Une visite chez monsieur Fabre

Jean Renault
Le naturaliste à la célébrité maintenant mondiale, J.- H. Fabre, eut les débuts les plus modestes; né à Saint-Léons du Rouergue, il ne vit guère de rose que les bruyères de son pays. Mais auprès des paysans laborieux ses parents, il acquit l'âpre énergie, l'endurance et la ténacité qu'il apporta soit à la lutte contre les difficultés d'une existence besogneuse, soit aux études qui ont fait de lui le prince de l'entomologie. Venu au monde dans un village, après avoir professé à Carpentras, à Ajaccio, en Avignon, c'est dans un village encore - Sérignan - que Fabre a voulu se retirer, se fixer, rassembler d'innombrables documents, écrire ses Souvenirs.

De cet éloignement constant de Paris, la trop longue méconnaissance du génial labeur et du savant qui, étranger pour le grand public, avait eu des admirateurs tels que George Sand, Darwin dont il a combattu - et victorieusement - la théorie des évolutions, Alexandre Dumas fils, etc.

- Il n'est jamais sorti de son trou! remarque Mistral, l'un des promoteurs du tardif universel triomphe.

Le poète n'a point davantage abandonné sa province, mais les échos charmés ont porte au loin l'harmonie des aveux de Vincent et des tendres lamentations de Mireille.

Désireux de connaître Fabre et sa villageoise retraite, certain jour du printemps dernier, nous quittions le train à Orange. Aux abords de la gare et à la disposition de rares voyageurs, stationnaient une primitive, poussiéreuse, fruste patache et deux voitures assez confortables.

-.Vous ne venez pas pour le théâtre antique! s'exclame le cocher à qui nous demandons de nous conduire à Sérignan ; tout de même je vous ferai passer près du Mur.

Le détour n'a pas été grand, et nous en avons su gré au Vauclusien si fier du colossal amas de pierres qui a défié le temps et ses impitoyables auxiliaires : les hommes. A l'extrémité nord de la ville qui a donné son nom à la dynastie hollandaise, nous admirons l'arc de triomphe romain le plus intact et le plus artistique que nous ayons, et nous voilà sur une route départementale bordée de haies d'aubépines.

Ainsi que nos anciennes familles, la. plupart des villages de France se vantent de leur passé; dominant le paysage, coteaux boisés, champs de vignes, Sérignan a eu son château fort. Catherine de Médicis et Diane de Poitiers s'y sont reposées ; les guerres de religion l'ont ensanglanté, la révolution l'a détruit.

Presque à l'entrée du petit bourg, le cocher nous désigne une propriété entourée de murs, fermés par une grille aux barreaux verts.

C'est là, dit-il, que des sociétés de Paris sont venues, il n'y a pas longtemps.

Eh! oui, cette résidence solitaire est bien l'Harmas de Fabre.

Grâce au nom de Mistral qu'il nous était permis d'invoquer, sans cérémonieux pourparlers, Mme Fabre nous guide vers son mari.

A peine apercevons-nous le décor rustique, les lilas qui bordent l'allée, les platanes qui ombragent la façade de la maison, la profusion des fleurs qui offrent aux insectes une riche provende. Nous sommes tout de suite introduits dans une salle emplie d'air et de clarté, luxe des campagnards, et nous contemplons un vieillard qui, lui, nous examine.

Oh! l'éclair de ce regard profond et réfléchi! Etonnante, la mobilité des prunelles lumineuses auprès des traits inflexibles dans le visage si pâle !

Observateur subtil, Fabre ne surprend en nous qu'admiration et sympathie; alors d'un geste lent de sa main fluette, il enlève le vaste chapeau de feutre noir qu'il remet aussitôt. Pas un mot de bienvenue; seulement la physionomie lassée exprime quelque satisfaction, et les minces lèvres crispées d'un pli d'amertume se distendent. Rassurés et encouragés, nous parlons, n'ayant qu'une ambition, celle de pouvoir écouter.

Comment le Maître est devenu entomologiste? Mais il l'a été toujours; en cette science, en ce monde plutôt, il n'a eu qu'un guide : la nature. Que savaient les paysans aveyronnais des insectes qui passionnaient leur enfant? Quant aux professeurs de Rodez que le fils de parents très pauvres rétribuait en servant des messes, les moeurs des coléoptères, ou l'instinct prodigieux des hyménoptères ne faisaient point partie de leur programme d'enseignement.

Donc aucun grave diplômé ne lui a rien appris, et c'est tant mieux! A l'appui de son assertion, le grand novateur cite un exemple remarquable.

Au début de travaux qui devaient conjurer le fléau des magnaneries, Pasteur demandait à Fabre ce que contenait le cocon tissé par le ver à soie qui s'y renferme chrysalide et s'en échappe papillon.

« Peut-être est-il préférable de tout ignorer, conclut l'entomologiste; les idées conservent mieux leur indépendance et leur audacieuse envolée; les mouvements sont plus libres, affranchis des lisières du connu. »

J.-H. Fabre, qui n'a guère compulsé de grimoires, s'est contenté de vivre avec les insectes; il a souri à leurs amours, applaudi à leur vaillance, souffert de leurs douleurs; et ses découvertes ont éclairé l'horizon de l'entomologie des mêmes lueurs que sa lanterne projetait dans les ténèbres des fourrés.

La parole de l'inimitable observateur - ainsi le qualifiait Darwin - est nette, incisive, tranchante; ce n'est pas uniquement l'érudit génial, c'est un caractère. Aussi exprime-t-il de l'estime pour les Corses qu'il a fréquentés jusque dans leurs sauvages maquis; la loyauté et l'énergie de leurs actes de cruelle vengeance, en effacent l'odieux

Obligé de quitter ses féroces mais pittoresques amis, Fabre, grelottant des fièvres contractées là-bas, revint enseigner en de petits collèges où il n'obtint encore qu'un traitement dérisoire vu ses lourdes charges familiales.

Pourtant, loin de rechercher le lucratif surcroît des répétitions aux élèves retardés, en compagnie des plus intelligents il consacrait ses heures, ses jours de liberté à la conquête des insectes.

La chimie l'occupait aussi grandement; et même à cette époque lui occasionna une déconvenue sensible.

Professeur toujours miséreux du lycée d'Avignon, Fabre réussit à isoler le principe colorant de la garance: l'alizarin, ce qui devait lui procurer de sérieux bénéfices. Mais peu après, on parvint à retirer des goudrons de houille un colorant identique de prix bien moindre, et l'effort du savant demeura stérile en résultats pratiques.

La série d'ouvrages élémentaires rapporta davantage; toute l'expérience profonde de celui qui s'est instruit en instruisant les autres se retrouve dans ces manuels où, si clairement, les sciences sont mises à la portée des débutants.

Conséquences des plus heureuses: Fabre peut enfin fuir les villes et rompre avec la tâche quotidienne qui absorbait le meilleur de son temps.

Il achète, non loin de Sérignan, une maison de campagne isolée, puis un champ inculte que dans le Midi on appelle harmas; et là, commencent les prodigieux recueils d'observations intitulés « Souvenirs Entomologiques ». Ce qu'il avait écrit et vu déjà, il le corrige, le revoit, le contrôle; ses descriptions minutieuses ne diminuent, ni n'amplifient les détails de scènes dont, témoin attentif, il devient le rigoureux enregistreur.

Ses longues études, en pleins champs, lui valent plus d'une amusante mésaventure. Tantôt, c'est un garde champêtre qui le surveille étroitement et le menace des rigueurs légales.

« Car on ne fera accroire à personne que l'on se rôtit au soleil uniquement pour voir voler des mouches! »

Malgré ses explications, si Fabre n'avait pas été décoré déjà, il aurait connu l'agrément du violon municipal. Tantôt, c'est le compatissant apitoiement de vendangeuses qui voudraient recueillir le pauvre innocent abandonné dans la campagne déserte. Le pauvre innocent avait passé une journée entière à observer l'étrange manoeuvre d'un sphex languedocien, et constaté la cause de faits que le naturaliste Dufour avait seulement signalés.

« Ah! saintes joies de la vérité qui soudainement resplendit, s'écriait-il, y en a-t-il d'autres qui vous soient comparables! »

Un entomologiste aussi scrupuleux ne peut que blâmer La Fontaine d'avoir mis en scène de trop fantaisiste façon la jolie cigale chère aux poètes provençaux. Le fabuliste ignorait tout de cet insecte que Granville a si injustement caricaturé, et Réaumur à peine connu.

La cigale n'a nul besoin de mouche, de vermisseau; elle ne se nourrit que de la sève sucrée des branches d'arbres; quant aux provisions... inutile d'en amasser pour un hiver qu'elle ne verra pas. Larve, pendant quatre années enfouie dans la terre, elle en sort au solstice d'été par un puits rond, son ouvrage; quelques heures lui suffisent pour se transformer en insecte parfait. Elle abandonne alors sa défroque aux brins du thym qui la conservent, et s'envole ivre de clarté et de chaleur, chantant éperdûment les joies d'une existence de six semaines. Encore faut-il que la cruelle sauterelle verte, fausse cigale du Nord, n'abrège point sa courte apothéose.

« Mi-juillet, neuf heures du soir, conte Fabre avec son habituelle exactitude, les cigales se taisent assouvies de lumière et de chaleur : elles se sont prodiguées en symphonie tout le jour. La nuit venue, repos pour elles, mais repos troublé. Dans l'épaisse ramée des platanes bruit soudain comme un cri d'angoisse strident et court. C'est la désespérée lamentation de la cigale surprise en sa quiétude par la sauterelle verte, ardente chasseresse nocturne, qui bondit sur elle, l'appréhende au flanc, lui ouvre et lui fouille le ventre. Après l'orgie musicale, la tuerie:.. »

La brillante phalange des poètes, les Félibres groupés autour de Mistral, arborent volontiers la cigale, parce que comme tout vrai Provençal, elle ne vit, ne s'ébat, ne chante que sous les brûlantes caresses du soleil des chaudes régions. Aussi justement qu'eux, elle peut dire :

Lou soulèu me faï canta : Le soleil me fait chanter.

Les insectes ne se bornent pas à voleter et à festoyer; la tâche qui leur est surtout assignée est, en veillant à la sécurité des oeufs, des germes, des larves, d'assurer la perpétuité d'espèces multipliées.

La maternité est l'inspiratrice souveraine de l'instinct, qui fait creuser, construire ou tisser terriers, abris, cocons, et emmagasiner les vivres appropriés à chaque embryon d'être animé.

Cette nécessité de pourvoir à la nourriture de larves incapables de s'en procurer par leurs propres moyens, pousse entr'autres le sphex languedocien, à s'attaquer à des proies qui le braveraient impunément, s'il n'avait à sa disposition les armes les plus raffinées.

Si Fabre ne constatait et ne démontrait que d'habiles opérations chirurgicales ne procèdent que de l'instinct, on les proclamerait « effrayantes de science. »

Le sphex languedocien choisit sa victime - toujours une éphippigère femelle - la renverse, plonge à plusieurs reprises son dard empoisonné à l'endroit précis de la bestiole qui seul est vulnérable. Il atteint les ganglions thoraciques et obtient une paralysie qu'il rend encore plus profonde, si besoin est, en mâchonnant le cerveau. Alors il lui est loisible de traîner sans danger le gibier inerte, et de l'introduire en son terrier.

Sur l'éphippigère dont la mort n'est qu'apparente, le sphex dépose son neuf; l'infortunée devient à la fois le berceau et la friande subsistance d'une larve qui la dévorera vivante avec la lenteur proportionnée à son appétit. Quel épouvantable supplice!...

Pour éloigner notre souvenir de récits aussi tragiques, aussi poignants, nous écoutons volontiers un choeur étrange, le choeur des crapauds de l'Harmas.

« Ils sont bien près d'une douzaine ces crapauds mignons sonnant à qui mieux mieux autour de moi... Chacun a sa note, toujours la même, plus grave pour les uns, plus aiguë pour les autres; note brève, nette, emplissant bien l'oreille et d'une exquise pureté. « D'un rythme lent, cadencé, ils semblent psalmodier des litanies. Cluck! fait celui-ci; click! répond cet autre à gosier plus fin; clock! ajoute ce troisième, ténor de la bande. Et cela se répète indéfiniment comme le carillon du village en un jour férié : cluck, click, clock, cluck, click, clock... »

Et cela c'est de la poésie douce, chantante, berceuse, exquise. Si de La Fontaine Fabre a pris l'ingénieuse simplicité, si de Rabelais il a l'entrain, la communicative gaîté, et de La Bruyère l'impeccable correction, sa grâce poétique n'émane que d'un talent qui lui est bien personnel. Talent merveilleux fait de force, d'élégance et d'un savoir infini.

L'entomologiste célèbre aime passionnément la Provence, apprécie sa langue imagée, et a même enrichi la collection félibréenne de poésies qui forment le recueil de : Oubreto prouvençalo - petites oeuvres provençales - pour lesquelles J.-H. Fabre s'intitule : Felibre di Tavan - poète des coléoptères...

Dans la salle spacieuse, sobrement meublée, mais nette et gaie, nous réfléchissions à l'oeuvre immense de l'auteur, entouré de deux belles jeunes filles qui ne sont pas la moindre charmante surprise du logis.

J'osais féliciter l'ermite de Sérignan sur la rosette qui orne sa veste de campagnard.

- Oh! fait-il d'un air détaché;

Et il regarde ses filles.

Lui qui a tant travaillé pour elles, à 87 ans, voudrait travailler encore.

- Nous vous aiderons, dit affectueusement Mme Fabre.

Elle nous apprend que la maison Pathé va faire reproduire au cinéma les scènes des Souvenirs Entomologiques. Toute l'intimité des sujets de Fabre en films, quel curieux défilé! Déploiements d'ailes nacrées, assemblages d'antennes, d'élytres, de dards; grouillements de pattes incurvées, de griffettes adroites. Et les mystères bizarres des pariades cruelles, tendres ou grotesques, des attitudes tragiques, des touchantes maternités...

Plus que cette publicité qui lui vaudra la popularité, le prince de l'entomologie ambitionne le prix Nobel. Ce serait certes une bien juste sanction de sa glorieuse existence que la réalisation de ce souhait de l'illustre vieillard!

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