De la logique

Jean le Rond d'Alembert

Les différentes connaissances, tant utiles qu'agréables, dont nous avons parlé jusqu'ici, et dont nos besoins ont été la première origine, ne sont pas les seules que l'on ait dû cultiver. Il en est d'autres qui leur sont relatives, et auxquelles, par cette raison, les hommes se sont appliqués dans le même temps qu'ils se livraient aux premières. Aussi, nous aurions en même temps parlé de toutes si nous n'avions cru plus à propos et plus conforme à l'ordre philosophique de ce discours d'envisager d'abord sans interruption l'étude générale que les hommes ont faite des corps, parce que cette étude est celle par laquelle ils ont commencé, quoique d'autres s'y soient bientôt jointes. Voici à peu près dans quel ordre ces dernières ont dû se succéder.

L'avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de leurs idées, soit par leurs propres efforts, soit par le secours de leurs semblables, leur a fait penser qu'il serait utile de réduire en art la manière même d'acquérir des connaissances, et celle de se communiquer réciproquement leurs propres pensées; cet art a donc été trouvé, et nommé logique. Il enseigne à ranger les idées dans l'ordre le plus naturel, à en former la chaîne la plus immédiate, à décomposer celles qui en renferment un trop grand nombre de simples, à les envisager par toutes leurs faces, enfin à les présenter aux autres sous une forme qui les leur rende faciles à saisir. C'est en cela que consiste cette science du raisonnement qu'on regarde avec raison comme la clef de toutes nos connaissances. Cependant, il ne faut pas croire qu'elle tienne le premier rang dans l'ordre de l'invention. L'art de raisonner est un présent que la nature fait d'elle-même aux bons esprits, et on peut dire que les livres qui en traitent ne sont guères utiles qu'à celui qui se peut passer d'eux. On a fait un grand nombre de raisonnements justes, longtemps avant que la logique, réduite en principes, apprit à démêler les mauvais, et même à les pallier quelquefois par une forme subtile ou trompeuse.

Cet art si précieux de mettre dans les idées l'enchaînement convenable, et de faciliter en conséquence le passage des unes aux autres, fournit en quelque manière le moyen de rapprocher, jusqu'à un certain point, les hommes qui paraissent différer le plus. En effet, toutes nos connaissances se réduisent primitivement à des sensations qui sont à peu près les mêmes dans tous les hommes, et l'art de combiner et de rapprocher des idées directes, n'ajoute proprement à ces mêmes idées qu'un arrangement plus ou moins exact, et une énumération qui peut être rendue plus ou moins sensible aux autres. L'homme qui combine aisément des idées ne diffère guère de celui qui les combine avec peine que comme celui qui juge tout d'un coup d'un tableau en l'envisageant diffère de celui qui a besoin pour l'apprécier qu'on lui en fasse observer successivement toutes les parties : l'un et l'autre, en jetant un premier coup d'œil, ont eu les mêmes sensations, mais elles n'ont fait, pour ainsi dire, que glisser sur le second; et il n'eût fallu que l'arrêter et le fixer plus longtemps sur chacune pour l'amener au même point où l'autre s'est trouvé tout d'un coup. Par ce moyen, les idées réfléchies du premier seraient devenues aussi à portée du second que les idées directes. Ainsi, il est peut-être vrai de dire qu'il n'y a presque point de science ou d'art dont on ne pût à la rigueur, et avec une bonne logique, instruire l'esprit le plus borné; parce qu'il y en a peu dont les propositions ou les règles ne puissent être réduites à des notions simples, et disposées entre elles dans un ordre si immédiat, que la chaîne ne se trouve nulle part interrompue. La lenteur plus ou moins grande des opérations de l'esprit exige plus ou moins cette chaîne, et l'avantage des plus grands génies se réduit à en avoir moins besoin que les autres, ou plutôt à la former rapidement et presque sans s'en apercevoir.

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On trouvera ci-dessous des extraits de l'éditeur et traducteur, Benoît Patar, président des Presses Philosophiques, de la préface de Serge Robert

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