Les ports canadiens infiltrés par le crime organisé

Extrait du cinquième rapport du Comité sénatorial permanent de la défense et de la sécurité: L'état de préparation du Canada sur les plans de la sécurité et de la défense, 37e Parlement, 1ère session, février 2002

A) Le port de Montréal

Un officier supérieur de la GRC (assisté d’officiers du renseignement criminel de la GRC, de douaniers et de policiers de la communauté urbaine de Montréal) nous a donné un exposé sur l’action policière dans le port de Montréal. Selon cet officier, dont le comité a convenu de ne pas dévoiler l’identité, les opérations de police les plus importantes sont accomplies par le groupe d’intervention du crime organisé constitué d’agents de la GRC, de la Sûreté du Québec et de la Police urbaine de Montréal. Hormis cela, très peu est fait pour lutter contre le crime depuis que la section de la police portuaire a été dissoute. Désormais, seuls les douaniers luttent activement contre le crime. Selon cet officier de la GRC, rares sont les entreprises qui signalent à la police les infractions criminelles dont elles sont victimes (vols de conteneurs ou vols de contenus). Les gardes de sécurité, qui travaillent pour des entreprises engagées par l’autorité portuaire, ne sont pas armés. Ils n’ont aucun pouvoir d’arrestation ni aucune capacité de renseignement. Toujours selon cet officier, il est facile pour le crime organisé d’infiltrer ces sociétés de gardiennage. La firme contractuelle précédente avait même des liens avec les Hell’s Angels.

Les policiers et d’autres agents nous ont recommandé certaines solutions pour combattre le crime organisé dans le port : a) parvenir à mieux comprendre la façon dont le crime organisé opère dans le port; b) améliorer le système d’échange de renseignements et d’informations, à l’échelle nationale et à l’échelle internationale; c) entreprendre une étude poussée du crime dans le port; d) faire enquête sur les chefs des réseaux criminels, dont beaucoup sont des vérificateurs ou des inspecteurs, même dans les services de sécurité portuaire, et les appréhender.

La police estime qu’il faut mettre un terme au contrôle qu’exerce le syndicat sur l’engagement, le congédiement et l’affectation des travailleurs du port (dockers et inspecteurs). Les inspecteurs ne devraient pas avoir à décider du déchargement de tel ou tel conteneur. Le syndicat qui fournit les travailleurs du port est « fermé » aux étrangers, les candidats devant être cooptés par des membres qui sont parfois affiliés à des familles du crime ou qui y ont des amis. Il est dès lors très difficile d’infiltrer ce syndicat. La police estime qu’environ 15 p. 100 des débardeurs ont des casiers judiciaires, comme 36,3 p. 100 des inspecteurs et 54 p. 100 des employés d’une compagnie qui a été engagée à contrat pour ramasser les ordures, effectuer des réparations mineures et exploiter les tenders qui servent les navires ancrés en eau libre. 

Il faudrait renforcer les contrôles aux sorties du port. Pour cela, l’autorité portuaire devrait réinstaurer les points de vérification des camions. Les policiers nous ont indiqué qu’il est, pour l’instant, très facile à une bande criminelle dominante sur les quais d’envahir un terminal aux petites heures du matin pour faire écran à une opération de ramassage de produits de contrebande (59).
 
B) Le port de Vancouver

Contrairement au port de Montréal, dont les installations font bloc le long du fleuve, le port de Vancouver comporte des emplacements différents: terminaux de fret en vrac; quais pour navires de croisière; secteur pour les porte-conteneurs et ainsi de suite. Bien que la responsabilité de l’action policière dans ce port soit répartie entre différents services de police, c’est la police de la ville de Vancouver qui assume le rôle le plus important. Les représentants de l’autorité portuaire ont indiqué au comité qu’ils n’ont que peu de responsabilités en matière de sécurité.

L’autorité aéroportuaire exploite un système de caméras de télévision en circuit fermé qui permet de contrôler les différents secteurs du port, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. L’autorité a acheté un scanner mobile qui permet d’obtenir une image du contenu d’un conteneur de 40 pieds en quelque 40 secondes. Il est donc possible, en théorie, d’examiner ainsi la totalité des conteneurs qui passent par le port. En outre, l’autorité portuaire verse 250 000 $ par an au titre du renforcement des patrouilles de sécurité dans le périmètre du port.

L’autorité portuaire a mis sur pied une petite unité du renseignement chargée de coordonner le travail des huit corps policiers municipaux ayant compétence sur les terrains du port. En général, les gens sont satisfaits de la situation actuelle qu’ils estiment être une amélioration par rapport au service jadis assuré par la police portuaire, parce que plus d’agents effectuent des patrouilles et que leur mandat s’étend à la périphérie du port.

Les représentants de l’autorité portuaire ont indiqué n’être au courant d’aucune activité criminelle sur place. (Les agents des douanes ont toutefois mentionné au comité qu’ils sont souvent l’objet d’intimidation quand ils inspectent des conteneurs et ils ont précisé que les Hell’s Angels sont le groupe criminel dominant dans le port.) L’autorité portuaire soumet tous ses employés à des vérifications de sécurité, mais elle n’en administre que 121 sur les 27 000 qui travaillent dans le port. Les entreprises qui louent une partie des installations portuaires ont le loisir de soumettre ou non leur personnel à des vérifications de sécurité. La British Columbia Marine Employers Association engage et forme les débardeurs, mais c’est un bureau d’embauche syndical qui s’occupe de les affecter. L’autorité portuaire nous a déclaré être en train de collaborer avec les entreprises privées du secteur à l’adoption d’un système de carte d’identité qui sera commun à tous les employés.

Les représentants ont précisé au comité que, les autorités portuaires étant tenues, en vertu de la loi fédérale, de conduire leurs opérations selon des règles strictement commerciales, cette situation risque de porter atteinte à la sécurité publique puisque la vérification systématique des conteneurs et des cargaisons occasionne des retards et irrite les importateurs et les exportateurs. Par ailleurs, comme tout le monde a financièrement intérêt à ce que le trafic soit accéléré, on en vient à juger que la sécurité est coûteuse et qu’elle prend du temps. Nos interlocuteurs n’ont pas tous convenu que le fait de confier la responsabilité de la sécurité portuaire à une seule et même autorité pour l’ensemble du Canada serait une amélioration.  
Les membres du comité se sont entretenu des modalités de l’action policière dans le port avec le sous-chef John Unger de la police de Vancouver et l’inspecteur Doug Kilo, directeur des cas majeurs, Division E des opérations criminelles, GRC.

Nombre de municipalités prennent part au travail de police sur les terrains du port, sans parler des détachements de la GRC ainsi que des organismes et ministères fédéraux ou provinciaux et des sociétés contractuelles de sécurité. Cela étant, la répartition des responsabilités est assez mal comprise. Quoi qu’il en soit, les policiers qui se sont adressés au comité se sont dit satisfaits des opérations de police qui sont menées de façon coopérative et efficace essentiellement pour les raisons suivantes:
    a. existence d’équipes de secteur riverain, regroupant les différentes agences et corps policiers qui sont tous des sources d’information et de renseignements contribuant aux efforts conjoints;
    b. la firme contractuelle de sécurité responsable de la surveillance en circuit fermé des installations portuaires sont les «yeux et les oreilles» de ces équipes;  
    c. des communications modernes permettent d’unir les divers corps policiers et agences prenant part à la sécurité du port.
Un analyste du renseignement de l’unité de crime organisée de la Colombie-Britannique nous a indiqué que tous les éléments du crime organisé traditionnel ont infiltré le port et qu’on est même en présence des formes de menace les plus modernes comme les triades asiatiques, les gangsters russes et les narco-terroristes. D’après nos interlocuteurs, la gamme des activités criminelles serait à peu près la même que dans le port de Montréal. Les bandes de motards, qui y sont actives et très visibles, établissent un lien entre les activités criminelles dans les ports de l’Est et dans les ports de l’Ouest. Les divers éléments du crime organisé sont plutôt spécialisés, mais tous participent aux opérations d’importation et d’exportation de drogue, qui est leur activité la plus répandue et la plus lucrative. Les gangs asiatiques et russes exportent les voitures de luxe volées. Les gangs russes sont des fournisseurs actifs. Les Mexicains et les Colombiens sont plutôt impliqués dans le narco-terrorisme.

Dans leur témoignage, les policiers ont affirmé que la lutte contre le crime dans le port est compliquée à cause du nombre d’intervenants, mais que la coopération efficace entre les divers services permet de compenser cette fragmentation. Les témoins sont opposés à la constitution d’une seule et unique autorité policière pour tous les ports au Canada, estimant qu’elle ne serait pas assez souple. Près de cinq ministères fédéraux sont responsables de faire appliquer les lois ou les règlements dans les ports. Tous ont affirmé que chaque port est un cas différent et qu’un modèle unique de corps policier, omniprésent, ne conviendrait pas. La participation des différents corps policiers et organismes concernés apporte un plus qui vaut certainement l’effort supplémentaire exigé par la coordination de leurs activités. Nos interlocuteurs estiment que les ports doivent pouvoir compter sur trois niveaux de service de police en fonction des intérêts et des responsabilités des trois paliers de gouvernement intéressés par les opérations portuaires, opérations qui combinent les intérêts et la compétence des divers corps concernés. Les équipes de secteur riverain sont constituées de représentants de tous les corps policiers.

En conclusion, nos interlocuteurs des corps policiers ont indiqué que les dépenses fédérales et provinciales en matière de lutte contre le crime organisé étaient insuffisantes et complètement disproportionnées par rapport aux revenus tirés d’activités criminelles. Les 4 milliards de dollars que le gouvernement dépense n’est rien par rapport aux produits de la criminalité. Nos interlocuteurs sont convaincus que, pour garantir la sécurité nationale, les gouvernements doivent se fixer pour priorité de porter la sécurité dans les ports canadiens au même niveau que celle en vigueur dans les grands aéroports. Il faudrait, pour le moins:
    a. que les employés soient soumis à une vérification de sécurité et que l’on interdise l’accès à ceux qui ont des casiers judiciaires ou une association connue avec le monde interlope;
    b. que les mouvements à l’entrée et à la sortie des ports soient mieux contrôlés;
    c. qu’il soit obligatoire de signaler le vol de tous conteneurs et de leur contenu à une autorité centrale.
 
C)  Le port de Halifax

Des représentants de l’autorité portuaire de Halifax ont déclaré au comité qu’après la dissolution de la police portuaire canadienne, l’autorité portuaire de Halifax a conclu un contrat avec la police régionale de Halifax pour «assurer un service de police amélioré». Ce contrat prévoit des rondes de sécurité sur les propriétés du port, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept; les patrouilles sont contrôlées par un superviseur à temps plein, bénéficiant de l’assistance d’un officier du renseignement à temps plein également. Ce travail de police renforcé est prolongé par le travail d’une firme contractuelle de sécurité dont le personnel s’occupe des pupitres de sécurité du port en permanence.

Les représentants de l’autorité portuaire ont déclaré au comité qu’ils ont mis en œuvre certaines mesures visant à protéger les cibles «vulnérables» au terrorisme et aux autres éléments criminels. Un plan de mesures d’urgence pour l’ensemble du port, qui a été élaboré en collaboration avec le ministère de la Défense nationale et la Garde côtière canadienne, prévoit la coordination de l’intervention d’urgence dans différentes situations, comme les menaces à la bombe et les autres actes de terrorisme. Ce plan fait l’objet de mises à jour et de réexamens réguliers. Des exercices se déroulent régulièrement pour en assurer la mise en œuvre sans heurt.

Parmi les autres mesures préventives, mentionnons : les caméras de surveillance, un plan de sécurité des installations des navires de croisière interdisant tout accès non autorisé; des exercices de sécurité annuels concernant les navires de croisière; les rondes de sécurité, en soirée, du Cruise Pavilion et des secteurs adjacents; des précautions spéciales pour la manutention des marchandises dangereuses et l’installation d’une clôture de sécurité autour des terminaux à conteneurs.

Les représentants de l’autorité portuaire ont annoncé leur intention de mettre en place un système universel de cartes d’identité et d’améliorer le réseau de clôture et le système de caméras du port. Les cartes d’identité proposées ne seront pas électroniques. La Halifax Employers Association applique une procédure de présélection à l’engagement des employés et la police de Halifax va participer aux vérifications de sécurité des employés, ce qui ne réglera toutefois pas le problème des travailleurs en place qui bénéficient d’un droit acquis. Un nouveau comité de travail sur la sécurité vient d’être formé. Les syndicats seront appelés à y contribuer «selon les besoins». Les entreprises de manutention engagent, forment et affectent les dockers par l’intermédiaire de la Halifax Employers Association. Les affectations se font à partir d’une liste d’un noyau de travailleurs possédant les compétences recherchées. Le bureau d’embauchage syndical ne fait que fournir les travailleurs d’appoint. À l’instar des autorités portuaires de Montréal et de Vancouver, l’autorité portuaire de Halifax nie être au courant d’activités du crime organisé sur ses propriétés.

Dans son exposé au comité, le surintendant en chef de la GRC, Ian Atkins, a indiqué que les terminaux à conteneurs sont les cibles favorites du crime organisé. Selon lui, les conteneurs sont une excellente façon de faire passer des produits de contrebande, car ils transitent souvent par les ports sans être vérifiés par les douaniers. Les principaux secteurs de l’activité criminelle sont les mêmes à Halifax qu’aux ports de Montréal et de Vancouver, soit la drogue, les véhicules volés, le tabac et l’alcool, le vol de conteneurs ou de leur contenu et le trafic d’êtres humains. Un agent de police supérieur a indiqué qu’à Halifax, sur un échantillon de 500 dockers, 196, soit 39 p. 100, ont un casier judiciaire et que 28 sur 51 sont dans la même situation à Charlottetown (soit près de 54 p. 100). Grâce aux bandes de motards, le crime organisé est solidement implanté dans les grands ports du Québec, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique.

Les représentants de la GRC nous ont dit qu’ils doivent aussi surveiller les activités illégales dans plusieurs petits ports répartis le long de la côte de la Nouvelle-Écosse et des autres provinces de l’Atlantique (environ 50 p. 100 de la drogue entre au Canada à bord de petites embarcations qui viennent déverser leur contenu sur des plages isolées). Pour ce faire, la GRC mise sur la veille côtière assurée par des bénévoles qui signalent tout mouvement suspect le long des côtes. Dans l’avenir, la GRC estime qu’elle devra recommencer à patrouiller les côtes, raison pour laquelle un patrouilleur vient juste d’être construit.

Un agent supérieur de la police régionale de Halifax a parlé de la contribution de ses hommes à la sécurité du port. Comme nous l’avons vu, son service a été retenu à contrat par l’autorité portuaire pour assurer un détachement de huit agents, un sergent d’état-major et un officier du renseignement chargés de l’action policière dans le port. Pour pouvoir compter sur 10 agents en permanence, compte tenu des maladies et des congés, il faut en former 20 pour faire ce travail. Il est en outre déterminant de pouvoir s’appuyer sur de bons renseignements afin de savoir quels conteneurs vérifier sur les 250 000 qu’on recense. Selon lui, le port devrait pouvoir compter sur des douaniers mieux équipés pour inspecter les conteneurs. Il lui faudra aussi plus de policiers.

Jack Fagan, directeur régional du renseignement et de la lutte contre la fraude et la contrebande, région de l’Atlantique, s’est livré à un survol du mandat et des responsabilités de son organisation. Étant donné les effectifs limités dont disposent l’Agence des douanes et du revenu et la police, il estime que l’application de la loi doit reposer sur le renseignement, les autorités devant être mises au courant des conteneurs à inspecter. Dans son témoignage, il a indiqué que le port de Halifax se conforme déjà à la norme d’inspection nationale de 3 p. 100. Autrement dit, l’autorité portuaire «dépote» (vide) ou décharge 3 p. 100 des conteneurs qui transitent par le port, à l’exclusion de ceux qui sont soumis à des inspections finales.

Les responsables des services de police dans le port se sont montrés unis dans leur analyse de la situation actuelle en affirmant qu’elle représente une amélioration par rapport à l’ère de la police portuaire. Les différents organismes de police et d’application de la loi ont appris à coopérer entre eux et à échanger des renseignements. Ils « dépotent » un pourcentage plus élevé de conteneurs qu’à Montréal ou à Vancouver ou encore dans les ports de l’est des États-Unis. Ils ont donc pour priorités : d’améliorer le ciblage des conteneurs à inspecter, d’acheter un site de déchargement et de dépotage des conteneurs, et d’accélérer le processus d’inspection (60).

Notes
(59) Notes: Rapport de visites d’étude à Montréal, Délibérations, fascicule 12, 18 février 2002.
(60) Notes: Rapport de visites d’étude à Halifax et Fredericton, Délibérations,  fascicule 12, 18 février 2002.
 

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