60e anniversaire de la mort de Gandhi

Jean-Philippe Trottier

Il y a soixante ans, le 30 janvier 1948, Gandhi était assassiné par « un hindou hostile à son programme de paix et de tolérance pour toutes les croyances et les religions. » Comment ne pas évoquer ce grand défenseur de la paix à un moment de l'histoire où on souhaiterait voir surgir un apôtre de la non violence?

    Il y a soixante ans, le 30 janvier 1948, Gandhi était assassiné par « un hindou hostile à son programme de paix et de tolérance pour toutes les croyances et les religions. »1) Près de quarante années plus tard, le film de Richard Attenborough, Gandhi, sorti en décembre 1982 aux USA et en 1983 en France, remportait cette même année huit récompenses et onze nominations lors de la remise des Oscars, entre autres: meilleur acteur, meilleur réalisateur et meilleur scénario original (John Briley). L’acteur Ben Kingsley interprétait le rôle du Mahatma d'une façon hallucinante, non seulement en raison de sa ressemblance physique avec Gandhi mais aussi par son identification à la fois intelligente et sensible à son destin. Ce film est l'un des rares chefs d’œuvre du cinéma.

    1) Douze apôtres des libertés (Introduction aux droits de l'homme, publiée par l'Agence d'information des États-Unis, septembre 1996; mise à jour en septembre 1998).




    Nous avons extrait les passages suivants de l'article encyclopédique de Jean-Philippe Trottier: Le fakir demi-nu, son rouet et le citoyen responsable. L’auteur y avait mis en exergue cette pensée de Gandhi : «Pour sauvegarder la démocratie, le peuple doit avoir un sens aigu de l'indépendance, de la dignité personnelle et de son unité et il devrait s'appliquer à ne choisir pour le représenter que des gens de bien et de vérité.»

    « (…) Cette prééminence du moral sur le politique peut surprendre si l'on considère que cette dimension a depuis longtemps été confinée au domaine privé, comme si la vie de la cité n'était qu'un jeu arbitraire et ses participants de simples agents interchangeables, à l'intersection de forces qui les dépassent, selon ce qu'ont prôné certaines idéologies du XXe siècle. On comprendra mieux cette immixtion du moral en évoquant l'exemple de Mohandas Karamchand Gandhi, figure fort populaire de l'anticolonialisme mais passablement oubliée depuis la fin des empires coloniaux. Retenons pour notre propos certains faits saillants.

    Naissance en 1869 dans la caste des marchands, jeunesse banale, éducation occidentale, études de droit à Londres, avocat de la communauté indienne en Afrique du Sud de 1893 à 1914 (ce sera le laboratoire pour son action future en Inde), correspondance avec Tolstoï et Romain Rolland, retour en Inde en 1914, rédaction de son Autobiographie à partir de 1922 alors qu'il est emprisonné pour l’énième fois, quelques voyages en Europe, activité politique menant à l'indépendance de l'Inde le 15 août 1947, assassinat par un brahmane extrémiste le 30 janvier 1948, alors que hindous et musulmans s'entre-déchirent. Retenons aussi que Gandhi était, de son propre aveu, un grand timide et que son action aurait été impossible sans une série de précurseurs et un climat politico-social mûr. Notons le sous-titre de l'Autobiographie, mes expériences de vérité (My Experiments with Truth, dans la version anglaise). Gandhi n'était effectivement pas un théoricien mais un empiriste. Au lieu d'invoquer une doctrine et de l'appliquer «par le haut», comme le font d'ordinaire les spécialistologues diplômés, il réfléchissait à partir de la vie quotidienne dans ce qu'elle a de plus banal et en tirait une réflexion puis un agir, individuel d'abord, puis collectif. Ce côté ordinaire se reflète d'ailleurs dans l'ouvrage qui frise souvent la platitude et l'on n'y trouvera que rarement des références théoriques «intéressantes» à tel ou tel auteur, seulement quelques impressions de lectures, des considérations sur l'alimentation, la chasteté, la pureté, des anecdotes un peu fades, à la façon d'un journal intime d'adolescent. Il y a par contre un fouillis de petits détails sur ses activités en Afrique du Sud, en Inde et en Angleterre. Ainsi le fakir demi-nu (comme l'appelait Churchill), époux et père de deux enfants mais pauvre avocat, décide de boycotter son coiffeur et son blanchisseur, allant jusqu'à apprendre le métier de sage-femme pour la naissance de son troisième enfant.

    Cette conduite, trompeusement pingre et indigne de figurer dans un livre, est une directe préfiguration de l'autosuffisance nationale qu'il prônera plus tard pour l'Inde. Ce sera le vœu de Svadeshi, mouvement anti-britannique préconisant le boycott des importations anglaises et le développement de l'autarcie économique. Deux symboles, aussi simples que puissants, illustrent cette réappropriation: d'une part, le tissage sur place du khâdi à partir du coton indien et non plus l'importation de cotonnades britanniques onéreuses tissées à partir du même coton exporté vers la métropole (il fallait pour cela ressusciter l'usage du rouet, tombé en désuétude, et il est significatif que cet instrument figure au centre du drapeau indien). D'autre part, la célèbre marche du sel menée par Gandhi en 1930, geste fort qui signifiait que le sel des côtes indiennes appartenait aux Indiens, lesquels pouvaient le recueillir eux-mêmes sans avoir à l'acheter des mains britanniques ni à payer la gabelle. Il serait trop long de retracer avec précision le parcours de Gandhi qui lui a permis d'enraciner une action collective dans une expérience strictement personnelle. Deux citations permettent de mieux cerner pourtant l'esprit de cette fabuleuse extrapolation: «Tant que l'homme ne se place pas, de son plein gré, au dernier rang de ses frères humains, il n'est pas de salut pour lui. L'Ahimsâ, c'est l'extrême confin de l'humilité» (Ahimsâ signifiant non-violence et par extension Vérité). Ou encore: «Si je pouvais rendre populaire l'emploi de la force d'âme (qui n'est jamais qu'un autre nom pour la force d'amour), au lieu de la force brute, je sais que je serais en mesure d'apporter une Inde capable de défier toutes les forces mauvaises du monde.»

    Gandhi avait compris d'instinct que la vie de la cité n'a de sens et de stabilité que si elle est inspirée par un exemple, le sien en l'occurrence, lui-même fondé sur une vision qui le transcende. On pense à Martin Luther King, à Jean-Paul II, au Charles de Gaulle de l'Appel du 18 juin. Terriblement pratique, il a senti que la politique ne se faisait pas «par le haut» mais «par le bas», à partir du concret le plus humble et le plus authentiquement universel. La politique, et c'est là une leçon d'une portée inouïe, commence en soi-même puis se démultiplie, s'articule organiquement dès que l'on franchit le seuil de sa maison pour entamer un dialogue avec son voisin. C’est en vertu de cela que l'on a pu dire que l'Inde a été une gigantesque caisse de résonance pour l'agir de Gandhi, phénomène acoustique qui dans nos contrées, a été remplacé par un mystérieux et silencieux jeu d'ombres chinoises pour initiés.

    Gandhi, pour qui religion et politique étaient indissociables, a subi de fortes influences. Curieusement, elles furent très peu indiennes au départ car, conformément à la situation coloniale, l'occupant britannique et une grande partie de l'élite locale considéraient l'hindouisme comme un amas de superstitions passéistes et inutiles, la lumière venant de Londres et de l'Europe. Quelque peu dépossédé de son bagage culturel et spirituel, Gandhi l'a récupéré par le biais d'Européens éclairés: ainsi Edwin Arnold, journaliste qui a traduit la Bhagavad-Gitâ en anglais puis Annie Besant, théosophe dans la foulée d'Elena Blavatski, qui fonda la Ligue du Home Rule indien en 1916 et devint présidente du Congrès l'année suivante. Ou encore Tolstoï dont Gandhi tira l'idée de non-violence. N'oublions pas non plus le Sermon sur la montagne («Si quelqu'un te frappe à la joue gauche, tends la droite», conseil de moins en moins compris en Occident, de même que la force d'amour qui le sous-tend).

    Mais en quoi le Québec d'aujourd'hui et l'Inde de l'époque sont-ils semblables, et la responsabilisation du peuple dont nous parlions a-t-elle quelque chose à voir avec le tissage du coton ou le confin de l'humilité? Il y a certes d'énormes différences, à commencer par la masse humaine, et l'action d'un Gandhi québécois ne serait pas la même sur 7 000 000 que sur 300 000 000 d'âmes; et puis il y a les 5 000 ans de socle identitaire, le degré de pauvreté, un développement économique différent, les haines religieuses meurtrières, le degré d'oppression (à ce palmarès, le martyrologe québécois est loin derrière l'indien ou l'irlandais), notre proximité avec le géant américain, etc. Ceci dit, là où cette évocation peut être profitable, c'est dans l'écho même du Mahâtma («grande âme», titre qu'il abhorrait) (...) : vision morale de l'homme, dialogue entre l'individuel et le collectif. Ajoutons aussi la résistance passive ou désobéissance civile (Satyâgraha, néologisme sanskrit signifiant littéralement «attachement à la vérité» car l'acception occidentale n'existait pas en Inde), qui n'est pas «manque de respect pour l'autorité légitime, mais obéissance à la loi suprême de l'être», ce qui nous ramène forcément à un ordre qui dépasse et englobe l'homme.

    Gandhi était à ce sujet exemplaire et comprenait fort bien que ce n'est pas l'opposant qu'il faut attaquer mais le système dans lequel il se meut. Ainsi sa désobéissance ne visait-elle pas son interlocuteur, à l'égard duquel il manifestait la plus grande politesse et déférence, mais son idéologie. L'«extrême confin de l'humilité» (ou l'enseignement du Sermon sur la montagne) lui permettait de s'extirper du jeu identitaire imposé par le colonialisme afin de forcer le respect de ses adversaires, même les plus acharnés. Plutôt que d'exercer une quelconque coercition sur autrui, il préférait le faire sur lui-même par le biais du jeûne. Il en fit de nombreux, d'abord par souci de purification personnelle et ensuite comme moyen de persuasion (là encore, on observe un passage par «contagion» de la morale individuelle à une application politique). Gandhi, citoyen par excellence, a touché le cœur de ses amis et de ses ennemis (on pourrait, mutatis mutandis, dire la même chose d'un René Lévesque qui savait toucher ses interlocuteurs).

    Retenons donc pour le Québec les éléments suivants: réintégration d'une définition morale - et non moralisatrice - de l'homme; purification et humilité «contagieuses», antidotes à l'humiliation historique; profond respect de soi et de l'adversaire; conscience que chacun, même le plus petit, est le dépositaire de quelque chose qui le transcende (notamment une souffrance qui n'est pas l'obscurantisme castré cher à nos penseurs locaux mais plutôt un vecteur d'universel. On ne dit d'ailleurs pas assez souvent que la perpétuation du français en Amérique du Nord est le signe d'une résistance française butée et somme toute d'un ratage britannique). Gandhi, par sa farouche opposition à la partition de l'Inde hindoue et du Pakistan musulman, au nom justement d'une fraternité humaine supra religieuse, pourrait ressembler à cet égard à notre Trudeau personnaliste, compassion et esprit de communion en plus, dandysme et persiflage sophiste en moins.

    Ce dernier avait malgré tout dressé un diagnostic très lucide des tares canadiennes tant françaises qu'anglaises. Du Canadien français, il avait fort justement relevé l'immoralisme dans le domaine public, en flagrant contraste avec la moralité de sa vie privée. Comme si l'individu avait dû se replier sur lui-même pour assurer la survie de ses idéaux, vidant ainsi la sphère politique de tout contenu moral. Or, comme nous le disions plus haut, la grande leçon de Gandhi est que la politique commence d'abord au sein de l'individu, par une pratique de purification de soi, de prière, de jeûne, d'abstinence et de charité. Elle se poursuit ensuite sur le seuil de la maison, dès que l'on entame le dialogue avec son voisin. Le passage est tout à fait naturel, voire «contagieux», et s'effectue sans fanfare ni trompettes au niveau d'une humble réalité qui échappe aux pharisiens et autres docteurs de la loi, tant ce niveau est peu glorieux. (rappelons la citation en exergue: «La purification de soi conduit nécessairement à la purification de ce qui est autour de soi.»)

    La politique est une chose simple dans son essence mais les ramifications en sont complexes; et l'on a peine chez nous à assumer cette simplicité, tant l'on aime à se gargariser de slogans et de projets grandioses plutôt que de choses plus immédiates et modestes. Cela ne veut pas dire que les partis au Québec doivent se défaire de leurs programmes ou que l'on se mette à jeûner ou à devenir pauvre. Il faut tout simplement que le peuple ait «un sens aigu de l'indépendance, de la dignité personnelle et de son unité» et qu'il s'applique «à ne choisir pour le représenter que des gens de bien et de vérité.» Qu'il sache qu'il a un vrai pouvoir, une prise sur le réel qui commence au ras des pâquerettes mais qui soit sienne et qu'elle doit être encadrée par ceux qui sont censés le servir.

    Les jeûnes de Gandhi, ses restrictions alimentaires, son respect pour ses opposants étaient autant de signes que l'individu est le premier lieu où quelque chose d'essentiel se passe. Et que ce quelque chose vaut la peine d'être répercuté dans la société. Pour reprendre l'exemple de la Loi 101, l'individu ne devrait pas s'en remettre seulement au légiste mais parler français au fleuriste grec, au poissonnier portugais, au dépanneur coréen ou au commerçant pakistanais. C'est simple, pas très glorieux, quelquefois humiliant mais plus inclusif - et tolérant - à long terme qu'un défilé tonitruant de la Saint-Jean. Mais il faut que chacun se sente responsable d'un dépôt commun qui unifie, accorde dignité et indépendance au peuple. Les discours ont perdu la France, a-t-on coutume de dire. Ils risquent aussi de perdre le Québec, si ses hérauts et ténors perdent de vue les humbles pâquerettes qu'ils prétendent défendre. Les circonstances que connaissait l'Inde à l'époque étaient autrement moins favorables que celles du Québec d'aujourd'hui. Ce fut paradoxalement un avantage car cette situation cuisante a pour ainsi dire «créé» l'urgence d'un Gandhi et son extraordinaire vision à la fois morale et concrète. Espérons que le Québec, matériellement riche mais anesthésié, sache se réveiller à sa douleur pour réhabiliter concrètement sa propre pauvreté ontologique - celle évoquée par Saint-Denys Garneau - et en tirer parti à sa manière tout en évitant la tentation du désespoir et son pendant idolâtre, un messianisme grandiloquent, parent de la pensée magique.

    Sources: Gandhi, Mohandas Karamchand, Autobiographie ou mes expériences de vérité, Paris, Presses Universitaires de France, 1950. Saint-Denys Garneau, Montréal, Collection Classiques canadiens, Fides, 1967. L'auteur remercie en outre madame Madhuram Iyer pour ses conseils.

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    Référence de la publication originale: Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNES

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