Les médias et la question de la médiation

Jean-Philippe Trottier

Les médias nous mentent, entend-on dire de plus en plus. Ce jugement a reçu son sceau d’approbation sous l’ère Trump, avec la multiplication des intox et des fausses nouvelles. La crise serait profonde et prendrait racine dans l’obscurcissement progressif de la fonction médiatrice. 

À l’origine moyen de liberté d’expression et d’information, de neutralité factuelle devant les tentations de maquillage du pouvoir exécutif, les gazettes se conçoivent comme le quatrième pouvoir, en parallèle de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. La presse surveillait et alertait le citoyen des velléités d’hubris des puissances de l’heure. La préoccupation en était une d’équilibre et d’impartialité. 

Évidemment, il aurait été illusoire de réclamer une presse neutre et objective, dans la mesure où ces qualités ne sont que des points de fuite, des idéaux structurants. L’essentiel était de donner l’heure la plus juste au citoyen, jusque-là privé de l’information nécessaire à l’exercice de son devoir civique. 

Par la suite, la pratique médiatique s’est élargie et la presse s’est diversifiée, reflétant de plus en plus l’éventail des intérêts, des sensibilités et des luttes sociales et politiques de l’époque. La liberté d’association se conjuguant à la liberté d’expression a ainsi permis l’apparition d’une myriade d’organes d’opinion et d’information au service d’une saine participation au débat et à la vie publics. 

Les choses se sont évidemment gâtées depuis et notre actualité quotidienne foisonne d’exemples de journalisme médiocre. Les causes en sont multiples, mais attardons-nous à la simple étymologie et laissons aux professionnels le soin de détailler les multiples facettes de cette crise. 

On parle moins de la presse que des médias en général. Or, l’origine latine contient en elle-même la racine du problème : un médium est par définition un intermédiaire (le mot donnera le neutre pluriel media, puis sa francisation en médias). La fonction de celui-ci est précisément de servir de transmetteur, de passeur, de traducteur. Or, l’italien le dit bien, traduttore tradittore, le traducteur trahit. Autrement dit, la médiation n’est jamais parfaite dans la mesure où, exerçant sa fonction propre, elle réclame son dû de réel, elle écrème une partie de l’information. Car les mots et les concepts chargés de relayer l’événement sont eux-mêmes chargés sémantiquement et idéologiquement. Par exemple, il suffit de se renseigner sur la Cisjordanie pour voir que, selon le point de vue, un même événement s’appellera occupation illégale, colonisation ou tout bonnement récupération du territoire. Plus près de nous. l’euthanasie et l’aide médicale à mourir dans la dignité sont interchangeables en fonction de l’idée que l’on se fait de l’homme et de ce qui le fonde. Et pour ce qui est de la violence conjugale qui signifie littéralement de violence au sein d’un couple, la torsion idéologique l’a essentiellement amputé de sa part de violence féminine. 

En somme, chacun voit midi à sa porte. 

Ajoutons à cela les fantastiques progrès technologiques qui rendent la transmission des catastrophes naturelles encore plus vives et parlantes, et l’on comprend que les dissonances naguère attribuables à telle ou telle sensibilité sont désormais gonflables à proportion des moyens techniques. À telle enseigne que nombreux sont ceux qui se demandent si la récente vague mondiale d’incendies (Grèce, Québec, Espagne, Colombie-Britannique, etc.) indique bel et bien une crise climatique ou bien si son ample couverture ne trahit pas au contraire une obsession médiatique méthodiquement dressée à ne pas omettre ce genre de nouvelles, de peur qu’un concurrent ne vienne rafler une part d’audimat. 

En ce sens, la question n’est plus de savoir si la nouvelle est vraie ou fausse, mais plutôt si sa coloration est fidèle ou non à l’original. L’inquiétude porte dorénavant sur la position du curseur sur l’échelle du vraisemblable, et non du vrai ou du faux. En ce sens, les médias ne mentent ni ne disent la vérité, ils interprètent, tel Hermès, interpres divum

C’est ici qu’intervient alors le jugement, lequel ne se résume pas au professionnalisme ou à la spécialisation du journaliste, mais tient bien davantage compte de la culture générale, de la capacité de faire des liens, de l’indépendance d’esprit et de la générosité du regard. C’est là que nos médias, notamment québécois, pèchent, malgré certaines exceptions notables ici et là. 

Il ne s’agit pas, redisons-le, de métier, car, à ce chapitre, nous n’avons de leçons à recevoir de personne ni à en donner à qui que ce soit. Seulement, on dirait que notre obsession pour la communication s’est peu à peu figée en elle-même pour finir par ne plus rien communiquer. Que de fois j’ai parlé à de jeunes journalistes qui me disaient sans la moindre duplicité leur passion pour la communication. Je leur demandais alors ce qu’ils et elles aimaient communiquer. Réponses vagues ou pas de réponse du tout, comme si l’on ne comprenait pas l’objet de ma question (c’est normal puisque l’on ne communique rien). 

Dans ce climat où la passion de communiquer tient lieu de catéchisme et de culture, on a oublié qu’il fallait communiquer quelque chose et que ce quelque chose était la base même du métier. Cette oblitération de la chose à transmettre constitue, dans l’allégresse la plus totale, le terreau fertile de toutes les approximations, de tous les clichés et de toutes les manifestations d’humeur qui tiennent désormais lieu de contenu médiatique et de preuve de courage. Au Québec, ce glissement se complique par notre propension à privilégier le sentiment aux dépens du sens critique, à nous obséder de consensus, à étouffer toute opinion hétérodoxe et, de la sorte, à voir dans cet unanimisme le signe que nous sommes bel et bien le sel de la terre et la lumière du monde. 

Les médias sont certes soucieux d’audimat, lequel conditionne les inscriptions et les revenus publicitaires. Mais, indépendamment de leur crise publicitaire financière due en grande partie à la rapine des GAFAM, en l’absence de plus en plus criante de ces garde-fous que sont le jugement, la cohérence, la culture générale, le souci du citoyen et, plus largement, l’examen le plus fidèle de la vie, les médias deviennent la proie de magnats intéressés qui comprennent notamment tout l’intérêt qu’il y a à engager des vedettes sans aucun métier journalistique qui n’ont d’appât que leur nom (cela dit, sans égard pour la valeur réelle de leur réputation). Ou à engager des personnalités qui rédigent des billets d’humeur que l’opinion publique confond avec l’authenticité.  

Le médium qui devait servir d’intermédiaire aussi fidèle que possible s’est ainsi substitué au réel à transmettre et l’auditeur n’a de prise sur celui-ci que par ce que celui-là en dit. 

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