceci dit, traités comme interlocuteurs incontournables, cela les ferait entrer dans la solution régionale. Le spectre de Munich est encore très vivace mais la situation n'est pas comparable à ce qui se passait en 1938. Les perspectives de cette conférence sont d'autant moins positives que l'armée israélienne vient d'abattre quatre observateurs des Nations unies au sud du Liban qui viennent s'ajouter aux centaines de victimes civiles libanaises.
Le simplisme de la politique étrangère américaine qui, depuis l'an 2000, s'est traduit par un désengagement du processus de paix au Proche-Orient et l'invasion de l'Irak sur la base de mensonges (malgré les réticences notables d'un Colin Powell et des diplomates de carrière) a fait perdre au pays une partie de son influence dans la région. Pis, l'administration ne parle pas au Hamas, à la Syrie ni à l'Iran. En cassant le dialogue et en ne brandissant que le bâton, les Américains ont contribué eux-mêmes au renforcement des tendances délinquantes de toutes les parties. Et on serait délinquant à moins, vu les souffrances subies par des innocents.
L'essentiel pourrait se résumer à la chose suivante : en traitant l'autre de terroriste, d'antisémite, d'ennemi d'Allah ou de chien, on rompt tout contact avec cet autre. On le démonise. On le propulse dans la sphère imaginaire. Sauf qu'on oublie que la démonisation offre la possibilité d'une sanctuarisation de l'autre, tout aussi imaginaire. Je ne suis plus obligé face à l'autre qui me disqualifie, je suis donc dégagé de tout lien et peux me développer sans aucune limite. L'anathème a fonctionné, il a créé le monstre qu'il visait à conjurer.
Le Liban offre la tragique leçon qu'il n'y a qu'une solution politique, c'est-à-dire qu'il faut abandonner les cancers imaginaires, les fuites en avant militaires, les anathèmes ou les appels magiques aux mânes de Nasser, de Soliman ou à l'icône de Hassan Nasrallah. Il faut dialoguer, même avec ses pires ennemis, et dégager le fond commun qui ne peut être que religieux, et non pas fanatique. Pour cela, il faut comprendre qu'il n'y a ni bons ni méchants mais désespoir et orgueil.
Le Liban est un pays membre et fondateur de l'Organisation internationale de la Francophonie. Il y a curieusement parallèle entre celui-ci et celle-là, en ce que chacun constitue une mosaïque de pays ou de communautés très différents les uns des autres mais reliés par une langue commune qui, plus qu'un simple outil de communication, se veut un vecteur de dialogue et de respect mutuel. Après tout, la convention sur la diversité culturelle est une idée et une initiative francophones. Le Liban est à la croisée des chemins : soit il cède à ses communautarismes (par atavisme ou sous la pression de ses voisins), soit il échafaude avec la communauté internationale la base d'une libanité dont pourrait s'inspirer une Francophonie appelée à incarner pleinement l'idée de culture et de civilisation qui était sa raison d'être dès ses débuts.