Lettre à ma petite-fille

Pierre-Paul Roy
«Ma chère Catherine,

En ce début d'une nouvelle année, je t'écris une longue lettre, à toi l'aînée de mes petits-enfants. Pourquoi à l'aînée? Parce que la tradition veut que l'aînée ou l'aîné de la famille soit celle ou celui qui portera le flambeau que lui remettent ses parents vieillissants pour la suite du monde.

J'écris donc à celle qui continuera le monde de deux familles, soit celles de sa mère et de son père. Le sujet de ma lettre portera sur les quatre L: les Livres, l'acte de Lire, les Lettres et la Littérature. Pourquoi? Parce que ces sujets ont une importance capitale pour l'avenir, ton avenir.

Au cours des derniers siècles, surtout au cours de celui qui tire à sa fin, les sciences ont pris un essor extraordinaire. Elles ont rendu notre vie moins difficile sur le plan matériel et c'est bien ainsi. Toutefois, elles ont pris tellement d'importance qu'on a eu tendance à oublier la PENSÉE qui, elle, se nourrit des Lettres. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui le monde moderne se partage, en gros, entre des cultivés ignorants et des instruits incultes. Des femmes et des hommes qui ont acquis une certaine culture, mais qui connaissent très peu du monde scientifique, de Démocrite à Galilée, de Newton à Einstein. Et d'autres qui ont acquis une maîtrise des sciences, mais pour qui Dante, Corneille, Cervantès, Shakespeare, Molière, ou encore Louise Labé - l'être le plus accompli de la Renaissance, poétesse sublime qu'on appelait La belle Corbière - sont des inconnu(e)s.

J'entends par culture, non ce qui s'oppose à la nature mais ce qui s'oppose à la barbarie. La barbarie qui suit la loi unique, la loi de l'expansion sans frein. Alors que la culture est le bagage de ceux qui savent coudre la tradition d'hier à la vivacité d'aujourd'hui.

C'est en abolissant cette brisure des connaissances chez les jeunes d'aujourd'hui que le monde pourra faire face aux problèmes de demain. Nous appellerons ces êtres de demain, dont tu sauras faire partie, les Tiers-Instruits: des femmes et des hommes instruits et cultivés: des êtres complets. Comment faire?

Je crois que l'école actuelle peut former des jeunes gens instruits. L'école peut donner accès à la connaissance des sciences, dont les mathématiques sont le pilier. Mais, pour ce qui est de la culture, l'école a de graves lacunes. À mon humble avis, elle n'est pas à la hauteur. Il n'est pas question de jeter le blâme seulement sur l'école, car c'est un problème de société. Je reviendrai sur ce sujet plus tard, dans une autre lettre peut-être. Pour le moment je vais te parler des quatre «L» qui complètent ce que donne l'école.

Commençons par les livres. Sans les livres nous n'héritons de rien: nous naissons, c'est tout. Les livres nous offrent le monde. C'est un don des morts à ceux qui viennent après eux. Remarque que le manque de livres ne fait pas mourir le corps, ni même l'âme, ou l'esprit; il empêche seulement l'homme et la femme d'«être», de devenir femme et homme, au sens plein du mot. Il n'est pas possible d'«être au monde» sans le secours des livres.

«À ceux que les livres ont manqué il leur manquera toujours la pensée, une expérience élargie de la vie qui s'ouvre et où circulent les vivants et les morts. Où reviennent ceux qui nous ont quitté et prennent vie ceux qui n'ont jamais été», écrit Danièle Sallenave dans son livre Le don des morts.

«Un livre, dit Kafka, doit être la hache qui brise en nous la mer gelée.» Et pour donner vie au livre, à cette hache de Kafka, il faut lire.

Lire, c'est retrouver les secrètes veines du monde, c'est vivre ses tourments invisibles, c'est être emporté par les grandeurs dont le livre est chargé. Lire est du domaine de la puissance qui nous associe au grand mouvement dont sont animés les livres.
Si la poésie, comme l'écrit Valéry, est une «hésitation prolongée entre le son et le sens», lire, c'est aller du son au sens et du sens aux images. Apprendre à lire, c'est apprendre à voir, apprendre à comprendre le monde. Lire, c'est découvrir les lois de l'organisation du monde.

Le temps qu'on prend pour lire, comme le temps qu'on prend pour aimer, c'est faire se dilater le temps de vivre. Le livre, lire, écrire, voilà le trio des Lettres.

Les Lettres sont le lieu où l'on s'arrache de la morne répétition du quotidien et de ses tâches. Aimer les livres et aimer lire, c'est aimer les Lettres: À cet effet je vais te raconter la petite histoire de quelqu'un qui justement aimait les Lettres. (Si tu veux lire l'original je te réfère au livre de Daniel Pennac, Comme un roman, à la page 16):

Tous les matins, à la surprise de tout le monde, le soldat UNTEL est volontaire pour la corvée des «chiottes». Il part donc avec son seau et sa «moppe» et disparaît pour l'avant- midi. Pourquoi, se demandent tous, un soldat peut-il se porter volontaire pour une telle corvée? Son secret, il le garde dans sa poche: les 1900 pages de l'oeuvre complète de Nicolas Gogol. Un quart d'heure sur la «moppe» contre un avant-midi de Gogol. De ce «fait d'armes» il reste deux alexandrins gravés très haut dans la fonte d'une chasse d'eau, et qui comptent parmi les plus somptueux de la poésie française:

Oui je peux affirmer sans mentir, assieds-toi, pédagogue,
Affirmer avoir lu mon Gogol aux gogues.

Les livres, lire, les lettres, c'est ce qui fait la littérature: et qu'est-ce que la littérature!

Ce qui importe à la femme et à l'homme c'est de saisir le sens de leurs actions. La clef pour «saisir le sens» de ces actions? la littérature. Elle ne donne pas de réponses, mais aide à trouver et à poser les bonnes questions. La littérature instruit, la littérature forme le jugement, la capacité de réfléchir sur le sens des actions et des passions. Ce faisant, elle contribue à nous apprendre comment s'orienter, comment conduire sa vie. Tout ceci est donc de l'ordre de la pensée.

Dans toute la littérature, parmi ces milliers de livres, quoi lire? C'est par la fréquentation assidue des livres, qu'insensiblement on sera attiré par les «bons». Nous chercherons alors des écrivains, des écrivaines, des «écritures». Nous réclamerons des compagnes et des compagnons d'être et beaucoup moins de camarades de jeu.

Peut-être trouveras-tu ma lettre un peu difficile pour ton âge. Si oui, mets-la de côté et reviens-y de temps en temps. Néanmoins, à ton âge apprends quand même à lire Homère et Jean de la Fontaine par coeur. Ils mûriront lentement au centre de ton corps, compagnons des mathématiques.

Je sais aussi que tu aimes l'effort physique; il ne faut pas t'arrêter. Si tu cherches à inventer, à créer ou à produire, le gymnase ou la piscine sont importants. Ajoutes-y sept heures de sommeil et une bonne alimentation. Rapelle-toi aussi la maxime du grand Léonard de Vinci: obstinée rigueur. Pour ce qui est de l'effort intellectuel, il ne faut pas attendre l'inspiration, car qui attend l'inspiration ne produira jamais que du vent. Tout vient toujours du travail, y compris le don gratuit de l'idée qui arrive. Voilà pour l'hygiène de la vie et de l'esprit.

Pour ma part, j'ai imaginé pour mon usage à moi, quelques règles de conduite sur lesquelles tu pourrais peut-être méditer:

- Éliminer toute idée qui contiendrait quelque trace de vengeance. Il ne faut pas que la haine tienne lieu de pensée. La haine, toujours, rapetisse;
- Éviter les longues discussions qui tournent en rond;
- Écouter, patiemment, ceux qui nous aiment;
- Fuir les chapelles, les groupes de pression, toutes les formes d'extrémisme.

Je termine par un encouragement sans borne à ce que tu te traces un programme de Tiers-Instruit. Ainsi tu t'assureras un support économique qui te permettra, dans un monde difficile mais enthousiasmant, d'agir en «être libre et créateur». Le créateur qui naît vieux et meurt jeune à l'inverse du réaliste qui a, comme on dit, les pieds sur terre et qui naît enfant pour mourir gâteux. Comme tout le monde, ou presque!

Reste celle à la jeunesse inusable. Je t'embrasse,

Grand-père»

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