Chapitre 1: Que veut donc le Québec?
La répartition des pouvoirs prévue à l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique accorde, en 1867, une nette prédominance au gouvernement fédéral qui se voit confier les principaux pouvoirs de l'époque, en plus de disposer de pouvoirs résiduaires et du droit de désavouer toute loi provinciale. Sur le plan financier, le fédéral se voit conférer les principaux leviers de taxation.
Dès le départ, la «Confédération» n'en est pas une, en ce sens qu'elle n'est pas un système où «les États membres conservent leur pleine souveraineté tant interne qu'externe, mais délèguent à un organe central l'exercice de certaines compétences» 1. La répartition des pouvoirs est d'ailleurs rapidement source de frictions entre paliers de gouvernements. Le contexte est propice à la revendication, autant de la part du fédéral que des provinces. Ces dernières réussissent toutefois, avec l'appui du Conseil privé, à affirmer leur personnalité propre face au gouvernement central.
À la faveur de la première guerre mondiale, le gouvernement fédéral renverse la situation. Il centralise les pouvoirs et envahit le champ des impôts des sociétés (1916) et des particuliers (1917), avec promesse de s'en retirer une fois la guerre terminée. Il ne le fera pas.
Se faisant par nécessité plus interventionniste qu'auparavant, les provinces ont d'importants besoins financiers à combler. Plutôt que de se retirer des champs de taxation provinciaux comme il l'avait promis, le gouvernement fédéral institue des programmes de subventions conditionnelles dans les secteurs de la santé et de l'éducation, deux autres domaines de juridiction provinciale. En 1927, le fédéral met sur pied un régime de pensions de vieillesse financé à 50% par les provinces. Le Québec résiste à cette ingérence et sera la dernière province à adhérer au régime en 1936. La poussée centralisatrice est cependant temporaire. Dès la fin de la première guerre mondiale, le gouvernement fédéral adopte une politique financière moins envahissante, soucieux qu'il est de ne pas s'endetter trop lourdement. La part du gouvernement fédéral dans les dépenses publiques totales décroît substantiellement. Ce n'est qu'avec la grande crise économique que le gouvernement fédéral retrouvera sa volonté centralisatrice et empiétera de nouveau dans les champs de compétence des gouvernements provinciaux.
Le gouvernement fédéral profite en effet de la crise pour instaurer des programmes à frais partagés pour les travaux publics, l'aide à la colonisation ou les secours directs aux sans-emploi. Chargée d'enquêter sur les relations entre le Dominion et ses provinces dans les années 30, la Commission Rowell-Sirois recommande une plus grande intervention du gouvernement fédéral, perçue comme la seule ligne de conduite acceptable pour atteindre une meilleure justice sociale et la diminution des inégalités. La recommandation est suivie.
En 1940, avec l'accord des provinces, un régime pancanadien d'assurance-chômage est instauré. Deux ans plus tard, les gouvernements provinciaux cèdent au gouvernement fédéral le produit de l'impôt sur les individus et les sociétés. Puis, le gouvernement fédéral met sur pied un ministère fédéral de la Santé et du Bien-être et un programme d'allocations familiales (1945), encore une fois des domaines de juridiction provinciale. Le régime fédéral canadien vient clairement de prendre le virage de la centralisation. Les relations fédérales-provinciales en seront considérablement modifiées jusqu'à nos jours. Il se crée à cette époque une alliance Québec-Ontario (l'alliance Duplessis-Hepburn du nom des deux premiers ministres des provinces) qui dénonce les manœuvres centralisatrices d'Ottawa. Ces deux provinces prônent un fédéralisme plus souple, plus décentralisé.
Une fois la seconde guerre mondiale terminée, le gouvernement fédéral, plutôt que de retraiter comme il l'a fait dans le passé, propose au contraire une vaste politique nationale, touchant l'administration publique, l'économie, la santé, le développement social, et la culture au Canada. Cette ambitieuse politique instaure les bases de ce qui deviendra l'État-providence. Pour réaliser cette politique nationale, le gouvernement fédéral s'accapare de nouvelles compétences législatives, il cherche à contrôler la totalité des assises fiscales contre transferts aux provinces. Il utilise une fois de plus la technique des programmes à frais partagés et des subventions conditionnelles pour envahir des secteurs de compétence provinciale (ressources naturelles, transport, habitation, agriculture, enseignement professionnel) ou réaliser de grands travaux (route Transcanadienne).
Par souci d'équité sociale, le gouvernement fédéral institue, en 1957, un mécanisme de redistribution des richesses via le programme de péréquation. L'année suivante, il crée un programme à frais partagés d'assurance-hospitalisation auquel le Québec adhère à contrecœur, en cherchant à obtenir le plus grand contrôle possible sur le régime. Ces programmes ont sans doute apporté des bénéfices au Québec mais ils ont, en même temps, limité son autonomie d'action. La politique dictée par le gouvernement fédéral est stricte: les provinces sont forcées, sous peine d'être privées d'argent, de se conformer aux normes nationales définies par Ottawa.
Chaque fois qu'il en a l'occasion au cours de l'histoire, le Québec affirme son caractère distinct. Aucune autre province n'adopte une approche aussi autonomiste dans ses relations avec Ottawa ou ne réclame des modifications aussi substantielles à la Constitution.
L'affirmation du Québec
À partir du début des années 60, on assiste à un timide mouvement de décentralisation, à une formule de fédéralisme dit coopératif qui durera quelques années. Le gouvernement fédéral crée en effet, en 1964, la formule d'opting out qui permet à une province de se retirer de certains programmes, sans pénalité financière. Le Québec est le seul à profiter de cette ouverture. Dès 1964, sous la gouverne du Premier ministre Lesage, le Québec se retire de 28 programmes fédéraux! Il décide de ne pas participer au régime de pensions du Canada et met sur pied son propre régime de rentes. Il crée la Caisse de dépôt et placement, une institution qui jouera un rôle prépondérant dans le développement économique du Québec. Profitant d'un vaste consensus sur la nécessité de moderniser les structures politiques et économiques du Québec, le gouvernement crée aussi les ministères, sociétés et régies d'État qu'il juge indispensables à son développement et initie un ensemble imposant de nouvelles politiques et de nouveaux programmes. C'est la Révolution tranquille. Le Québec s'affirme déjà comme société distincte.
Dans ses relations avec le gouvernement fédéral, le Québec désire mettre fin aux ingérences fédérales dans les affaires de juridiction provinciale. Il demande que les pouvoirs résiduaires non expressément confiés au gouvernement fédéral soient accordés aux provinces. Le Québec réclame aussi des pouvoirs plus étendus en matière d'agriculture, de services sociaux, de développement régional et d'immigration. Il exige la compétence en matière de radio et de télévision et déclare que la politique québécoise des communications est indissociable du développement de la culture et de l'éducation. Enfin, le Québec désire faire entendre sa voix dans la communauté internationale, en particulier au sein de la francophonie.
En définitive, le Québec défend non seulement ses champs de juridiction et réclame plus d'autonomie, mais il revendique l'obtention d'un statut particulier au sein de la fédération. Il se démarque ainsi nettement des autres provinces canadiennes. Il s'affirme comme société distincte dotée d'un État national fort, porteur du développement de sa population. À la différence de ce que l'on observe généralement dans le reste du pays, pour la population du Québec c'est le gouvernement québécois qui est jugé le plus apte à assurer ce développement, alors qu'ailleurs au Canada, on choisit d'abord le gouvernement du Canada.
En réalité, le Québec possède tous les attributs d'une société distincte par son histoire, sa langue, sa culture et ses institutions. C'est une société à part entière, capable de générer des consensus, dotée d'une unité géopolitique et appuyée par une structure économique diversifiée dont plusieurs secteurs sont porteurs de développement à long terme. Le Québec a fait et continue de faire sa marque dans tous les domaines de l'activité humaine: économique, culturel, scientifique, et autres. Il est, en définitive, maître d'œuvre de son présent et de son avenir.
Sur le plan constitutionnel, les visions des gouvernements québécois et fédéral divergent fondamentalement. On ne parle pas le même langage. Tandis que du côté québécois, on réclame de profonds changements et un nouveau partage des pouvoirs plus compatibles avec les objectifs de la société québécoise, au fédéral, on s'intéresse surtout au rapatriement de la Constitution et à la rédaction d'une Charte canadienne des droits de la personne. Le Québec essaie de modifier le fédéralisme dans le sens d'un nouveau partage des pouvoirs tandis que le Canada évolue vers une plus grande centralisation.
L'exercice de négociation est laborieux. Au moindre différend, il y a crise. Si le compromis entre les différents paliers de gouvernements paraît possible, c'est souvent au prix de longues négociations. Il devient de plus en plus clair que la fédération canadienne repose davantage sur une dynamique de conflit que de consensus, sur la controverse plutôt que l'harmonie.
Cet état de fait culmine avec la promesse faite par le gouvernement fédéral au moment du référendum, d'un fédéralisme renouvelé dans le sens des aspirations du Québec. Cet engagement ne sera pas tenu. La Constitution est rapatriée en 1982 sans l'accord du Québec et contre l'avis de l'Assemblée nationale.
Le Québec se trouve alors exclu de la plus importante modification constitutionnelle de l'histoire du fédéralisme canadien. Il se voit isolé au sein du pacte fédératif. Désormais, le Parlement central pourra modifier la Constitution sans obtenir l'accord unanime des provinces. Pour la plupart des modifications à la Constitution, il suffit que sept provinces, représentant au moins 50% de la population canadienne, y consentent.
L'urgence de l'adhésion du Québec à l'acte constitutionnel de 1982 est reconnue avec l'Accord du lac Meech, conclu en juin 1987, avec l'appui des onze chefs de gouvernements fédéral et provinciaux. Cinq conditions minimales sont posées à cet égard car le Québec: la reconnaissance de la spécificité du Québec, la limitation du pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, l'obtention de pouvoirs accrus en immigration, un droit de veto ou de retrait avec compensation financière sur les modifications constitutionnelles et enfin, une participation à la nomination des juges de la Cour suprême. Le 30 avril 1987, ces conditions sont acceptées par les onze premiers ministres. Elles sont ratifiées dans leur forme juridique en juin de la même année. La formule d'amendement adoptée en 1982 prévoit cependant que cet accord doit être ratifié par le Parlement du Canada et par les législatures provinciales dans un délai de trois ans.
On connaît trop bien la suite! Deux provinces n'ont pas ratifié l'Accord et le tout s'est soldé par un échec. Un échec qui confirme l'impasse du fédéralisme actuel: tandis que le Québec propose une nouvelle vision canadienne s'appuyant sur la notion de dualité, le Canada rejette cette vision sans parvenir à proposer une option de rechange acceptable pour tous.
À l'issue de l'échec de l'Accord du lac Meech, le Québec, par la voix de son Premier ministre Robert Bourassa, se déclare libre et capable d'assumer son destin. Une commission parlementaire élargie sur l'avenir constitutionnel du Québec est mise sur pied.
Le rappel historique fait clairement ressortir une chose: l'histoire du peuple québécois repose sur une volonté d'union au reste du Canada, jumelée à une volonté d'autonomie politique et culturelle. Cette recherche d'équilibre, constante à travers l'histoire du Québec, explique que l'échec de l'Accord du lac Meech ait été ressenti avec tant d'amertume par la population québécoise. Cet échec témoigne de l'absence d'une volonté commune et d'une incapacité chronique à procéder aux aménagements constitutionnels et politiques susceptibles de résoudre la crise que traverse le Canada. Il témoigne peut-être même aussi d'une absence de vouloir-vivre collectif sur la base historique des deux peuples fondateurs qu'entraîne, entre autres, l'arrivée massive, surtout au Canada anglais, d'un flot continu de nouveaux immigrants nécessairement peu familiers avec les origines historiques du Canada.
Le refus du Canada de répondre aux cinq conditions minimales du Québec signifie donc que le fédéralisme, dans sa forme actuelle, ne permet plus au Québec de réconcilier ses volontés d'union et d'autonomie. Les ponts sont brisés. C'est l'impasse.
Note
1. Brossard, J., L'immigration: les droits et les pouvoirs du Canada et du Québec, 1975.