La découverte du piano

Romain Rolland
Jean-Christophe découvre la magie de la sonorité du piano...
Il est seul. Il ouvre le piano, il approche une chaise, il se juche dessus ; ses épaules arrivent à hauteur du clavier : c'est assez pour ce qu'il veut. Pourquoi attend-il d'être seul ? Personne ne l'empêcherait de jouer, pourvu qu'il ne fît pas trop de bruit. Mais il a honte devant les autres, il n'ose pas. Et puis, on cause, on se remue : cela gâte le plaisir. C'est tellement plus beau, quand on est seul !... Christophe retient son souffle pour que ce soit plus silencieux encore, et aussi parce qu'il est un peu ému, comme s'il allait tirer un coup de canon. Le cœur lui bat, en appuyant le doigt sur la touche ; quelquefois, il le relève, après l'avoir enfoncé à moitié, pour le poser sur une autre. Sait-on ce qui va sortir de celle-ci, plutôt que de celle-là ?... Tout à coup, le son monte: il y en a de profonds, il y en a d'aigus, il y en a qui tintent, il y en a d'autres qui grondent. L'enfant les écoute longuement, un à un, diminuer et s'éteindre ; ils se balancent comme les cloches, lorsqu'on est dans les champs, et que le vent les apporte et les éloigne tour à tour ; puis, quand on prête l'oreille, on entend dans le lointain d'autres voix différentes qui se mêlent et tournent, ainsi que des vols d'insectes ; elles ont l'air de vous appeler, de vous attirer loin... loin... de plus en plus loin, dans les retraites mystérieuses, où elles plongent et s'enfoncent... Les voilà disparues!... Non ! elles murmurent encore... Un petit battement d'ailes... Que tout cela est étrange! Ce sont comme des esprits. Qu'ils obéissent ainsi, qu'ils soient tenus dans cette vieille caisse, voilà qui ne s'explique point !

Mais le plus beau de tout, c'est quand on met deux doigts sur deux touches à la fois. Jamais on ne sait au juste ce qui va se passer. Quelquefois, les deux esprits sont ennemis ; ils s'irritent, ils se frappent, ils se haïssent, ils bourdonnent d'un air vexé ; leur voix s'enfle ; elle crie, tantôt avec colère, tantôt avec douceur. Christophe adore ce jeu on dirait des monstres enchaînés, qui mordent leurs liens, qui heurtent les murs de leur prison ; il semble qu'ils vont les rompre et faire irruption au dehors, comme ceux dont parle le livre des contes, les génies emprisonnés dans des coffrets arabes sous le sceau de Salomon. D'autres vous flattent : ils tâchent de vous enjôler; mais ils ne demandent qu'à mordre et ils ont la fièvre. Christophe ne sait pas ce qu'ils veulent : ils l'attirent et le troublent ; ils le font presque rougir. Et d'autres fois encore, il y a des notes qui s'aiment : les sons s'enlacent, comme on fait avec les bras, quand on se baise ; ils sont gracieux et doux. Ce sont les bons esprits ; ils ont des figures souriantes et sans rides ; ils aiment le petit Christophe, et le petit Christophe les aime ; il a les larmes aux yeux de les entendre, et il ne se lasse pas de les rappeler. Ils sont ses amis, ses chers, ses tendres amis...

Ainsi l'enfant se promène dans la forêt des sons, et il sent autour de lui des milliers de forces inconnues, qui le guettent et l'appellent, pour le caresser, ou pour le dévorer.

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