De la peinture - 2e partie
Mais si vous cherchez à vous distinguer par la peinture, ayant à cœur, avant tout, la renommée et la gloire que vous savez avoir été si chères aux anciens, qu'il vous plaise vous souvenir que l'avarice fut toujours l'adversaire de l'honneur et de la vertu. L'esprit enclin à ce vice récoltera rarement le fruit de la postérité. J'en ai vu plusieurs qui, au beau moment d'apprendre, s'étant adonnés au gain, n'ont jamais pu, par cela même, acquérir l'ombre de gloire ni la moindre fortune; tandis que, s'ils eussent porté leur intelligence à l'étude, ils eussent atteint la réputation qui leur eût dispensé richesse et bonheur.
En voilà suffisamment à cet égard, revenons à notre sujet. Nous diviserons la peinture en trois parties: division que nous avons empruntée à la nature elle-même. Or, puisque la peinture s'évertue à représenter les objets visibles, remarquons de quelle manière les objets tombent sous la vue. Tout d'abord, quand nous apercevons quelque chose, nous voyons que ce quelque chose occupe une certaine place. Aussi, vraiment, le peintre circonscrit-il l'espace de cette place, et le fait de tracer les contours s'exprime-t-il par le mot de circonscription. En considérant comment les diverses superficies du corps examiné se relient entre elles, l'homme d'art dessine ses conjonctions à leur place propre et nomme cela avec justesse la composition. Enfin, par la vue, nous discernons plus distinctement les couleurs des surfaces; et parce que la représentation de ce phénomène, en peinture, subit, par les lumières, diverses modifications, nous nommerons cela la distribution des lumières. Donc, la circonscription, la composition et la distribution des lumières constituent la peinture. D'où résulte ce que nous allons exprimer très brièvement; et d'abord, examinons la circonscription.
La circonscription est cette opération qui consiste, en peignant, à tracer les circuits des contours. C'est en quoi excellait Parrhasius, ainsi que nous l'apprend Xénophon dans un entretien de Socrate. On rapporte, en effet, qu'il apporta le soin le plus délicat dans le tracé des lignes. J'estime que, dans cette circonscription, il s'appliqua principalement à mener ces traits avec une grande finesse, d'une manière presque invisible, exercice où il lutta, dit-on, d'habileté avec Protogènes. Ainsi donc, la circonscription n'est autre chose que le tracé des contours, et s'ils se faisaient avec une ligne trop apparente, ils ne représenteraient plus les bords des superficies, mais bien plutôt de petites fissures. C'est pourquoi désiré-je qu'on ne vise pas à déterminer, par la circonscription, autre chose que les circuits des contours; et j'affirme qu'on s'y doit exercer extrêmement, attendu que, là où la circonscription sera mauvaise, il n'y aura lieu de louer ni la composition, ni la distribution des lumières. Tandis qu'au contraire, la circonscription toute seule peut encore être très agréable à considérer. Applique-toi donc à cette opération, pour laquelle je ne sache pas qu'on puisse trouver rien de mieux que ce voile auquel j'ai coutume, avec mes amis, de donner le nom d'intersecteur. C'est moi qui en ai inventé l'usage.
Voici ce qu'il en est. Je tends sur un cadre un voile de fil très fin et tissé très lâche, de n'importe quelle couleur, divisé en carrés égaux parallèles au cadre par des fils plus gros; je l'interpose entre mon oeil et ce que je veux représenter, de façon à ce que la pyramide visuelle pénètre au travers du voile par l'écartement des fils. Cette intersection du voile a en elle de fort grands avantages. Le premier, c'est de te représenter les mêmes superficies immobiles; car, ayant placé les premiers contours, tu retrouveras toujours les points de la pyramide suivant laquelle tu as opéré tout d'abord; ce qui, sans l'emploi de cet intersecteur, est chose fort difficile à obtenir. Or, sache qu'il est impossible, en peignant, de bien imiter un objet, si, tant qu'on le peint, on ne lui conserve pas toujours le même aspect. C'est ce qui fait que les peintures ressemblent bien plus au modèle que les sculptures, parce qu'elles conservent toujours le même aspect. Sache, en outre, que si tu changes la distance et la position du point central, l'objet lui-même paraîtra modifié. Aussi ce voile ou intersecteur sera-t-il, ainsi que je l'ai dit, d'une assez notable utilité, puisqu'il maintient l'objet sous un même aspect. Le premier avantage sera de pouvoir établir à des places certaines, sur le tableau qu'on exécute, la position des contours et les limites des superficies. En effet, considérant que le front tient en tel carré, le nez dans celui au-dessous, les joues dans les plus voisins, le menton dans le plus bas, et ainsi de suite pour toutes les parties, chacune à sa place, tu peux colloquer de nouveau ces parties sur le tableau ou sur la paroi, dans des divisions parallèles préalablement établies. Un autre avantage qu'apporte cet instrument à l'exécution de la peinture, c'est de te montrer dessinés et peints, sur sa surface plane, tous les reliefs et les bosses de ce que tu veux représenter. Par cela nous pouvons, avec de l'expérience et du jugement, voir suffisamment de quelle utilité peut nous être ce voile pour peindre avec, facilité et justesse. Je ne veux pas écouter ceux qui prétendent qu'un peintre ne doit pas s'habituer à de semblables moyens, parce que, bien qu'ils lui apportent un grand secours, ils sont tels, que sans eux il ne saurait plus rien faire par lui-même. Mais, si je ne me trompe, nous n'avons pas à demander au peintre de prendre une peine infinie, mais seulement de nous rendre en peinture les reliefs exacts que nous voyons dans les objets. C'est là , à moins que je ne manque d'intelligence, une qualité qui me semble devoir être obtenue beaucoup moins bien sans l'usage de ce voile. C'est pourquoi, que ceux qui veulent progresser en peinture fassent emploi de cet intersecteur dont je viens de les entretenir.
Toutefois, si quelques-uns entendaient exercer leur intelligence, sans le secours de ces carreaux, qu'ils s'imaginent sans cesse les avoir devant les yeux, tirant fictivement une ligne transversale coupée par une perpendiculaire, afin de déterminer la position des contours. Mais, pour la plupart des peintres inexpérimentés, les contours des superficies paraissent incertains, comme, par exemple, dans les visages, sur lesquels ils ne savent souvent discerner l'endroit où s'arrêtent les tempes. Il importe de leur enseigner le moyen d'acquérir cette connaissance. La nature le démontre parfaitement. En effet, de même que nous distinguons les surfaces planes par les lumières et les ombres qui leur sont propres, de même aussi, parmi les surfaces sphériques ou concaves, pouvons-nous remarquer que celles qui contiennent plusieurs superficies se distinguent par plusieurs taches d'ombre ou de lumière. Ainsi, on peut tenir pour des parties différentes celles qui sont diversifiées par le clair ou par l'obscur. Que si une partie, passant insensiblement d'un effet ombré à un effet très clair, formait une superficie unique, nous devrions tracer notre ligne au beau milieu, afin de ne pas être incertains quant à la manière de colorer tout le morceau.
Nous avons encore à dire quelque chose sur la circonscription, attendu qu'elle importe considérablement pour la composition. Mais il ne faut pas ignorer ce qu'on entend par cette dernière. La composition est une opération de la peinture par laquelle, dans une œuvre, on
réunit les différentes parties. Le sujet est, pour le peintre, de la plus grande importance. Les corps sont les parties du sujet, le membre est une partie du corps, la superficie une partie du membre.
Or, la circonscription est cette opération de peinture par laquelle on indique, en quelque objet que ce soit, les superficies des corps. Ces dernières sont petites chez les êtres animés, grandes sur les édifices et dans les colosses. Les préceptes donnés jusqu'ici sont suffisants pour arriver à circonscrire les petites superficies, et nous avons montré comment on peut en avoir raison à l'aide de l'intersecteur. Quant à la circonscription des grandes, il faut s'enquérir d'une autre méthode. Pour cela, nous devons remémorer tout ce que nous avons dit dans les rudiments, touchant les rayons, la pyramide et l'intersection. D'une autre part, il ne faut pas oublier ce dont j'ai parlé à propos du point central et de la ligne du même nom. Supposons que sur le sol, divisé parallèlement, nous ayons à élever les ailes d'un mur ou toute autre chose semblable, que nous nommerons superficies dressées. Je vais dire en peu de mots comment je ferai cette élévation. Tout d'abord, je commencerai par les fondations. J'inscris sur le sol la longueur et la largeur des murs. À ce propos, nous ferons remarquer cette loi naturelle qui consiste en ce que, dans un corps rectangulaire, on ne saurait jamais voir à la fois, sous un seul et même aspect, que deux superficies debout.
C'est pourquoi j'observe, en inscrivant les fondations des parois, de ne tracer que les contours des côtés qui tombent sous la vue, et je commence toujours par les superficies les plus rapprochées, principalement par celles qui sont parallèles à l'intersection. Je les trace donc avant toutes les autres, et j'établis, par des lignes parallèles sur le sol, la longueur et la largeur que j'entends leur attribuer. Ainsi, je prends autant de lignes parallèles que je pense à leur donner de brasses, et je détermine le milieu de ces parallèles par l'intersection des diamètres entre chacune d'elles; si bien que, grâce à cette mesure des parallèles, j'inscris parfaitement la longueur et la largeur des murs sortant du sol. Il ne m'est pas difficile, alors, d'établir la hauteur de mes murailles. En effet, cette mesure, comprise entre la ligne du centre et la place du sol d'où s'élève la quantité de l'édifice, conservera la même mesure. Or, si tu voulais que cette quantité fût, à partir du sol jusqu'au faîte, quatre fois de la hauteur d'un homme qui y serait peint, en supposant la ligne du centre placée à la hauteur de celui-ci, la quantité comprise entre le sol et cette ligne mesurerait trois brasses d'élévation; puis, pour l'accroître jusqu'à ce qu'elle mesurât douze brasses, superpose-lui trois fois la quantité comprise entre la base et la ligne du centre. Ainsi donc, si nous retenons bien ces préceptes de peinture, nous saurons circonscrire parfaitement les superficies formant des angles.
Il nous reste à dire comment on circonscrit, par leurs contours, les superficies circulaires. Elles s'extraient des superficies angulaires. Voici comment j'opère. J'inscris une surface circulaire dans un rectangle équilatéral, dont je divise les côtés en autant de parties égales que la vase du rectangle, où se fait la peinture, aura subi de divisions; puis, de, chaque point, tirant des lignes au point correspondant, j'en remplis le susdit rectangle. Là , j'inscris un cercle de la grandeur qui me convient, de manière que ce cercle fasse, avec les parallèles, des intersections que je note et que je reporte aux endroits correspondants sur les lignes parallèles tracées sur le sol de mon tableau. Mais comme ce serait, un travail excessif que d'inscrire tout ce cercle à l'aide de parallèles tirées à l'infini jusqu'à ce que son contour se déterminât par d'innombrables points, d'intersection, je m'arrange pour ne le marquer que par huit points ou à peu près, et puis je trace d'inspiration la circonférence, en la faisant passer par ces points déterminés.
Il serait peut-être plus court de circonscrire ce contour par l’ombre que porterait une lampe, attendu que le corps qui causerait cette ombre recevrait la lumière d'après un principe certain et serait juste en place. Nous avons donc défini la manière de tracer avec des parallèles les premières surfaces angulaires et circulaires. Après avoir dit tout ce qui a rapport à la circonscription, il convient d'en venir à ce qui regarde la composition. Nous ferons bien de répéter ce que c'est. La composition est cette opération de la peinture par laquelle, dans une œuvre peinte, on relie les différentes parties ensemble. L'œuvre la plus colossale ne consiste pas à représenter un colosse, mais un sujet; et il y a beaucoup plus d'honneur à rendre bien celui-ci que celui-là . Les corps sont les parties du sujet, la partie du corps est le membre, la partie du membre est la superficie; les parties élémentaires de l'œuvre sont donc les superficies. D'elles se composent les membres, des membres se font les corps, et des corps le sujet qui constitue l'œuvre dernière et absolue du peintre.