La joie

Pierre Vadeboncoeur
« Il y a un esprit de joie et un esprit de bonheur, comme il y a un esprit d'amour et un esprit de possession. Il y a un esprit de joie et un esprit de bonheur comme il y a un esprit de prière et un esprit de demande ou de réclamation. Le bonheur est senti comme une chose à garder et à défendre, tandis que le sentiment de joie est essentiellement distributif. La joie n'est pas une chose que l'on tient et que l'on s'approprie, mais une chose que l'on annonce. La joie est une révélation plus qu'un don, et le sentiment d'une vérité heureuse plutôt que celui d'un état bienheureux. Le secret contenu dans la joie ne s'adresse pas plus à celui qui la ressent qu'aux autres, mais également ; c'est pourquoi elle s'annonce et se donne, tandis que le bonheur est incommunicable si ce n'est à ceux qui sont heureux. [...]

Le bonheur est bourgeois, et celui qui le possède dans l'esprit même trahit en quelque manière l'homme, et bien autre chose que l'homme. Le bonheur est l'affaire d'un homme ; la joie est celle de plus d'un homme, et aussi de l'Homme, et, d'une manière générale, de l'univers entier. [...]

On conçoit aisément qu'il y ait des choses supérieures au bonheur, mais on ne pense pas cela de la joie. Il n'y a pas de bonheur mystique, si ce n'est par dérivation. Le bonheur n'est pas grand. Il ne contient et ne prépare aucune grande pensée. Inversement, les grandes pensées font naître la joie, non le bonheur. Le bonheur diffère la pensée ; c'est un état où celle-ci est superflue et dans lequel il s'agit avant tout de conserver les dispositions où l'on se trouve. L'indifférence pour la pensée est même un des caractères les plus remarquables du bonheur. Dans celui-ci, les choses particulières et passagères gardent toute leur importance. [...]

Le bonheur est un sentiment que l'âme éprouve comme sujet à toutes les contingences. Ce qui menace l'homme menace du même coup le bonheur et le trouble par la seule possibilité d'une contrariété. [...]

La joie est une paix, et tous les états antérieurs semblent alors instables, provisoires, succédanés ; elle délivre de la nécessité de toute démarche, et l'âme y paraît avoir pris sa position naturelle, son pli. Il ne s'agit plus de passer de cet état à un autre, comme c'était le cas pour tous les autres sentiments, y compris celui du bonheur, qui souhaite toujours de passer de l'état aléatoire à l'état assuré, et qui, du reste, ne satisfait point l'âme. La joie est l'état le meilleur de l'âme et son visage nu. L'âme se trouve alors comme tirée des conditions de l'existence contre lesquelles elle lutte d'ordinaire, et qui lui donnent par réaction ses diverses figures, y compris celle du bonheur.

La joie est humble, et elle n'engendre pas dans l'homme le désir de comparer son état à celui des hommes qui l'environnent, ce qui la distingue des sentiments qui suivent un succès ou un événement de nature à donner sur autrui un avantage quelconque. La joie ne se préfère pas aux autres états d'âme tellement pour le bien-être qu'elle procure que pour le sens qui s'en dégage. Elle n'est pas sentie comme un avantage, mais comme une grâce. Le bonheur au contraire excite l'envie. L'esprit de bonheur est un esprit de lutte et d'arrivisme. Il suppose des réalisations quelconques : il est réaliste. On y aspire par la passion tandis que la joie, on ne l'atteint que par sagesse, amour et religion. On aspire au bonheur, mais on arrive à la joie. »

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