L'énigme de North Hatley

Jacques Dufresne
À 17h, heure de Montréal, ce 18 septembre 2003, une recherche Google sur North Hatley, lieu de villégiature du Premier ministre du Québec, monsieur Jean Charest, nous permettait d’accéder à un article du journal Le Monde, paru le même jour sous le titre de Le Mystère de North Hatley. L’auteur, Madame Béatrice Gurrey, se demande si c’est bien le 19 août que monsieur Chirac et madame ont quitté notre bourgade (sic). Nous nous demandons ce qui nous a valu d’être si longtemps honorés de la présence du couple présidentiel.
À l'attention de Madame Béatrice Gurrey, journal Le Monde.

Votre article suscite un vif intérêt dans notre bourgade. Nous la savions paradisiaque. Elle est devenue l'Élysée. Nous en sommes reconnaisants à la France.

Plusieurs ici ont pensé que vos élus venaient narguer le clan Bush de très près. Nous avions remarqué que les touristes américains avaient cet été un air honteux, comme s'ils s'étaient reproché d'avoir obéi à leur président plutôt qu'à celui des Français.

Au sujet de la guerre d’Irak, nous avions nous-mêmes écrit, l’hiver dernier ; «Qu'est-ce donc qui irrite à ce point l'aigle américain dans le comportement du coq gaulois? Ne serait-ce pas le fait qu'une puissance moyenne, forte du prestige moral associé à son haut degré de civilisation, parvienne à rassembler sous sa bannière des puissances telles que la Russie, la Chine, l'Allemagne, le Brésil, auxquelles s'ajoutent des figures morales telles que Jean-Paul II ou Kofi Annan?

N'assistons-nous pas, par-delà le choc de deux civilisations, l'Islam et l'Occident, à la confrontation de deux conceptions de l'ordre international, une conception mondialiste centrée sur le libre échange et une conception universaliste caractérisée par l'échange libre? Le mot commerce signifiait au XVIIIe siècle, période faste de la diplomatie française, non seulement négoce mais aussi fréquentation et dialogue. Les discours ont pu perdre la France, mais ils pourraient la rétablir. N'est-ce pas de cette possibilité que témoigne avec éloquence la violente réaction anglo-américaine?»

Monsieur Chirac marchait ici dans les traces des riches Sudistes américains, il dormait dans leurs lits. Les auberges qui font la réputation de la bourgade, dont celle, l'Auberge Hatley, où le couple présidentiel a séjourné, ont en effet été construites après la guerre de Sécession, par des Sudistes qui ne trouvaient plus le repos dans leurs villas de Nouvelle Angleterre où la famille Bush a toujours pignon sur mer.

Le nouveau Premier ministre du Québec, monsieur Jean Charest, possède aussi une résidence dans la bourgade. Nous avons cependant hésité à faire l’hypothèse que votre président avait choisi de devenir notre voisin pour cette raison. À ce degré, la non-indifférence à l’égard du Québec aurait été perçue à Ottawa comme de l’ingérence dans les affaires canadiennes.

Comme 15 000 français consultent notre encyclopédie chaque jour, comme elle leur a été recommandée par le journal Le Monde, puis ensuite par la Bibliothèque Nationale de France, Le Figaro, Science et Vie… nous avons un moment pensé que l’heure de notre gloire était arrivée. Un monsieur fort distingué, d’allure élyséenne avait la veille visité notre librairie. Parce que c’était lui, parce que c’était nous, nous avons un instant caressé l’espoir que monsieur Chirac vienne livrer un message solennel à la francophonie depuis notre balcon… sous lequel le français Johnny Depp allait bientôt faire une apparition… et sans lequel le Lac Massawippi serait une œuvre inachevée.

Nous nous réjouissions déjà de l’hommage ainsi rendu aux choses de l’esprit. Alexandre s’était détourné de son chemin pour saluer Diogène. Cet homme était cynique certes, ce que nous ne sommes pas, mais nous pensions toute de même mériter la publicité gratuite qu’un détour présidentiel nous aurait value. Et nous avions la secrète conviction qu’en raison du discours historique de Charles de Gaulle en 1967, les balcons québécois exerçaient un attrait irrésistible sur les présidents français.

Après la conquête anglaise, les terres des Eastern Townships, appelés à devenir les Cantons de l’Est, puis l’Estrie furent réservées aux immigrants de langue anglaise. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles tant de Canadiens français émigrèrent aux États-Unis au dix-neuvième siècle. Les Eastern Townships furent de langue anglaise à 90% à un certain moment. L’Estrie est aujourd’hui francophone à 90%, ayant été l’objet d’une reconquête pacifique exemplaire, injustement négligée par une histoire habituée aux reconquêtes sanglantes.

North Hatley aura été l’un des derniers villages anglophones. La région est l’une des rares au Canada où le mot bilinguisme a un sens. Francophones et anglophones y ont des rapports de bon voisinage, à la condition que certaines limites soient respectées. Au début de la décennie 1980, juste après le premier référendum sur la souveraineté québécoise, un riche Parisien a acheté l’une de ces villas construites par les Sudistes. Une rumeur a bientôt couru, selon laquelle ce n’était là que le début d’une reconquête de l’Amérique entière par la France elle-même. Les autres millionnaires parisiens, dont nous attendions impatiemment le débarquement, auront sans doute choisi de freiner leur non-indifférence ; nous les attendons toujours. Peut-être voudront-ils suivre l’exemple de MM. Raffarin et Chirac.

Jacques Dufresne
Éditeur de l’Encyclopédie de L’Agora.

P.S. Selon le Littré, une bourgade est un «petit bourg dont les maisons disséminées occupent un grand espace». North Hatley est plutôt un petit bourg dont les maisons regroupées occupent un petit espace entre les collines et le lac.

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