Les joutes et pas d'armes
Au temps où René d'Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem, écrivit son beau traité des tournois, les joutes étaient le complément régulier de ces fêtes. Les batailleurs d'alors se flattaient de n'être jamais las; ils étaient plus fiers encore de leur endurance que de leur adresse. Le tournoi fini, ayant été en armures depuis onze heures du matin, ils dansaient. Le vainqueur, après avoir reçu le prix et embrassé la dame, comme c'était son droit, «et semblablement les deux demoiselles si c'était son plaisir,» dansait avec la reine et se gardait bien d'avouer qu'il était peut-être un peu fourbu.
Vers la fin du bal, on annonçait des joutes pour le lendemain, autre exercice violent, où il fallait soigner son jeu plus que dans le tournoi et où, par conséquent, la possession de tous ses moyens était particulièrement nécessaire. Dans le désordre d'une bataille, le hasard peut vous servir; dans la joute, tout se voit, on se bat seul à seul, c'est un duel. Mais on était toujours prêt et jamais fatigué; du moins, on agissait comme s'il en eût été ainsi. Différents prix étaient donnés, et leur classification montre que l'on avait dès lors, de la même manière que nous l'entendons aujourd'hui, le sens du sport.
Avaient droit aux prix:
1° Celui qui fera le plus beau coup de lance de tout ce jour-là...
2° Celui qui rompra le plus de lances;
3°... Celui qui demeurera le plus longtemps sur les rangs sans déheaumer.» (Chacun devait fournir plusieurs courses et on attendait, en rangs, son tour de jouter, vêtu des armures et surtout coiffé des heaumes les plus pesants qui fussent.)
L'adresse et l'endurance avaient ainsi chacune sa part, bien que, là encore, ce fût toujours la force qui dominât; car il n'y avait, dans ces combats non plus, aucune place pour les feintes menues, les habiles parades, les bottes secrètes.
L'origine première des joutes ne semble pas moins ancienne que celle des tournois. Aussi loin qu'on remonte dans notre histoire, on trouve des combats singuliers et duels à morts; on s'amusa de bonne heure à les imiter en des combats de plaisance, comme on imitait les batailles dans les tournois. L'arme par excellence pour la joute était la lance: au début, l'ancienne arme toute unie des tournois primitifs et de la guerre, et dont les Français se servaient avec une habileté universellement reconnue. Du Cange a réuni quantité de textes qui le prouvent, un de Foucher de Chartres, historien et contemporain de la première croisade, où nos ancêtres sont qualifiés de «mirabiles de lanceis percussores», et d'autres non moins caractéristiques puisqu'ils émanent d'étrangers 1. La lance était une arme favorite pour nos chevaliers, l'arme des exploits. «La lance,» disait Fauchet à une époque où elle tombait en désuétude, «a toujours été arme de chevalier... En ce temps-là, les guerriers pensaient que les meilleurs fers de lance venaient de Bordeaux, comme les meilleurs heaumes et bassinets, de Paris 2.» Les poètes se plaisaient à représenter nos batailleurs chevauchant en troupes, leurs lances droites comme les arbres d'une forêt: «Boson, Fouchier, Fouque, Séguin, conduisent leurs enseignes à travers le bois de frênes: le bois dont je vous parle est un bois où les frênes avaient pour fleurs des pointes d'acier 3.» Dans son ample satire du monde chevaleresque, Cervantès ne pouvait manquer d'armer son héros d'une lance, et c'est avec elle que le chevalier de la Manche accomplit ses exploits contre tous ennemis, y compris les moulins à vent. On s'en servait, en attendant, pour gagner ou perdre des batailles, et on se préparait, au moyen âge, par les joutes aux exercices du temps de guerre.
Dans les commencements, malgré le dédain des anciens tournoyeurs pour les «plaideries», le jeu ne comportait guère plus de règles savantes que le tournoi. On fonçait sur l'adversaire, au grand galop, tâchant de le frapper droit et si fort qu'on pût lui faire vider les arçons, et, s'il restait collé à son cheval, de culbuter les deux à la fois. On frappe un tournoi, disait Dante, et on court une joute:
- Ferir torneamenti e correr giostra 4.
De même que pour les tournois, où, dans le principe, on se servait de ses armes ordinaires, on modéra le jeu au cours des siècles; on adopta l'usage des armes courtoises et une série de règles et de précautions. L'ancienne lance toute lisse, toute droite, des onzième et douzième siècles offrait de nombreux inconvénients, dont plusieurs étaient aussi sensibles à la guerre que dans les jeux. La longueur et le poids de l'arme étaient considérables; le chevalier n'en tirait pas avantage à proportion de sa dépense de force. La lance était longue afin de tenir l'ennemi à distance; mais, en fait, la moitié presque de cette longueur était perdue parce qu'on ne pouvait porter à bout de bras ces lourds instruments. Malgré l'aide de courroies, on devait les saisir près de leur milieu; une bonne partie du bois dépassait en arrière le dos du cavalier: cause de gêne et d'embarras. La tapisserie de Bayeux, les sculptures de Modène 6 et quantité d'autres représentations montrent clairement cette nécessité et le danger qui en résultait.
Afin d'augmenter, sur l'avant, la longueur disponible et l'efficacité de l'arme, il fallait ramener artificiellement en arrière, aussi loin que possible de la pointe, le centre de gravité. Ce n'était pas fort difficile; mais encore, comme pour l'œuf de Colomb, fallait-il y penser; il suffisait que la partie antérieure de la lance fût légère et l'autre lourde. Le bois fut, par suite, taillé de façon à offrir un renflement dans sa portion postérieure. Ce renflement était divisé en deux par un évidement servant de poignée. La lance ainsi formée est celle qu'ont vulgarisée pour nous les dessins et les gravures; c'est celle des derniers romans de chevalerie, celle d'Amadis et de Roger, celle que portent nos Saints Georges, celle qui délivra Angélique de l'orque de mer dans l'île des Pleurs, et tua Henri II de France devant le palais des Tournelles.
Remaniée de la sorte, l'arme était bien en main; une partie considérable de son bois, dont la longueur totale atteignait cinq mètres, parfois davantage, dépassait la poitrine du cavalier et menaçait ses adversaires; l'autre portion paraissait, tout juste, derrière son dos; l'homme de guerre n'avait pas à craindre qu'un voisin de bataille heurtant la hampe de l'arme ne fît par mégarde dévier le coup 7. Mais le poids total de la lance était encore accru et la dépense de force eût dépassé les possibilités humaines si l'usage des armures de plates, dès la deuxième partie du quatorzième siècle, n'avait permis de remédier à cet inconvénient.
Le chevalier, vêtu de fer rigide, était comme une tour fortifiée; on peut accrocher à une tour des ouvrages défensifs extérieurs: guérites ou mâchicoulis; on fit de même pour les chevaliers, Au côté droit de leur cuirasse fut vissé un crampon, dit «arrêt de lance» ou faucre 8, sur lequel l'arme était appuyée en sa poignée et pouvait pivoter par un simple jeu de la main, sans gaspillage de forces. Le choc n'était plus soutenu par le bras et la main seuls, mais par le cavalier tout entier. La résistance du batailleur et la puissance de pénétration de son arme étaient accrues; le recul et l'hésitation du bras le plus robuste ne se produisaient plus au moment du choc. Bien lancé et frappant d'aplomb (ce qui n'était pas aisé à cause de la convexité des cuirasses), le chevalier pouvait crever une armure de plates.
Dans la joute, l’exercice ne consistant pas à tuer l'adversaire, mais à briser, à écraser une lance sur lui, on facilita le jeu en se servant de lances fragiles, en sapin au lieu de frêne, et à la hampe effilée. Rosmital, seigneur de Bohême, qui visita Philippe le Bon en 1466, note qu'on se servait alors, à la cour de Bourgogne, de «lances tout à fait légères»9. Dans ce même temps, l'usage des lances courtoises (connues bien auparavant) était devenu général: au lieu d'un fer aigu, ces armes portaient un rochet, pièce de fer massive et courte, terminée par trois grosses pointes émoussées 10. Afin de diminuer le poids total, les deux renflements de la poignée furent cannelés et évidés: ils furent même parfois complètement creux 11. Le destin des lances de joute étant d'être brisées, il en subsiste naturellement fort peu. On en peut voir une au musée Poldi Pezzoli, à Milan: longue, légère, cannelée, et d'autant plus intéressante qu'elle est exactement pareille à celles qui figurent au château de Malpaga, dans la fresque aussi belle que rarement visitée représentant les joutes données par le condottiere Colleoni à son hôte, le roi Christian 1er de Danemark 12.
Un autre perfectionnement consista dans l'établissement d'une barrière séparative, le long de laquelle galopaient, en sens inverse, les deux jouteurs, et qui couvrait le cheval et, en partie, le cavalier. Tenant leur lance de la main droite, les jouteurs en faisaient passer le bout vers l'oreille gauche de leur monture, visant l'adversaire au côté gauche de son heaume et ayant la barrière à main gauche. Ces barrières devinrent d'un usage commun au quinzième siècle.
Les dangers et désagréments auxquels cette invention obviait étaient considérables. Les cavaliers, auparavant, fonçant l'un sur l'autre à plein champ, risquaient de frapper l'air vide parce que leurs chevaux, rendus prudents par l'expérience, faisaient brusquement un bond de côté. C'était un cas très fréquent, prévu et réglé; les jouteurs devaient alors, «par semblant,» dit Froissart, se montrer «fort courroucés» et recommencer aussitôt «de grand randon». D'autres fois, au contraire, les chevaux trop bien maintenus en ligne s'affrontaient: d'où chutes simultanées, immense poussière, jurons, cliquetis de fer et désarroi général. De là aussi, il est vrai, dans l'opinion des ancêtres, vif intérêt et grand amusement; c'est pourquoi, même après l'invention des barrières, continua-t-on à fournir, de temps en temps, des courses à plein champ, pour éviter la monotonie 13.
Le jeu étant ainsi régularisé, les armes défensives furent modifiées en conséquence. Au tournoi, le chevalier, pris dans une mêlée, avait besoin de voir clair, de pouvoir tourner la tête et remuer les bras afin de parer les coups dont il était menacé de tous côtés: de là les larges ouvertures du heaume et l'armure légère facilitant les mouvements. Dans la joute, c'est le contraire. Il ne faut se garantir que contre un seul choc, rendu redoutable par la vitesse de la course et le poids de l'ennemi, mais prévu et ne pouvant se produire que du côté gauche, par devant, sur une partie limitée de l'individu. Le programme de l'armurier était donc tout tracé: le heaume perd ses larges ouvertures et se referme; le visage est masqué par une plaque de blindage unie et de grande épaisseur, principalement sur la joue gauche. Entre cette plaque et la pièce convexe enveloppant le sommet du crâne, une fente est ménagée, la vue, très étroite sur la gauche, un peu plus large sur la droite, et d'ailleurs dissimulée derrière le rebord supérieur de la pièce couvrant le visage: le chevalier était obligé de baisser la tête (c'était sa pose naturelle quand il chargeait) pour apercevoir son adversaire. Comme il n'avait rien à craindre ni sur le dos ni sur la droite, la défense de ces parties était négligée. Le blindage de la face, tout uni sur le côté gauche, était percé sur la droite d'une petite fenêtre carrée avec volet de fer donnant l'air et la lumière, servant surtout de ventilateur, mais sans grande utilité pour ce qui est de la vision, car, de ce côté-là, il n'y avait rien à voir, l'adversaire était à gauche. Le heaume était fixé d'ordinaire sur la poitrine par des charnières de fer d'énorme dimension. La vie même du jouteur dépendait de leur solidité: leur rupture eût causé le renversement du casque, et la lance se fût brisée contre la tête même du cavalier. En revanche, les attaches sur le dos étaient beaucoup plus faibles, parfois insignifiantes, car il ne pouvait se produire en aucun cas de poussée d'arrière en avant.
Bien que le jouteur eût à fournir plusieurs courses, il n'était pas astreint à une lutte épuisante, de tous les instants et de durée indéterminée, comme le tournoyeur. Il était donc moins important de le munir d'une armure légère. Celles des jouteurs sont d'une épaisseur et d'un poids incroyables. Les heaumes sont si lourds qu'il aurait été impossible de les porter si la tête eût dû les soutenir, mais ils étaient tellement larges qu'ils reposaient à même sur les épaules. On n'avait pas à les ouvrir pour y entrer; la plupart, du reste, ne s'ouvraient pas. On calculait qu'un espace vide de trois ou quatre doigts devait être ménagé entre le visage et le casque, afin que la figure ne put être meurtrie par le choc. Quant à la cuirasse, elle se dégrafait sur le côté droit, moins exposé 14.
De là ces formes étranges d'armures, nombreuses dans toutes les collections, avec ces heaumes «têtes de crapaud» d'apparence tragi-comique, presque aussi larges que la cuirasse où ils sont fixés.
Le côté gauche du jouteur était encore protégé d'autre manière, d'abord par l'écu ou targe, concave, tantôt de bois revêtu d'os ou de corne de cerf, tantôt d'acier. L'arme, dans ce cas, offrait souvent un quadrillage en relief, qui arrêtait la pointe ou le rochet de l'ennemi, l'empêchait de glisser, et amenait la rupture de la lance sur le losange même qu'elle avait touché. L'écu était rattaché par une forte tresse ou courroie à un crampon de fer fixé au côté gauche de l'armure 15.
On finit par trouver cette défense trop mobile et d'une manœuvre trop difficile. On la remplaça par une pièce de fer forgé, de dimension considérable, qui, doublant la défense et convenablement ondulée, recouvrait, d'un seul morceau, le côté gauche de la cuirasse, la joue gauche et le bras gauche. C'est ce qu'on appela le manteau d'armes ou haute pièce. Ainsi recouvert, le chevalier était véritablement un peu «goin», comme disait le roi René; mais, dans une joute, il pouvait l'être sans grand inconvénient 16.
Monter à cheval, armé de toutes pièces, n'était pas mince affaire. Le roi Henri V, dans Shakespeare, se vante, pour conquérir l'amour de Catherine de France, de pouvoir sauter, en armure, de terre sur son cheval prouesse peu commune et plus rare encore dans la réalité qu'au théâtre, bien qu'on en connaisse quelques exemples, un notamment fourni par le maréchal Boucicaut. D'ordinaire on se servait d'un «montoir» à degrés, établi pour la commodité des jouteurs afin de les «aider et aiser à armer et désarmer 17». L'usage du montoir, transmis d'âge en âge, subsistait au dix-septième siècle: il faut, dit Pluvinel, écuyer pratique, et qui n'écrit pas uniquement pour des cavaliers prodiges, «un petit échafaud de la hauteur de l'étrier du cheval, sur lequel deux ou trois personnes peuvent tenir, savoir est le gendarme (le jouteur), un armurier pour l'armer et quelque autre pour l'aider; étant nécessaire en ces actions périlleuses que l'armurier soit toujours proche et arme les combattants 18.»
On perfectionnait sans relâche. On perfectionna si bien que le jouteur finissait par ne plus être qu'une sorte de projectile, presque aussi aveugle et aussi peu libre de ses mouvements qu'un boulet de canon. La dernière de ces innovations transforma l'arrêt de lance: elle paraît être venue «des Allemagnes», où les fabriques d'armures étaient fort actives et où, comme on a vu par les observations du roi René, les batteurs de plates s'inquiétaient peu de savoir si leurs clients, une fois armés, ne seraient pas plus gros que longs. L'arrêt normal consistait en un simple crochet concave soutenant la lance par dessous, seul genre d'arrêt qui fût pratique en guerre. La fatigue du bras était diminuée, mais il fallait encore beaucoup de dextérité pour diriger le coup et bien faire pivoter l'arme sur ce point d'appui. Pourquoi prendre tant de peine, pensèrent les armuriers, puisque nous n'avons à prévoir dans la joute qu'une seule espèce de choc, déterminé d'avance, à une hauteur et dans une direction connues? Ne serait-il pas fort commode de fixer la lance dans un enroulement de fer qui la placerait tout de suite en bonne pose, si bien que le jouteur n'aurait rien à faire qu'à se laisser aller — tout comme un boulet de canon? C'était assurément diminuer le plaisir du jeu, lui ôter le meilleur de son caractère sportif. Des armures innombrables n'en furent pas moins construites dans les fabriques allemandes avec le faucre et contre-faucre. Au lieu de fixer dans la cuirasse un simple crochet servant de support à la lance, on vissait maintenant au côté droit de l'armure une épaisse barre de fer, terminée à chacun de ses deux bouts par une demi-volute: celle d'avant, concave, soutenait la lance par-dessous; celle d'arrière, convexe, retenait le talon de l'arme par-dessus. Plus n'était besoin, dès lors, de soutenir la lance de la main; plus n'était besoin de se préoccuper de bien placer le centre de gravité; on pouvait, sans inconvénient, supprimer le renflement d'arrière; son contrepoids n'était plus utile et la lance, quoi qu'il advînt, demeurait nécessairement en équilibre entre les deux crochets. Il devenait, il est vrai, impossible de la manœuvrer; mais pourquoi la manœuvrer? Elle était pointée d'avance, ne varietur, dans la bonne position. Tout au plus le jouteur pouvait-il relever le fer de l'arme en faisant pression sur la poignée; le baisser était impossible à cause du crochet d'arrière. Aussi l'armurier prenait-il la précaution de donner à son engin une inclinaison plutôt trop basse que trop haute.
C'était, en vérité, s'écarter de plus en plus des saines notions du jeu: pour un peu ce n'eût même plus été la peine de mettre un chevalier dans ces carapaces de fer, qui maintenant portaient toutes seules la lance; un mannequin aurait suffi. Cette invention ne semble pas avoir jamais eu grand succès dans notre pays, et nous trouvons, jusqu'à la fin, des joutes conduites à la manière classique, avec l'arrêt simple, de force moyenne, se rompant parfois, ce qui augmentait l'intérêt et le danger, et qui nécessitait de la part du chevalier, pour éviter de graves blessures, l'exercice d'importantes qualités sportives: justesse et promptitude de coup d'œil, force et habileté.
Il faut reconnaître, d'ailleurs, pour être juste, que, malgré le perfectionnement des heaumes, lances, cuirasses, barrières et faucres, un effort personnel restait à faire au cavalier, dans tous les cas, et un mérite à montrer: celui de bien résister au choc et de ne pas «branler sur la selle». Même avec des lances de sapin, le heurt était rude; il fallait, pour n'être pas renversé, à plus forte raison pour ne pas «branler», s'arc-bouter sur le cheval, bien présenter à la lance ennemie le mur de fer de sa haute pièce, serrer sa monture entre ses genoux comme dans un étau et arrêter l'élan de l'adversaire en le frappant lui-même nettement et «de droit fil». L'insistance des règlements pour interdire de se faire attacher sur la selle montre combien était grande l'importance de s'y maintenir fixement et combien vive la tentation de recourir à tous moyens, fussent-ils peu honnêtes, pour n'être pas désarçonné 19.
Quant au choc lui-même, les fonctions assignées aux serviteurs des chevaliers montrent ce qu'il pouvait être, malgré fer, feutre et capitonnages divers. L'auteur du traité De la façon comment les gens de guerre du royaume de France sont habillés recommande, sur toutes choses, aux valets de s'approcher, à chaque course, de leur maître et de regarder ce qu'il devient dans sa carapace. Les communications du chevalier avec le dehors étaient peu aisées; il pouvait très bien arriver qu'il eût été mis à mal sans qu'on en sût rien. Les serviteurs s'assureront «qu'il ne soit point étourdi ou méhaigné par le coup précédent qu'il aura eu». Ils vérifieront aussi que son armement est en ordre, et comme enfin, en raison de la position de la vue dans le heaume de joute, le chevalier voit mal, et même, quand il se redresse, ne voit rien du tout, «ledit serviteur doit bien regarder s'il y a autre (jouteur) prêt sur les rangs qui ait sa lance sur faucre et prêt pour jouter contre sondit maître, afin que sondit maître ne tienne trop longuement, sans faire course, la lance en l'arrêt, ou qu'il ne fasse sa course en vain et sans que autre vienne à l'encontre de lui 20.» Car si profondes étaient les ténèbres dans la carapace de fer qu'il arrivait à des jouteurs, mal renseignés sur ce qui se passait, de partir trop tôt, de fendre l'air et de se rendre plus ridicules que s'ils avaient attaqué les moulins à vent.
Perfectionnées d'âge en âge, demandant moins de frais que les tournois, aventurant moins de vies à la fois, mettant bien en vue la force et le courage de batailleurs jaloux de se distinguer et de n'être pas confondus avec d'autres, les joutes obtinrent une faveur de plus en plus grande et survécurent aux tournois. Mariages, entrées solennelles, fêtes diverses, tout était prétexte à joutes; et même, fort souvent, on n'avait besoin d'aucun prétexte spécial; on organisait des joutes pour se distraire, se détendre les muscles, égayer un voyage, fût-ce même un pèlerinage, faire la connaissance des champions étrangers, rompre la monotonie de guerres qui duraient cent ans et atténuer par quelques intermèdes courtois la fatigue des haines perpétuelles.
Sur ce chapitre, Froissart est intarissable. La joute était, de son temps, à la période intermédiaire: on y employait tantôt les armes courtoises et tantôt les armes de guerre; les barrières n'étaient pas d'un usage habituel, comme au quinzième siècle, et les cavaliers, entraînés par leurs chevaux hors de la ligne droite, avaient souvent à se montrer «courroucés» et à recommencer «de grand randon».
Le quatorzième siècle est le beau temps de la prouesse individuelle, si pittoresque, si désastreuse. Dans le tournoi, du moins, surtout en sa forme primitive, un peu de tactique était nécessaire; dans la joute, on ne compte que sur soi et tout ce qu'on gagne d'honneur est pour soi: ce jeu devient l'exercice favori, et d'autant plus que, comme on se sert à volonté des armes de combat, il continue d'offrir l'attrait si vif alors du danger réel. On pourrait croire que les guerres interminables, les batailles et les sièges incessants eussent suffi à satisfaire ce goût; mais il s'en fallait de beaucoup. On quittait sa province ou même son pays pour aller «faire armes» au loin, sur la renommée de tel ou tel jouteur fameux de France, d'Allemagne, d'Italie, d'Angleterre ou d'Écosse. Pierre de Courtenay, Anglais, vient en France pour «faire armes»; il rompt une lance avec Gui de la Trémouille, et le roi Charles VI déclare que c'est assez, félicite Courtenay, lui remet des présents et, lui donnant pour escorte le sire de Clary, crainte de mésaventure en pays ennemi, le renvoie à Calais. En route, on s'arrête chez la comtesse de Saint-Pol, et Courtenay exhale, en présence de la dame, sa mauvaise humeur: il n'a eu aucun plaisir et n'a su «à qui faire armes» en France. Clary est furieux, mais se tait pour ne pas causer d'esclandre en présence d'une dame et parce qu'il est chargé d'escorter l'autre. Arrivé en terre anglaise, il fait constater à l'étranger qu'il y est arrivé sans encombre et que la courtoise mission prescrite par le roi est finie. Sur l'acquiescement de Courtenay, Clary lui rappelle le propos tenu devant la comtesse et conclut:
«Je veux bien que vous sachiez que je m'offre ici, quoique je sois l'un des moindres de notre marche, que le royaume de France n'est pas si vide de chevalerie que vous n'y trouviez bien à qui faire armes... Ce n'est pas par haine ni félonie que j'aie à vous ni sur vous; ce n'est fors que pour garder l'honneur de notre côté, car je ne veux pas que, vous, retourné à Calais ou en Angleterre, vous vous vantiez que, sans coup férir, vous avez déconfit les chevaliers de France...»
L'étranger accepte avec plaisir; on courra trois courses de lances de guerre. «Quand ils furent venus, il n'y eut point planté de parlement,» ces parleries dédaignées des tournojeurs, «car ils savaient bien quelle chose ils devaient faire. Tous deux étaient armés bien et fort... et étaient bien montés; et puis leur furent baillés les glaives (lances) à pointes acérées de fer de Bordeaux, tranchants et affilés... Ils éloignèrent l'un l'autre et éperonnèrent les chevaux et vinrent l'un contre l'autre, par avis, au plus droit qu'ils purent. Ce premier coup ils faillirent et point ne se assénèrent: de par semblant ils furent moult courroucés. A la seconde joute, ils rencontrèrent et vinrent l'un sur l'autre de plein eslai. Le sire de Clary férit et atteignit le chevalier d'Angleterre de plein coup de son glaive (sa lance)... et lui perça tout outre la targe et parmi l'épaule, tant que le fer passa outre bien une poignée, et l'abattit jus du cheval de ce coup. Le sire de Clary qui si bien avait jouté passa outre franchement et fit son tour ainsi qu'un chevalier bien arréé (correct) doit faire et se tint tout coi, car il vit qu'il avait abattu le chevalier anglais et que toutes gens de son côté l'environnaient.»
Ceux-ci adressent des reproches au Français:
— «Vous dussiez et pussiez bien courtoisement avoir jouté.» — Mais, dit Clary, nous étions à égalité, et il a tâché de m'en faire autant.
Puis, comme deux courses seulement avaient été courues, il demanda, comme les règles du jeu l'y obligeaient, «s'il lui faut ou veut plus. — Nenni, répondirent les autres; chevalier, partez vous, car vous avez assez fait.»
Clary s'en alla fort satisfait de l'aventure et rejoignit le roi, qu'il en trouva très mécontent. Le chevalier français avait-il le droit de considérer sa mission comme finie, une fois la frontière passée, et de «faire armes» contre Courtenay, montrant ainsi son désaveu de la décision royale qui avait mis fin aux joutes de l'Anglais? Problème trop délicat, selon les idées du temps, pour être tranché à la légère. En attendant la solution, Clary fut mis en prison, risquant fort d'être banni. Par bonheur, le sire de Coucy et le duc de Bourbon plaidèrent sa cause et purent enfin lui annoncer sa grâce: «Grand merci, dit-il, mais je cuidais avoir bien fait 21.»
On voit que, si les tournois rappelaient les batailles, les joutes n'étaient pas sans ressemblance avec les duels. Une des séries de joutes les plus célèbres du siècle fut donnée à Saint-Inglevert 22, entre Boulogne et Calais, en mai 1390; la fête eut la forme alors si goûtée de défi général à tous venants, le défi étant lancé par trois Français: Regnault de Roye, Boucicaut et le sire de Saint-Py. Ils offraient le combat à lance «de paix ou de guerre» à tous venants, trente jours durant: c'est assez dire qu'ils ne doutaient pas de leur endurance ni de leur force. «Et pour ce que l'entreprise des trois chevaliers semblait au roi de France (Charles VI), et à ceux et celles qui là étaient, très hautaine, il leur fut dit et remontré pour le meilleur que ils le fissent écrire et jeter en un feuillet de papier.» Grimoires, plaideries! disaient les tournoyeurs d'antan. «Si prirent un clerc, et encre et papier, et se boutèrent en une chambre, et écrivit le clerc ainsi:
Pour le grand désir que nous avons de voir et d'avoir la connaissance des nobles gentilshommes, chevaliers et écuyers étrangers... nous serons à Saint-Inglevert le vingtième jour du mois de mai prochainement venant, et y serons trente jours... et tous les trente jours, hormis les vendredis, délivrerons toutes manières de chevaliers et d'écuyers... chacun de cinq pointes de glaive (lance de guerre) ou de cinq de rochet (lance courtoise)... de tous les deux si ce leur agrée. Et au dehors de notre logement seront trouvés nos targes et nos écus armoriés de nos armes, c'est à entendre de nos targes de guerre ou écus de paix. Et quiconque voudra jouter, vienne ou envoie, le jour devant heurter, ou toucher d'une vergette auquel que mieux lui plaira à choisir,» et il aura, selon son gré, joute de paix ou joute de guerre.
Ces conditions furent examinées; les sages du conseil royal froncèrent le sourcil, craignant des complications internationales, «pour tant que les armes devaient se faire si près de Calais,» et que les Anglais, fort susceptibles, auraient pu y voir une provocation indirecte, «atine d'orgueil et de présomption.» Mais le roi dit: «Qu'on leur laisse faire leur emprise! Ils sont jeunes et de grand volonté; si l'ont promis devant les dames de Montpellier.» Le roi lui-même était âgé de vingt et un ans, et un séjour qu'il venait de faire tout justement dans cette ville lui avait laissé une admiration particulière pour les dames de Montpellier.
Les joutes eurent lieu au mois de mai 1390; quantité d'Anglais y vinrent; les trois jeunes gens firent des prodiges, et non seulement aucun incident international ne vint troubler la parfaite harmonie dans laquelle on s'asséna d'innombrables «horions», mais les Anglais «remercièrent grandement les chevaliers français de leurs esbattements».
Nous avons plusieurs récits de ces joutes; celui de Froissart, le plus minutieux, est d'une longueur et d'une monotonie prodigieuses; il faut, pour le lire sans en rien sauter, quelque chose de l'endurance de Boucicaut ou de Saint-Py. Il est fort instructif toutefois. On y voit que presque tous les chevaliers préfèrent la joute de guerre, que les coups pénétrant «ès lumières des heaumes», coups très admirés, furent nombreux, mais sans désagrément notable, sauf, pour Boucicaut, «que le sang lui vola hors du nez;» d'autres fois des étincelles seulement «volent du heaume, toute vermeilles». Godefroy de Seton, Anglais, eut le bras traversé, le fer restant dans la plaie; un autre Anglais fut «porté si durement à terre qu'on cuidait qu'il fût mort», mais il ne l'était pas. Assez souvent les fers se brisent et demeurent plantés dans les targes; les chevaux se heurtent de front et «s'arrêtent tout cois» ou «s'asseoient». En somme, malgré un danger réel, aucune mort et peu de blessures sérieuses. Il y avait manière de s'y prendre, et, bien que le péril fût plus grand avec les armes de guerre, cependant on ne cherchait pas à tuer ni à faire de grièves blessures. C'est pour cela que les amis de Courtenay avaient pu crier au sire de Clary: «Vous dussiez et pussiez bien courtoisement avoir jouté.» Clary avait eu ses raisons; mais, d'ordinaire, on y mettait plus de réserve; en d'autres termes, on s'épargnait. S'il en fallait une preuve, à ajouter à la rareté des accidents graves, on la trouverait dans le soin que prend Froissart de nous assurer, à chaque course, sans se lasser, avec une monotonie de refrain, que ses chevaliers «ne se veulent pas épargner»; qu'ils frappent «sur les heaumes sans eux épargner.» Le chroniqueur eût pris moins de peine pour écarter cette idée s'il se fût agi d'une pratique invraisemblable ou rare.
Aux quatorzièmes, quinzième, seizième siècles, les joutes sont innombrables. Elles sont racontées par les historiens et chantées par les poètes, peintes sur les marges des manuscrits, représentées sur les tablettes d'ivoire, les coffrets, les boîtes à miroir, introduites même dans les allégories nébuleuses si fort à la mode au moyen âge.
Elles égayent la cour des héros de roman, celle des rois de France, celle de Noble le Lion dans le Roman de Renart 23. Même prisonnier de ses ennemis, un seigneur ne se privait pas de plaisirs si nécessaires. Otage en Angleterre, après la paix de Brétigny, Jean de France, duc de Berry, fameux preneur de villes et grand collectionneur de manuscrits, «fut moult bel jouteur,» dit Christine de Pisan, «dont au temps qu'il était en Angleterre avec son père le roi Jean, y forjouta les joutes (gagna le prix) par plusieurs fois et aussi en France.» Son frère, le duc de Bourbon, «bel, joyeux, festoyant et de honorable amour amoureux et sans péché, selon que relation témoigne,» se distingua de même en Angleterre, «car bel jouteur était,» dit Christine: c'était encore, dans les idées du temps, une manière de faire respecter le nom français. Et cette manière, du reste, n'empêchait pas les autres, car Louis de France, duc de Bourbon, contribua à la victoire de Rosebecque et commanda la croisade triomphante contre Tunis, en 1390. Les rois de France, à partir du moins de Charles VI, qui semble avoir donné l'exemple à ses successeurs 24, se livrèrent avec ardeur à ces jeux.
Charles VI se distingua aux joutes de 1389, données en l'honneur de la reine Isabeau et que décrit si complaisamment Froissart, où l'on souffrit si terriblement «de la poudrière» (la poussière), grande cause de gêne et parfois de morts par étouffement tant en joutes qu'en tournois: «Et eut le prix des joutes pour le mieux joutant de tous, par l'assentiment et jugement des dames et des hérauts, le roi de France. Et pour ce que les chevaliers se plaignaient de la grand poudrière qu'il avait fait le jour des joutes, et disaient les aucuns que leurs faits en avaient été perdus,» — toujours cette même préoccupation d'être bien vu et distingué, — «le roi ordonna qu'on y pourvût. Si furent pris plus de deux cents porteurs d'eau qui arrosèrent la place ce mercredi et amoindrirent grandement la poudrière, mais nonobstant les porteurs d'eau, encore y en eut-il assez.»
Un chevalier partant en voyage et désireux d'égayer sa route publiait volontiers ses «chapitres», c'est-à-dire les règles du jeu qui lui étaient propres et qu'il offrait à tous venants. D'aucuns portaient au bras, au cou, à la jambe, un emblème, une emprise, et parcouraient le monde, véritables défis vivants, offrant le combat à quiconque se résolvait à toucher leur emprise 25.
De Werchin, sénéchal de Hainaut, part en 1402 et annonce, rapporte Monstrelet, que, se rendant à Saint-Jacques d'Espagne pour le bien de son âme, il acceptera le combat à armes courtoises contre tout opposant qui ne le détournera pas de plus de vingt lieues de son itinéraire, dûment notifié d'avance à tous et à chacun. Le sénéchal pourra se présenter ainsi à la châsse de monseigneur Saint Jacques avec quelque meurtre de plus sur la conscience, mais accompli selon les règles, en toute loyauté, sans la moindre haine et par simple «esbattement». Parce qu'on avait quelque vœu à remplir, ce n'était pas une raison, pensaient les chevaliers de ce temps, pour s'en aller tout confit en dévotion. L'histoire du fameux Jacques de Lalain, gloire de la cour de Bourgogne, est un interminable récit de joutes, duels et combats de toute sorte; il se battait à la lance, la hache, la dague et l'épée; car, si la lance était l'arme classique de la joute, d'autres parfois y étaient employées; il adressait ses «chapitres» aux plus illustres batailleurs d'Europe et se transportait en leur pays pour se couvrir de gloire, tout en s'amusant à ces duels figurés. Ses lettres de provocation authentiques et qui nous sont parvenues sont aussi courtoises que le roi René lui-même eût pu le souhaiter. Il provoqua James Douglas, en 1448, «pour les grands biens, honneur et vaillance que je sais être en votre noble personne,» écrivait-il, et pour ce que «sur tous autres, au cas que votre plaisir serait, je désire avoir votre accointance, en ramenant à mémoire le noble désir et haut vouloir que je sais que vous avez au très renommé métier des armes, et que me tiendrais bien heureux que aucun service pusse faire à votre très belle dame». Suivent les conditions et chapitres de ses combats. Douglas répond par la lettre la plus polie du monde et accepte avec toute sorte de compliments, à la suite de quoi il essuie une défaite complète en présence du roi d'Écosse, Jacques II, et de toute la cour 26. De Lalain devait avoir affaire un jour à plus fort ennemi. Un obscur soldat, sans nom, sans chevalerie, tirant au hasard et de loin, fit partir, du haut des murs de Poucques, un boulet de pierre qui fracassa la tête du héros: en juillet 1453, l'année où, Constantinople prise, les historiens font finir le moyen âge.
Au seizième siècle, quand le goût des tournois s'est éteint, la passion pour les joutes reste aussi vive. A l'entrée de François 1er à Paris, après son couronnement, le 15 février 1515, il y en eut «de moult excellentes; et y fut tué d'une lance un gentilhomme nommé M. de Saint-Aubin»; ce qui prouve que le jeu avait été sérieux, «excellent 27.» François 1er lui-même, dès son enfance, brilla dans les joutes; son fils Henri II, qui avait les mêmes goûts, en fut victime, comme on sait, en un combat dont il sera question plus loin. En Angleterre, l'héroïque soldat et charmant poète Sidney remportait le prix des joutes «sur l'avis, dit-il, des spectateurs anglais, et d'autres encore, envoyés par cette douce ennemie, France 28». Car nous restions des plus experts à ces jeux, et l'avis de juges français valait d'être cité.
La mort tragique d'Henri II (passe encore qu'un Saint-Aubin fût tué) contribua à diminuer la faveur dont jouissait ce genre d'exercice. Il survécut, mais de ce moment date pour lui la décadence. Le vieux Pluvinel, modèle des écuyers, déplore, à chaque page du beau traité qu'il écrivit pour son maître, le jeune roi Louis XIII, l'adoucissement des mœurs et la perte des anciens usages. Il enseigne encore l'art de la joute à son élève, mais c'est un art mourant. Son traité donne, en tout cas, un bon résumé des diverses précautions par lesquelles on avait cherché, au cours des siècles, à limiter le danger de cet amusement: barrière séparant les cavaliers, protégeant leurs montures et empêchant «que les chevaux, sur lesquels on a souvent rompu les lances et qui craignent le choc, ne s'écartent de la carrière»; grosses et fortes vis fixant à la cuirasse le casque, impossible à retourner ou renverser; plastron de fer couvrant tout le côté gauche de la cuirasse, l'épaule et le bras gauche, doublant ainsi la défense et remplaçant l'écu, etc.
Les questions de cérémonial, d'attitude et d'élégance préoccupent Pluvinel, tout naturellement, puisqu'il écrit au déclin de l'art qu'il célèbre: «En partant, je veux qu'ils fassent la quatrième levée... et qu'en même instant ils posent l'arrêt de la lance sur l'arrêt de la cuirasse, et au lieu de laisser tout doucement tomber la pointe de la lance, j'entends qu'elle soit tout à fait en la place pour rompre, vingt pas avant de rencontrer son ennemi, afin d'avoir plus de loisir de s'ajuster et de donner (toucher) au lieu qu'on désire, pour rompre de bonne grâce. Et prendre garde de ne serrer pas la lance dans la main en choquant, de crainte que, se rompant dans la poignée, elle ne blesse la main qui se trouverait serrée: ce qui arrive assez souvent à ceux qui ne savent pas ce secret. Il suffit seulement que la main serve pour soutenir la lance sur l'arrêt de la cuirasse, et pour ajuster le coup où l'on désire. Puis, la lance rompue... il faut faire son arrêt de bonne grâce, en levant le reste du tronçon qui reste dans la main, et, l'arrêt fait, le jeter hors la lice, dans le champ. Mais si la lance se rompait dans la poignée, il faut, en faisant son arrêt de bonne grâce, hausser la main et secouer le gantelet, pour montrer aux regardants qu'on n'est pas étonné du choc 29.»
Ainsi le vieil écuyer, remontant à l'époque de sa jeunesse, commémorait les souvenirs d'un âge qui se rappelait encore les tournois, au seuil d'un siècle qui ne connaîtrait plus que les carrousels.
Entre la joute et le tournoi, le pas d'armes, qui consistait, comme le tournoi, dans l'imitation d'une opération de guerre: la défense ou l'attaque d'un pas ou passage, d'un pont, d'une entrée de château, d'une porte de ville. «Tenir le pas» était le fait des défenseurs ou «tenants», qui repoussaient l'attaque des «venants», de «ceux de dehors». Dans des temps où l'artillerie était, soit inconnue, soit peu efficace, et où le sol était hérissé de menues forteresses qu'on prenait et reprenait sans cesse, les gens de guerre avaient constamment, dans la vie réelle, à attaquer ou défendre des ouvrages d'art ou des défilés naturels; on leur en donna de plus prestigieux à prendre dans les romans: les chevaliers, se piquant au jeu, rivalisèrent avec leurs modèles imaginaires et voulurent ressembler à leurs portraits. Ils cherchèrent à se hausser jusqu'aux prouesses de Roland défendant le pas de Roncevaux 30: quand ils le faisaient dans des fêtes, on peut sourire; quand ils le faisaient à Marignan, il n'y a qu'à admirer. Ces peintures embellies éveillaient dans leurs âmes de ces idées qu'on a appelées plus tard des idées-forces et qui élevaient leurs cœurs. On a vu depuis des sociétés incessamment enlaidies par des peintres dont le «réalisme» consistait à n'observer que laideur et bassesse, comme si rien d'autre n'était «réel» que la laideur, semant des idées-forces qui abaissent au lieu d'élever, et, au lieu de fortifier, tuent, — au lieu de fortifier tueraient, si l'on pouvait paralyser l'effort du peuple dont le navire «ne fut jamais englouti». C'est la devise d'une ville; c'est aussi le résumé de l'histoire d'une nation.
Le pas d'armes offrait l'agrément de pouvoir être varié à l'infini: par le choix du lieu à défendre, des armes, des conditions du combat, enfin par l'imitation de quelque rencontre fameuse dans l'histoire ou dans le roman. Par là on donnait à ces exercices un caractère dramatique et romanesque qui en augmentait l'intérêt. La reproduction de tel ou tel «pas» fameux revient constamment dans les fêtes du moyen âge: par exemple, le «pas de Saladin», où l'on reproduisait les exploits semi légendaires du sultan et de Richard Cœur-de-Lion. Tantôt, c'étaient de vrais combats (sans haine); tantôt, c'étaient de simples spectacles pour enchanter les regards, mais où l'on donnait et recevait encore, au hasard de la représentation, force horions très réels. «Dessous le moûtier de la Trinité,» dit Froissart, à propos de l'entrée à Paris de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, «sur la rue, avait un échafaud, et sur l'échafaud un châtel, et là, au long de l'échafaud, était ordonné le pas du roi Saladin, et tout fait de personnages, les chrétiens d'une part et les sarrasins d'autre part, et là étaient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au pas Saladin furent, et armoyés de leurs armes, ainsi que, pour le temps de adonc, ils s'armaient.» A l'arrivée du cortège, le roi Richard vint demander à Charles VI congé d'aller assaillir les Sarrasins. «Ce congé pris, le roi Richard s'en retourna devers ses douze compagnons et lors se mirent en ordonnance et allèrent incontinent assaillir le roi Saladin et ses Sarrasins; et là y eut par ébattement grand bataille.»
Ces jeux héroïques avaient une telle importance et formaient des souvenirs si plaisants qu'on en perpétuait le souvenir en les faisant représenter en tapisseries. Le Prince Noir possédait de très belles tapisseries du pas de Saladin, qu'il mentionne dans son testament et lègue à son fils, qui allait être le roi Richard II: «Nous devisons à notre fils, la salle d'arras du pas de Saladin.» (7 juin 1376, veille de sa mort.)
Les Français excellaient à ce genre de jeu dont le pittoresque et les formes variées charmaient leur imagination. Dans son livre du Courtisan, l'Italien Castiglione énumère les qualités qu'un homme de cour parfait devrait emprunter aux diverses nations, et il donne aux Français la palme pour les tournois, les pas d'armes et les combats à la barrière: «nel torneare, tener un passo, combattere una sbarra 31.»
Combattre à la barrière était une autre forme du jeu les chevaliers ayant mis pied à terre, séparés jusqu'à hauteur du nombril par une barrière de bois, échangeaient par-dessus les planches des coups de hache, d'épée et même de lance, selon des conditions arrêtées d'avance, jusqu'à ce que les juges, suivant l'expression consacrée, «missent les holas.» Ils se frappaient à tour de bras, de toute leur force. Bayard, dans un de ces jeux, rapporte le «Loyal Serviteur», donne un tel coup de hache sur la tête de son adversaire que celui-ci tombe sur les genoux et baise la terre. Les juges crient aussitôt: «Holà! Holà! C'est assez; qu'on se retire!»
Peu à peu tous les termes désignant ces jeux se confondirent, et cette confusion, continuée jusqu'à nos jours, a souvent fait perdre de vue le sens propre qu'avait à l'origine chaque mot, et quel jeu spécial il désignait. De bonne heure, et, en tout cas, dès le quatorzième siècle, une fête comprenant toute une série de jeux chevaleresques fut appelée parfois un tournoi, même quand aucun des jeux ne consistait en «courtoise bataille». Le nom restait glorieux et on aimait à s'en servir. Souvent, au quinzième siècle et depuis, on appela «pas d'armes» des fêtes comprenant, outre la défense du pas, des joutes ordinaires et d'autres exercices. On appela encore, un peu plus tard, «pas d'armes» des rencontres où il n'y avait ni pas ni place à protéger, et où attaque et défense n'étaient plus guère que des figures de langage. La fête où mourut Henri II est appelée, dans le même document, joute, tournoi et pas d'armes. Ce mot de fête était, dans la réalité, celui qui convenait le mieux aux exercices ainsi compris; et c'est d'ailleurs celui qu'emploient beaucoup de textes consacrés à ces «fêtes d'armes».
Elles sont innombrables et des plus brillantes au quinzième et dans la première partie du seizième siècle. De non moindres héros que Bayard, non seulement y participaient, mais en organisaient eux-mêmes. Le bon chevalier, dans sa jeunesse, fit crier, raconte le Loyal Serviteur, une «fête d'armes» ou «tournoi» à Aire, proclamant d'avance les conditions des divers combats: trois coups de lance de guerre, à cheval, sans lices, et douze coups d'épée; puis combat à pied, à poussée de lance, à la hache, à une barrière de la hauteur du nombril, etc. «Pardieu, compagnon,» dit un camarade de Bayard, «jamais Lancelot, Tristan ni Gauvain ne firent mieux!» On accourut de toute part, car l'occasion était bonne, pensait-on, pour égaler les héros de la Table Ronde. Dans cette solennité guerrière, belle «à merveille», au bruit des trompettes sonnant «impétueusement», se distingua Bayard lui-même, et avec lui un chevalier du Dauphiné nommé Tartarin. Mais, prédestiné peut-être, par son nom, aux aventures ridicules, il perdit son timbre, consistant en «un petit chapelet plein de plumes.» Le chapelet resta au bout de la lance de Bayard, pendant que Tartarin lui-même gardait sur la tête son heaume devenu chauve.
Jamais le rôle des dames ne fut plus grand qu'à ces réunions: non seulement elles n'en étaient plus jamais absentes, mais on en discutait d'avance les termes et conditions avec elles. Claude de Salins publie, en 1497, les chapitres d'un pas d'armes: ils lui ont été imposés par sa dame et, afin que nul n'en ignore, le document débute ainsi: «A l'honneur de la Trinité, de la glorieuse Vierge Marie et de madame Sainte Anne, je, celle qui croit avoir puissance sur vous, Claude de Salins... pour ce que je désire l'augmentation de votre honneur et renommée... aussi pour voir, savoir et connaître si obéirez à mes commandements, j'ai avisé et délibéré certains chapitres d'armes que je veux être par vous exécutés:
.... «Premièrement, je vous envoie un volet (petit voile) de blanche soie, fait à la mode du pays de ma nativité, lequel veux, que vous chargiez et portiez à votre bras senestre 32». Ce sera son emprise. Suit l'énumération des coups de lance, d'épée ou de hache qui devront être donnés, leur nombre, leur manière et leur séquence.
Claude de Salins, si bien encouragé, se rendit célèbre dans ces jeux; on a la relation d'un autre pas d'armes qu'il soutint dans son château de Vincelles, le 6 mars 1512. On y voit que, facétieux non moins que vaillant, il avait assigné d'avance pour prix au vainqueur, à ses frais comme c'était l'usage pour qui organisait la fête: «une riche émeraude, de la valeur de mille écus — ou au-dessous.»
Vieilli, ayant dépassé l'âge des joutes, il fait encore superbe figure au grand pas d'armes donné au château de Nozeroy en 1519 33: «Or oyez! Or oyez! Or oyez!...
Six gentilshommes font à savoir à tous nobles hommes les choses qui s'ensuivent...
«C'est que le lendemain de Noël, jour de monseigneur Saint Étienne, lesdits gentilshommes se trouveront de bonne heure sur les rangs armés de toutes pièces, en harnais de guerre, gardant une barrière, la lance au poing, pour combattre ceux qui venir y voudront.» Ils se battront ensuite à «l'épée à une main», à «l'épée à deux mains», à la pertuisane, à la hache; ils se reposeront le troisième jour «en l'honneur des Saints Innocents». Le cinquième jour, ils «se trouveront en armes, la haute pièce treillée à losanges», et jouteront avec la lance de guerre «à la selle rase»: raffinement qui rendait le jeu beaucoup plus difficile et dangereux. A l'inverse de la «selle à piquer», la selle rase n'avait pas ces arçons surélevés et cette sorte de dossier, qui facilitaient la résistance au choc et permettaient à beaucoup d'éviter la honte de «courses branlantes». Ils défendront un bastillon contre tous assaillants; et il s'agissait d'une imitation fort exacte d'un vrai siège, car il fut soutenu «au vaux de Mièges, près de Nozeroy au comté de Bourgogne», avec fossés à ranchir, murs à écheler, sorties, assaut, et grand usage de l'artillerie des deux parts pour battre les murs ou en écarter l'ennemi. L'imitation de la lutte à outrance fut poussée jusque dans l'observation des pratiques pieuses; les assaillants baisèrent la terre au moment de l'assaut, en invoquant Dieu; «messeigneurs du bastillon, voyant leurs ennemis en tel état, semblablement se ruèrent tous en terre, baisant icelle, comme il est de coutume en tel cas, en requérant Dieu qu'il leur voulût donner la victoire.» Beaucoup sont blessés dans cet ébattement, mais personne n'est tué.
Claude de Salins était là, seulement à titre de juge diseur. Mais lorsque furent données les joutes à la selle rase, lesquelles offraient cette particularité d'être courues de nuit en une salle du château («au château de Nozeroy, en une salle basse, s'est trouvée faite une lice tendue de toile», la salle étant éclairée de «cinq douzaines de torches»), une dame fit demander à notre chevalier de cesser d'être juge pour montrer lui-même sa prouesse. Il s'excusa d'abord, disant «qu'il était prescrit de ce faire, attendu qu'il avait, d'âge, cinquante-sept ans, à trois mois près. Mais voyant ledit chevalier que derechef ladite dame lui commandait, l'accepta, incontinent monta à cheval, armé de toutes pièces», et fournit des courses magnifiques, notamment contre le comte de Montferrand, qui eut son arrêt de lance brisé.
Les dames triomphaient, mais payaient parfois leur triomphe un peu cher; les artistes les représentaient, sur leurs tablettes d'ivoire, assistant à ces fêtes en société compromettante; les moralistes gémissaient: «et lubrica facta sunt,» dit un chroniqueur à propos des joutes de 1389. Les joutes et les pas d'armes se terminaient, comme les tournois, par des danses, et les graves censeurs trouvaient là fort à redire: «Et après les joutes commencèrent les danses, aux trompes et aux nacaires et aux cornemuses, et ne finirent pas tant qu'il fût grand jour. Et Prudence (vit là) les boires et les mangers outrageux, les joutes, les danses, les jeux de dés, et ouït les reniements et les maugréments et les grands serments que l'on faisait contre Dieu 34.» Prudence s'émerveille, en sa naïveté, de n'entendre nulles nouvelles, en pareil lieu, «de Charité ni d'Humilité» (1338). Deux siècles plus tard, les goûts sont les mêmes; on danse aux lumières toute la nuit; les ressources de l'éclairage étaient moindres qu'aujourd'hui, et Saint François de Sales prémunit Philothée contre de tels passe-temps, à de telles heures: «Ils ont lieu durant la nuit et pendant les ténèbres, qui ne peuvent être suffisamment dissipées par les illuminations, et il est aisé, à la faveur de l'obscurité, de faire glisser beaucoup de choses dangereuses dans un divertissement qui est déjà susceptible de mal... Je vous parle donc des bals, ô Philothée, comme les médecins parlent des champignons. Les meilleurs, disent-ils, ne valent rien... Étant spongieux et poreux, (ils) attirent aisément, selon la remarque de Pline, toute l'infection qui est autour d'eux et le venin des serpents.» Les poètes, naturellement, n'étaient pas de cet avis; bien loin de comparer les reines des fêtes d'armes aux serpents et aux champignons, ils les comparaient aux anges du Paradis, et Philothée était soumis à de grandes tentations:
- Servants d'amour, regardez doucement
Aux échafauds (tribunes) anges du paradis;
Lors jouterez fort et joyeusement 35.
Un des pas d'armes les plus mémorables fut donné au château de Sandricourt en 1493; un récit minutieux, rédigé avec une compétence professionnelle par le héraut d'armes du duc d'Orléans, nous en est parvenu; de belles miniatures mettent sous nos yeux chaque scène de ces curieux combats. Nous sommes entre le moyen âge et la Renaissance; on surenchérit en paroles sur les mœurs chevaleresques; on se promet d'imiter les chevaliers errants qu'on ne connaît que par les livres; un semblant de confort tout moderne donne un caractère bizarre et presque risible à des combats où l'on se flatte de surpasser les prouesses des anciens preux; on assaisonne ses exploits de littérature. Nous nous éloignons de Roland; peut-être nous rapprochons-nous de Don Quichotte.
«Ce sont les armes qui ont été faites au château de Sandricourt près Pontoise, le seizième jour de septembre mil quatre cent quatre-vingt et treize, lesquelles ont été, par moi, Orléans, héraut d'armes de monseigneur le duc d'Orléans, vues... et rédigées et mises par écrit à la vérité.» Ce qui l'a décidé à écrire les prouesses des combattants, «si a été pour la grande ardeur de prouesse de quoi j'ai vu leurs nobles cœurs si très pleins 36.»
«S'en suivent les articles dudit combat de Sandricourt,» autrement dit le programme, ce que les coureurs de joutes appelaient leurs chapitres, mélange singulier, dans le cas présent, de sport et de roman: «Pour ce que tout vrai cœur qui tend à bonne renommée doit quérir et parfaire la volonté des dames, comme de ce dont toute perfection de valoir sort et procède;» que, d'autre part, les plus belles et les meilleures se trouvent à Pontoise et dans les environs; qu'enfin ces belles personnes ont daigné mettre «au monde dix jeunes écuyers ou chevaliers qui, dès leur enfance, ont... exploité leur temps ainsi que jadis faisaient en ce lieu même les errants»; pour ces motifs et d'autres encore, les susdits gentilshommes se sont résolus «à faire et accomplir» les articles suivants:
«Et premièrement lesdits chevaliers ou écuyers qui sont dedans ledit château de Sandricourt sont délibérés, tous dix ensemble, de se trouver, ainsi qu'ils ont accoutumé, à la Barrière périlleuse de ladite place, où nul n'approche sans danger et s'y trouveront le quinzième jour de septembre, à pied, armés comme il appartient, ou ainsi que chacun voudra, l'épée ceinte, tranchante, sans estoc (pointe), la lance au poing, à fer moulu, pour défendre ladite périlleuse barrière contre les premiers dix qui s'y voudront présenter...»
Le jour suivant, les défenseurs sortiront du château à cheval, au son du cor, «la lance sur la cuisse», et se battront contre dix opposants, «au Carrefour ténébreux»; puis il y aura des combats singuliers «au Champ de l'épine». Puis les dix chevaliers se transporteront «en la Forêt dévoyable» (sans chemins, où l'on se perd, expression courante dans les romans de chevalerie, où toutes les forêts sont dévoyables); là, ils iront «chercher leurs aventures, erreront parmi ladite forêt montés et armés» comme ci-dessus, et livreront bataille, au gré du hasard, contre tous ceux qu'ils rencontreront. «Et se fera ladite erre pour le jour seulement. Et seront tenus lesdits gentilshommes, le lendemain, se trouver au dîner audit château de Sandricourt pour rapporter, en leur foi et honneur, devant les dames et juges de vérité, de ce qu'ils auront trouvé durant leur queste.»
Le combat et ses conditions sont annoncés, avec permission du roi, par toutes les villes, cités et places de France, et tout se passe conformément au programme. Le Carrefour ténébreux «était tout clos de bois à grands échafauds que lesdits gentilshommes avaient fait faire»; au bout se trouvaient des pavillons préparés pour que les combattants pussent s'armer et désarmer commodément. «Et chacun desdits chevaliers avait son pavillon et tente pour soi armer ou désarmer et monter à cheval ainsi qu'il leur plaisait; et force hypocras, vins et viandes donnaient à chacun qui y voulait venir»: cabinets de toilette et buffets qui n'eussent pas médiocrement surpris les paladins d'autrefois.
A la première épreuve, «tomba par terre le vicomte de Rouen... tous y firent très vaillamment, et à toutes peines les pouvait-on départir.» Au Carrefour ténébreux, «à la rencontre du choc des lances et des chevaux, furent trois desdits chevaux portés par terre, dont l'un desdits chevaux mourut» sur place. Diverses chutes, pertes d'épées et bris de lances se produisent: tous «se acquittèrent terriblement bien». Le jour d'ensuite, les chevaliers «tiennent le pas» contre tous venants. A la «huitième course, s'est présenté monseigneur de Saint-Vallier de dedans contre Marcillac de dehors et a rompu ledit seigneur de Saint-Vallier sa lance, de droite atteinte, sur ledit Marcillac»: le coup fut si «grand et terrible» que ce dernier aurait été jeté à terre «si n'eût été l'arrêt de la lance dudit seigneur de Saint-Vallier qui rompit», ce qui fit que le tronçon de lance, n'ayant plus son point d'appui naturel, lui retourna le poignet. On trouve, le lendemain, Saint-Vallier à l'écart et ne se battant pas, «pour ce que il était afoulé en la main.»
Il en dut être fort marri, car c'était le jour le plus intéressant de tous et le dernier de la série, le jour de la Forêt dévoyable: «Et le lendemain partirent lesdits gentilshommes qui tenaient le pas, pour aller en la Forêt dévoyable, en armes, comme chevaliers errants, quérant leurs aventures, et étaient lesdits chevaliers si gorgias que c'était merveille.» Ils se transportent donc dans les champs et bois voisins, dont les moindres sentiers leur étaient familiers, courant leurs aventures, à l'imitation des «seigneurs de la Table Ronde». On se bat de tous côtés, à pied, à cheval, à la lance, à l'épée. «Et tout ledit jour n'eût-on vu à travers champs et bois sinon que chevaliers combattant les uns aux autres et en tant de lieux que possible n'était de pouvoir tout voir.»
A cette date, l'imitation de la guerre se reconnaissait encore, mais bien des raffinements inattendus étaient introduits dans le jeu pour le confort et soulas des combattants: «Et cedit jour de la Forêt dévoyable étaient les maîtres d'hôtel en la quête après lesdits chevaliers et avaient gens de tous côtés après eux qui portaient force hypocras blanc et clairet, juillets (juleps) et sirops violas (de violettes), confitures et autres épiceries à qui en voulait, et quelque part qu'ils rencontrassent lesdits chevaliers ou autres gentilshommes leur en présentaient, desquels qu'ils voulaient, à leur plaisir.»
Une miniature charmante représente la scène: une vaste campagne avec des bouquets d'arbres çà et là; les serviteurs versent l'hypocras dans de grands bols de bois; de belles dames minces et élégantes, aux cheveux d'or et aux grands yeux, offrent, d'un air mélancolique et doux, le vin aux chevaliers. Ceux-ci, montés sur leurs chevaux de guerre, entr'ouvrent l'orifice supérieur de leur carapace afin de pouvoir incliner entre les lèvres de fer du casque les petits baquets bien remplis que leur tendent de belles mains.
Le soir a lieu le banquet final, «grand et plantureux,» lequel, en raison du nombre des convives, fut servi dans la cour du château, illuminée a giorno . «Grand force torches et falots y avait, tant en la cour... que ès tours et à l'entour de ladite place et d'une lieue en ronde y eût-on pu venir aussi à clair que si c'eût été de jour.» Le banquet était servi en grande joie et à grand fracas, comme c'était l'usage; au bruit de la vaisselle, aboiement des chiens et, dominant le tout, harmonieux vacarme de «grand quantité de tabours de Suisses et autres instruments qui incessamment ne cessaient de sonner».
Le petit livre du héraut Orléans nous donne nfin le nom des dames qui assistèrent à ces combats, «si honnêtement et richement habillées,» dit ce consciencieux témoin, «que chacun noble homme devait avoir courage et prendre plaisir de faire quelque chose pour l'amour d'elles»: les noms de dames qui furent belles il y a quatre cents ans. Orléans nomme les chevaliers aussi: Saint-Vallier, Coligny, Hédouville et bien d'autres, dont beaucoup, jouèrent un rôle en de plus sérieuses aventures. La plupart firent, en effet, partie de ces troupes vaillantes qui se couvrirent de gloire en Italie et dont, disait Brantôme en son énergique langage, «les cimetières et champs de là sont encore bossus 37.»
L'époque de la Renaissance vit chez nous les plus somptueuses de ces fêtes, et leur déclin. Au mariage de Louis XII avec Marie, sœur d'Henri VIII, Monsieur d'Angoulême (François 1er) tint le pas avec sept capitaines: La Palice, Bonnivet, Fleurange, Vendôme... «Et avecque leurs aides tinrent le pas à tous venants, tant Anglais que Français, fût à cheval ou à pied, et vous assure qu'ils eurent merveilleusement à souffrir, car ils eurent dessus les bras plus de trois cents hommes d'armes. Et y furent faites de fort belles choses, de frapper et bien jouter; et encore fut plus beau à voir les banquets et festins qui s'y firent» (1514). Le rôle des maîtres d'hôtel allait décidément grandissant: et, cette fois, la constatation ne vient pas d'un héraut d'armes, mais d'un célèbre «adventureux», Fleurange, maréchal de France 38.
Un événement tragique précipita la décadence de ces jeux. Ce fut la conclusion funeste des «joutes», «tournoi» et «pas d'armes», où Henri II trouva la mort. En raison de l'importance que lui valut sa catastrophe, les témoins de la fête nous en ont conservé tous les détails, et une grande planche gravée, reproduite plus loin («Perrissim fecit, 1570»), nous permet d'assister à la scène. Les jeux furent donnés en 1559, après la paix de Cateau-Cambrésis, à l'occasion des mariages de Marguerite, sœur d'Henri II, avec le duc de Savoie, et d'Élisabeth, fille du roi de France, avec Philippe II d'Espagne, veuf depuis six mois de Marie Tudor, reine d'Angleterre.
Le «cartel» annonçant les conditions du combat a été conservé; il est très curieux, c'est une sorte de document diplomatique où se mêlent les considérations de politique internationale et les énonciations sportives. Telles étaient les habitudes d'alors: une proclamation de ce genre était un moyen pour le souverain de se mettre en communication avec ses sujets et d'agir sur l'opinion publique; le pas d'armes serait aujourd'hui remplacé par un bal, et le cartel par une dépêche de livre jaune. «De par le Roi. — Après que, par une longue guerre, cruelle et violente, les armes ont été exercées et exploitées en divers endroits, avec effusion de sang humain et autres pernicieux actes que la guerre produit, et que Dieu, par sa grâce, clémence et bonté, a voulu donner repos à cette affligée chrétienté par une bonne et sûre paix, il est plus que raisonnable que chacun se mette en devoir, avec toutes démonstrations de joies, plaisirs et allégresses, de louer et célébrer un si grand bien, qui a converti toutes aigreurs et inimitiés en douceurs et parfaites amitiés, par les étroites alliances de consanguinité qui se font, moyennant les mariages accordés par le traité de ladite paix;» lesquels mariages sont là-dessus spécifiés afin que nul n'en ignore. Il est, en conséquence, et comme démonstration de joie, notifié à tous princes, seigneurs, etc., «qu'en la ville de Paris, le pas est ouvert par S. M. Très Chrétienne, et par le prince de Ferrare, Alphonse d'Este; François de Lorraine, duc de Guise (ce même Guise qui avait défendu Metz et pris Calais), et par divers autres, pour être tenu contre tous venants dûment qualifiés, à commencer au seizième jour de juin prochain et continuant jusques à l'accomplissement et effet des emprises et articles qui s'ensuivent. — La première emprise à cheval, en lice, en double pièce, quatre coups de lance et un pour la dame; la deuxième emprise à coups d'épée, à cheval,» etc., etc. — Paris, 22 mai 1559.
Dans le fait, ces fêtes chevaleresques, où le roi se montra, portant, avec une constance de héros de roman, le blanc et le noir, couleurs de sa maîtresse (Diane de Poitiers, — Ætatis suæ 60), durèrent tout le mois de juin. Les Français y manifestèrent, comme d'habitude, leur habileté à la lance: «Le premier de juin,» lit-on dans les Mémoires du maréchal de Vieilleville 39, qui assistait à ces combats et y prit part, «le roi ouvrit le pas du tournoi où il fut couru d'une merveilleuse adresse. Et montrèrent bien les Français aux Espagnols qu'ils sont plus experts qu'eux au fait de la cavalerie et que la lance sur toutes armes leur appartient, pour s'en savoir mieux aider que toute autre nation de la chrétienté; car de cent Français qui coururent, il n'y en eut pas quatre qui ne rompissent leur bois, et bien peu des Espagnols, qui s'y montrèrent si maladroits qu'à plusieurs les lances leur sortaient des poings et les laissaient tomber à terre, faisant au reste des courses si branlantes que l'on pensait à toute heure qu'ils dussent tomber.»
C'était là, comme on sait, un grand point dans ces courses: ne pas branler sur la selle, ne faire qu'un avec le cheval, frapper l'adversaire et subir le choc sans que le pied bougeât sur l'étrier; toutes conditions que résumait quelques jours plus tôt le même Vieilleville quand il tâchait de détourner le roi d'aller au procès d'Anne du Bourg. Chacun son métier, disait-il: «Si vous allez faire l'office d'un théologien ou inquisiteur de la foi, il faudra que le cardinal de Lorraine nous vienne apprendre à coucher notre bois, courant en lice; quelle adresse il nous faut tenir pour le rompre, et notre garde à faire une course de droit fil, sans branler ni choquer des genouillères la barrière.»
Après les fêtes pour le mariage espagnol, vinrent celles du mariage de Savoie. La lice était établie dans le quartier Saint-Antoine, devant l'ancien hôtel royal des Tournelles, non loin de la Bastille. Le 30 juin, Henri II fournit ses courses en commençant par son futur beau-frère, Emmanuel-Philibert, «auquel le roi dit en riant qu'il serrât bien les genoux, car il l'allait bien ébranler, sans respect de l'alliance ni de fraternité... Le roi fit une très belle course et rompit fort bravement sa lance; M. de Savoie semblablement la sienne, mais il empoigna l'arçon, le tronçon jeté, et branla quelque peu; qui diminua la louange de sa course.
Le roi courut ensuite avec même succès contre M. de Guise, puis enfin contre le comte de Montgomery, sieur de Lorges, «grand et roide jeune homme,» huguenot de religion. Cette course «était la dernière que le roi devait courir, car les tenants en courent trois et les assaillants une. Tous deux se choquent à outrance et rompent fort dextrement leurs bois». Le rôle du roi était fini et il appartenait à Vieilleville «de courir comme l'un des tenants après le roi, pour faire aussi ses trois courses»; mais le roi eut la fantaisie de faire une course supplémentaire contre le même adversaire, pour avoir sa revanche, disant que celui-ci «l'avait fait branler et quasi quitter les étriers»: car, revêtus maintenant d'armures perfectionnées, les jouteurs s'épargnaient moins que jamais et la majesté royale ne retenait en rien la lance de quiconque était grand et roide comme Montgomery de Lorges. Vieilleville supplia son maître de n'en rien faire, l'assurant que ses scrupules étaient injustifiés et que la course avait été très belle des deux parts. Le roi persista; sur quoi M. de Vieilleville lui dit: «Je jure le Dieu vivant, Sire, qu'il y a plus de trois nuits que je ne fais que songer qu'il vous doit arriver quelque malheur aujourd'hui et que ce dernier juin vous est fatal.» Le roi passa outre et fit appeler son adversaire qui, «par très grand malheur, obéit et prit une lance.»
On vit alors une chose étrange; il semble que l'idée d'une catastrophe imminente fût dans l'air, car «faut-il noter qu'à toutes courses et tant qu'elles durent, toutes les trompettes et clairons sonnent et fanfarent sans cesse, à tue- tête et étourdissement d'oreilles», — cette musique guerrière dont les vallées rebondissaient et au son de laquelle les chevaux «se jolivaient» dès les douzième et treizième siècles. — «Mais incontinent que tous deux furent entrés en lice et eurent commencé leurs courses, elles se turent tout coi, sans aucunement sonner, qui nous fit avec horreur présager le malheureux désastre qui en advint: car ayant tous deux fort valeureusement couru et rompu d'une grande dextérité et adresse leurs lances, ce malheureux Lorges ne jeta pas, selon l'ordinaire coutume, le tronçon qui demeure en la main, la lance rompue, mais le porta toujours baissé et, en courant, rencontra la tête du roi duquel il donna droit dans la visière, que le coup haussa, et lui creva un œil.» Le roi tomba sur l'encolure de son cheval et, se souvenant des avertissements de Vieilleville, dit qu'on «ne pouvait fuir ni éviter son destin». Il languit dix jours; les noces de Savoie eurent lieu pendant sa maladie, au milieu des larmes; le cerveau avait été atteint par une esquille du tronçon de lance et la guérison était impossible «Le dixième de juillet 1559, Dieu en fit sa volonté; et, lui, rendit l'esprit,» justifiant les sinistres prédictions des contemporains de Charles VI qui ne voulaient pas qu'un roi prît part à des joutes 40. Une épitaphe fut composée à cette occasion, qui se terminait ainsi: «Lui que Mars n'a pu nous prendre, l'image de Mars nous le prend.»
- Quem Mars non rapuit, Martis imago rapit.
Notes
1. Dissertations ou Réflexions sur l'Histoire de saint Louys du sire de Joinville, par Ch. Du Fresne, seigneur Du Cange. (Collection de Mémoires de Petitot, t. III, p. 114.)
2. Origine des Chevaliers. — Œuvres, Paris, 1610, in-4°, fol. 523 (achevé d'écrire, 1600).
3. Girart de Roussillon (onzième siècle), chanson de geste, traduite par Paul Meyer.
4. Inferno, XXII.
5. Chronique de Roger De Coggeshall, éd. Stevenson (Rolls, 1875, p. 368.
6. Voir le dessin plus haut, p. 54.
7. Souvent, mais non pas toujours, une rondelle de fer était placée en avant de la poignée. Elle était assez petite chez nous, mais très grande en pays germanique, où elle constituait comme un bouclier couvrant le bras droit presque entièrement. On en peut voir un exemple dans l'armure de Maximilien au Musée d'Artillerie, G. 166. Chez nous la rondelle, quand on s'en servait, n'avait «au plus aller, que ung demy pié». Façon comment les gens de guerre du royaulme de France... sont habillés; section des «Harnoys de joute»; Anonyme, 1448, document de premier ordre, œuvre d'un homme de guerre qui sait de quoi il parle, publié par R. De Belleval, Costume militaire des Français, Paris, 1866, in-4°; ms. à la Bibliothèque Nationale, Fr. 1997.
8. Proprement faultre ou feutre: le crampon étant d'ordinaire, comme la poignée même de la lance, rembourré, «feutré,» pour éviter tout glissement. Le mot est fort ancien et désignait, dès le onzième siècle, les courroies qui suppléaient, au temps des hauberts de mailles, aux crochets fixes en fer rigide vissés plus tard sur les armures de plates. Cligès, dans Chrestien de Troyes, charge «lance sur faltre» (entre 1160 et 1170).
9. «Hastis utuntur admodum tenuibus.» Commentarius brevis et jucundus itineris atque peregrinationis pietatis et religionis causa susceptœ a... D. Leone libero Barone de Rosmital et Blatna, Johannœ Reginœ Bohemiœ fratre... Bohemice conscriptus et nunc in latinam linguam translates, par Stanislas Pawlowski a Pawlowicz, fol. 26, Olmutz, 1577, in-8°. Dans le passeport qu'elle donne à son frère, la reine l'appelle «Rosental» et, au lieu de motifs pieux, dit qu'il a entrepris son voyage «gratia exercitii militaris».
10. C'est la forme la plus usuelle, celle que décrit le Traité de la façon comment les gens de guerre du royaulme de France... sont habillés (1448), celle que montrent d'innombrables ivoires et notamment le beau troussequin de selle conservé au Louvre (fin du treizième siècle ou commencement du quatorzième, n° 52, lance droite sans rondelle ni poignée), celle enfin qu'offre la lance dont est munie l'armure de Maximilien au Musée d'Artillerie, G. 66. Toutefois cette lance, qui est une restitution moderne, est trop épaisse et eût été impossible à briser.
11. «La lance qui aussi s'appelait bois, je croy, par excellence et encore glaive, et puis, quant elles furent plus grosses, bourdons et bourdonnasses quand elles furent creuses...» Fauchet, Origines des chevaliers. — Œuvres, Paris, 1610, p. 524. Une lance de ce genre, ayant appartenu à Charles Brandon, duc de Suffolk, et accompagnant son armure de joute (laquelle pèse cent livres et est de 1520), se voit à la Tour de Londres.
12. Dans la plaine en avant de Bergame. Cette fresque, peinte par Romanino, offre un intérêt de premier ordre, non seulement à cause de ses grandes dimensions, qui permettent de bien voir tous les détails du jeu (joute classique, avec barrière s'élevant jusqu'au coude des chevaliers; l'un d'eux est culbuté), mais parce que, à la différence de bien des miniatures, elle n'est pas l'œuvre d'un enlumineur de couvent, représentant, un peu à l'aventure, des scènes mal familières à l'artiste. Une autre bonne représentation de joute italienne se voit à la National Gallery de Londres: deux petits panneaux par Morone.
13. Une miséricorde de stalle, dans la cathédrale de Gloucester (fin du quatorzième siècle), a pour sujet une de ces rencontres; les deux chevaux se sont affrontés; l'un d'eux, assis sur sa croupe, se tient debout comme un chien savant et bat l'air de ses sabots. L'artiste, qui a voulu faire ressortir le côté comique de la scène, a pris la liberté de représenter ses chevaliers joutant sans visière, afin de pouvoir montrer le vaincu faisant, dans son embarras, la plus ridicule grimace, les jambes horizontales, le pied contre le nez du cheval adverse.
14. «Item, la pièce dessusditte qui arme le visaige est voluntiers large et descendant presque d'une venue jusques à la gorge, ou plus bas, affin qu'elle ne soit pas si près des visaiges quant les cops de lance y prennent. Ainçois qui le veult faire à point, fault qu'il y ait quatre doiz d'espace du moins entre deux... Ce que contient la poitrine jusques aux faulx (à la taille) est d'une seulle pièce et se lace du costé de la main droite ou par derrière, du long de l'eschine.» De la façon comment les gens de guerre... sont habillés. — Harnoys de joutes, éd. Belleval, p. 9. M. de Belleval dit que les «heaumes de joute» que l'on possède ressemblent à ceux que décrit ce traité et non à ceux du roi René, taxant ce dernier d'inexactitude. Mais le roi décrit des heaumes de tournoi, nécessairement différents, et nous en possédons qui confirment entièrement son dire.
15. Ce crampon est très visible dans l'armure de l'arsenal de Venise dont nous donnons le dessin. Des échantillons d'écus d'acier à nervures se trouvent dans toutes les collections; les plus beaux, sans comparaison, sont ceux de Madrid, ayant appartenu à Charles-Quint, gravés par D. Hopfer d'Augsbourg, 1520 et 1536, et qu'on a vus au pavillon de l'Espagne à l'Exposition de 1900. Les expressions targe et écu sont constamment employées comme synonymes par les auteurs du moyen âge. Froissart parle à un endroit de «targes de guerre et écus de paix»; une page plus loin, il se sert des deux termes en sens inverse. Dans la Chanson de Roland, les deux termes sont employés dans le sens de bouclier de guerre.
16. Un spécimen remarquable de manteau d'armes, provenant du legs Ressmann, se voit au Bargello de Florence (no 24); beaux ornements gravés et dorés. Un modèle tout différent et d'espèce peu commune était exposé au pavillon de Hongrie en 1900 (en fer, couvert de cuir au dehors et matelassé en dedans). L'Arsenal de Copenhague et plusieurs autres musées en possèdent aussi; le manteau d'armes de l'armure de Maximilien, dans notre Musée d'Artillerie, est une restitution moderne exécutée d'après les gravures du Triumph des Kaisers Maximilian (originaux contemporains; album en fac-similé, Vienne, 1883-1884). Le manteau d'armes resta en usage jusqu'à la fin; Pluvinel, au dix-septième siècle, en mentionne encore les avantages et inconvénients dans son Instruction du Roi: «Mais aussi (l'homme) ne peut hausser, baisser, tourner la teste, n’y remuer l'espaule gauche; seulement il luy reste le mouvement depuis le coude pour pouvoir arrester son cheval.» 1666, P. 135. (Première édition, moins complète, sous le titre de Maneige royal, 1623.)
17. Olivier De La Marche, Traicté d'un Tournoy... l'an 1469, texte dans Prost; Traités du duel judiciaire, 1872, p. 67.
18. Instruction du Roi, p. 135 (éd. de 1666).
19. On trouve encore, par exemple, cette prohibition dans l'Ordonnance et ordre du tournoy, joustes et combat à pied et à cheval, publié à l'occasion du Camp du Drap d'Or en 1520 (résumé dans les Calendars of State Papers; Henry VIII, t. III, première partie, p. 307). Le marquis de Saluces se distingua dans ces fêtes; il fournit huit courses et brisa six lances «de droict fil».
20. Éd. René de Belleval, 1866, p. 12. Les «deux ou trois petites vues» supplémentaires, ou la fenêtre carrée, ménagées sur la joue droite, étaient percées «affin que l'en n'ait schault dedens le heaulme, et aussi affin que on puisse mieulx ouir ou veoir celuy qui le sert de la lance.» (Ibid.)
21. Année 1389. Froissart, liv. IV, chap.V.
22. Telle est la forme actuelle du nom de ce village qui compte aujourd'hui environ cinq cents habitants et fait partie du canton de Marquise (Pas-de-Calais).
23. Renart fait jouter divers animaux, et en particulier Cointerel le singe, monté sur Roonel le mâtin. Le singe est armé et poursuit sa course de la manière la plus correcte, sauf que, par vengeance, il frappe le pauvre chien si fort des éperons:
- Par un petit que il ne crieve,
Et sachiez que morir y cuide.
Mais il rompt sa lance fort galamment.
Noble approuve en connaisseur:
Ce dist Nobles, cist jostent bien.
Roman de Renart, éd. E. Martin, Strasbourg, 1882 et s., t. II, p. 330.
24. Il joute à Cambrai, en 1385: «Et y eut grand feste et belles joustes,» rapporte Juvénal des Ursins, «et combien que les roys n'ayent pas accoustumé de eulx exercer en telles manières de joustes, toutesfois le Roy voulut jouster.» De même en 1389: «Mais plusieurs gens de bien furent très mal contents de ce qu'on le feit jouster. Car en telles choses peut avoir des dangers beaucoup.» Histoire de Charles VI, Paris, 1604, PP. 57 et 93.
25. Ce terme désignait aussi les chapitres du combat, enfin le combat lui-même: l'entreprise du chevalier; c'était là le sens primitif et fondamental du mot.
26. Le combat eut lieu, le mardi gras 1449, à Stirling, avec lances, haches, épées et dagues. (Bull. de la Soc. de l'Hist. de France), 1884, pp. 196 et suiv.) Combats pareils, avec emprise et chapitres ou «lettres d'armes», dans le roman de Jehan de Saintré, par La Sale, ch. XVIII et s.
27. Journal d'un Bourgeois de Paris, éd. Lalanne, p. 4.
28. C'est le beau sonnet 41:
- Having this day, my horse, my hand, my lance,
Guided so well, that I obtain'd the prize,
Both by the judgement of the English eyes,
And of some sent by that sweet enemie, France...
29. Instruction du Roi en l'exercice de monter à cheval, Paris, 1666, in-fol., p. 137 (1er éd. abrégée, 1623).
30. «Car par les escriptures trœve on le memore des bons et des vaillans hommes de jadis, si com les neuf preus qui passèrent route par leur prœce, les douze chevaliers compagnons qui gardèrent le pas contre Salehedin et se poissance, les douze pers de France qui demorèrent en Raincevaus.» Froissart, éd. Luce, t. II, p. 4.
31. Il Cortegiano (écrit en 1514), liv. I, chap, XXI; éd. V, Cian, Florence, 1894, P. 48.
32. Texte dans Prost, Traités du duel judiciaire (etc.), Paris, 1872, p. 223. Salins était capitaine de la garde de l'archiduc Charles, plus tard Charles-Quint.
33. Texte de la Relation dans Prost, p. 235. Nous reproduisons une vue contemporaine du château de Nozeroy, dont il ne reste plus maintenant que quelques ruines (département du jura).
34. Le Livre du Roy Modus et de la Royne Ratio; Ms. Fr. 1299, fol. 114. Cette partie du livre fut composée en «l'an de grace mil CCCXXXVIIJ»; c'est une allégorie; le reste de l'ouvrage, dont il sera question plus loin, traite de la chasse.
35. Eustache Des Champs, Œuvres, éd. des Anciens Textes, t. III, à propos des fêtes de 1389, où se distingua Charles VI.
36. Le Pas d'Armes de Sandricourt, sans date, mais contemporain; miniatures à la main. La Bibliothèque Nationale a deux exemplaires de ce livre, inscrits sous la même cote. L'exemplaire aux armes royales contient les meilleures miniatures.
37. Le château de Sandricourt a été abattu au dix-neuvième siècle et remplacé par un château moderne (aujourd'hui propriété du marquis de Beauvoir); on y conserve un modèle en liège de l'ancien édifice.
38. Histoire des choses mémorables advenues du reigne de Louis XII et François 1er, par Robert De La Mark, seigneur De Fleurange, chap. XLIV. (Collection Petitot, t. XVI, p. 269.)
39. Rédigés par Vincent Carloix, son secrétaire. (Texte dans la collection Petitot, t. XXVI et suiv.)
40. En signe de deuil, Catherine de Médicis fit raser l'hôtel des Tournelles, et sur son emplacement se tint le marché aux chevaux, jusqu'à ce que Henri IV y fît établir la fameuse place Royale, aujourd'hui place des Vosges. On voit très bien l'hôtel, avec le rectangle affecté aux joutes, dans le plan de Paris de G. Braun, 1530. On distingue même la barrière au milieu, et la rangée de constructions basses, sur les côtés, qu'on ornait et disposait en tribunes, en cas de fêtes.