L'école anglaise: Joseph Mallord William Turner

Ernest Cheneau
Passage du livre de l'historien français Ernest Cheneau sur le peintre Turner. Déjà vers 1864, le génie précurseur de Turner avait conquit la majorité des critiques. On le constatera à la lecture de ce texte dans lequel l'auteur, qui sans doute résiste à certains aspects plus faibles de l'oeuvre, reconnaît néanmoins le génie de Turner pour traduire en peinture ce qui fut l'objet de sa quête: la lumière.
L'homme étrange que ce Turner ! Et comme il est bien fait pour dérouter et chagriner les hommes qui n'admirent rien autant que la servilité de l'esprit chez un artiste. Ils font deux parts dans la vie de Turner, l'une de raison, l'autre de folie. Ils ne lui refusent pas quelque talent dans ses quinze premières années de production, c'est-à-dire pendant la période que l'artiste consacre à l'étude des procédés matériels. Mais alors que, de plus en plus sûr de son instrument, le peintre, dans sa croissante ardeur, s'attache à réaliser son idéal personnel, c'est le moment qu'ils choisissent pour l'exclure; avec force lamentations, du domaine de l'art, et le reléguer dans le lazaret de l'extravagance.

Et pourquoi cette concession des premiers jours? La main de Turner n'a pourtant pas un instant dévié de la ligne qu'il lui avait imposée! – Ah! c'est que ce grand peintre avait une ambition peu commune, et qu'avec le pressentiment d'une longue carrière (il vécut soixante-quinze ans), il possédait la plus nécessaire qualité de l'ambitieux: la patience.

Turner n'a qu'une volonté, un rêve d'une audace prodigieuse: i1 veut fixer la lumière.
Pour y arriver, rien ne lui coûte. Longtemps il se soumet; il se range à la suite du peintre de la lumière par excellence: il étudie, il analyse, il décompose, il copie Claude Lorrain, il fait bravement des pastiches de ses œuvres, il adopte son style et celui de ses amis Nicolas Poussin et Guaspre. Il expose devant le public ces, contrefaçons habiles, et les juges patentés le proclament maître à son tour. Turner sourit en lui-même, et, du même pas que rien n'arrête, il marche lentement, mais sûrement à son but. A l'heure où on lui dit: «Voilà qui est parfait,» il se répond: «Je quitte l'école et je commence mon œuvre.»

A ne voir que les titres des compositions de Turner, on pourrait aisément se tromper sur leur intention. On n'y aperçoit guère que des sujets mythologiques, scènes d'histoire, des Apollon, des Annibal, des Didon, des Muses, des Médée, etc., tout le bagage familier aux peintres de paysage historique. Mais ce n'est pas là sa préoccupation, et il appelle inutilement ainsi l'attention sur les parties nulles de son talent. On trouve çà et là dans ses œuvres quelques figures passables, mais en général, il faut le dire, elles sont non seulement insuffisantes, mais déplorablement mauvaises. Ajoutons cependant qu'elles disparaissent toujours dans l'effet général; elles se perdent dans l'ensemble lumineux auquel elles concourent et où on ne les cherche point.

Turner a reproduit les plus grands phénomènes de l'atmosphère dans les pays de brouillard. Mais cette brume, à la longue, lui a donné le spleen et la nostalgie des clartés incandescentes. Les tempêtes du ciel dans les montagnes ou dans les mers du Nord, les sérénités grises ne lui suffisant plus, c'est aux pays du soleil qu'il est allé demander la pleine réalisation de ses rêves de lumière.

J'ai vu, tant à l'Exposition qu'au Musée de South Kensington et à la National Gallery, environ cent cinquante tableaux de Turner, plus, à peu près quatre cents aquarelles, dessins au trait, lavis de sépia ou croquis à la plume. Il est impossible de donner en quelques lignes une idée de l'imagination de cet artiste; l'analyse de son œuvre exigerait un volume, et la tenter ici, ce serait gâter un des plus beaux sujets d'étude critique.

Néanmoins, il faut dire qu'il procède avec une simplicité qui ne parait pas en rapport avec la puissance du résultat obtenu. Pour concentrer dans un petit cadre la plus grande somme de lumière possible, il choisit généralement les vastes surfaces propres à réfléchir le foyer lumineux: les perspectives larges et profondes, les ciels immenses, la mer, qui est le réflecteur par excellence. A mesure qu'il devient maître de son exécution, Turner élimine les premiers plans habituels, les teintes sombres chargées de faire valoir l'éclat du reste de la composition. Et l'on peut citer nombre de tableaux où l'on ne trouverait pas une touche de bitume. Il veut et il rend la lumière jusqu'au bord de la toile.

Toutes les magies, toutes les subtilités, toutes les splendeurs du rayonnement, l'une après l'autre, Turner les a abordées, tentées et réussies (il a parfois aussi éprouvé des défaites absolues). Depuis les pâles lueurs du crépuscule, les blancheurs laiteuses de l'aube se, levant à l'horizon des terres brunes, jusqu'aux éblouissements du soleil couchant, incendiant de ses immobiles rayons les flots et leur agitation perpétuelle, c'est une série, une suite non interrompue de prodiges: vues de Venise, côtes anglaises, cathédrales, châteaux, forêts, montagnes, lacs paisibles, océans en furie, vaisseaux en détresse, combats maritimes, escadres flottantes, plages à marée basse, intérieurs, salons, études d'anatomie et d'ornithologie, animaux, architectures réelles ou fantastiques, herbes, insectes et fleurs: c'est un monde, c'est le monde de la réalité éblouissante et celui de l'imagination passionnée, confondus et mêlés, fourmillant de vie et d'éclat. Turner fut un artiste de génie, trop rarement complet, mais souvent sublime.

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