De l'utilité des sciences
Nous avons une lune pour nous éclairer pendant nos nuits ; que nous importe, dira-t-on, que Jupiter en ait quatre ? Pourquoi tant d'observations si pénibles, tant de calculs si fatiguants, pour connaître exactement leur cours ? Nous n'en serons pas mieux éclairés, et la nature qui a mis ces petits astres hors de la portée de nos yeux, ne paraît pas les avoir faits pour nous. En vertu d'un raisonnement si plausible, on aurait dû négliger de les observer avec le téléscope et de les étudier, et il est sûr qu'on y eût beaucoup perdu. Pour peu qu'on entende les principes de la géographie et de la navigation, on sait que depuis que ces quatres lunes de Jupiter sont connues, elles nous ont été plus utiles par rapport à ces sciences que la nôtre elle-même, qu'elles servent et serviront toujours de plus en plus à faire des cartes marines incomparablement plus justes que les anciennes et qui sauveront apparemment la vie à une infinité de navigateurs. N'y eût-il dans l'astronomie d'autre utilité que celle qui se tire des satellites de Jupiter, elle justifierait suffisamment ces calculs immenses, ces observations si assidues, et si scrupuleuses, ce grand appareil d'instruments travaillés avec tant de soin, ce bâtiment superbe uniquement élevé pour l'usage de cette science. Cependant le gros du monde, ou ne connaît point les satellites de Jupiter, si ce n'est peut-être de réputation et fort confusément, ou ignore la liaison qu'ils ont avec la navigation, ou ne sait pas même qu'en ce siècle la navigation soit devenue plus parfaite.
Telle est la destinée des sciences maniées par un petit nombre de personnes; l'utilité de leurs progrès est invisible à la plupart du monde, surtout si elles se renferment dans des professions peu éclatantes. Que l'on ait présentement une plus grande facilité de conduire des rivières, de tirer des canaux, et d'établir des navigations nouvelles, parce que l'on sait sans comparaison mieux niveller un terrain, et faire des écluses, à quoi cela aboutit-il ? Des maçons et des mariniers ont été soulagés de leur travail, eux-mêmes ne se sont pas aperçus de l'habileté du géomètre qui les conduisait, ils ont été mus à peu près comme le corps l'est par une âme qu'il ne connaît point ; le reste du monde s'aperçoit encore moins du génie qui a présidé à l'entreprise, et le public ne jouït du succès qu'elle a eu, qu'avec une espèce d'ingratitude.
L'anatomie que l'on étudie depuis quelque temps avec tant de soin, n'a pu devenir plus exacte sans rendre la chirurgie beaucoup plus sûre dans ses opératoins. Les chirurgiens le savent, mais ceux qui profitent de leur art n'en savent rien. Et comment le sauraient-ils ? Ils faudraient qu'ils comparassent l'ancienne chirurgie avec la moderne. Ce serait une grande étude et qui ne leur convient pas. L'opération a réussi, c'en est assez, il n'importe guère de savoir si dans un autre siècle elle aurait réussi de même.
Il est étonnant combien de choses sont devant nos yeux sans que nous les voyions. Les boutiques des artisans brillent de tous côté d'un esprit et d'une invention, qui cependant n'attirent point nos regards, il manque des spectacteurs à des instruments et à des pratiques très utiles, et très ingénieusement imaginées, et rien ne serait plus merveilleux, pour qui ne saurait en être étonné.
Si une compagnie savante a contribué par ses lumières à perfectionner la géométrie, l'anatomie, la mécanique, enfin quelqu'autre science utile, il ne faut pas prétendre que l'on aille rechercher cette source éloignée, pour lui savoir gré et pour lui faire honneur de l'utilité de ses productions. Il sera toujours plus aisé au public de jouir des avantages qu'elle lui procurera, que de les connaître. La détermination des longitudes par les satellites, la découverte du canal thoracique, un niveau plus commode et plus juste, ne sont pas des nouveautés aussi propres à faire du bruit, qu'un poême agréable ou un beau discours d'éloquence.
L'utilité des mathématiques et de la physique, quoiqu'à la vérité assez obscure, n'en est donc pas moins réelle. À ne prendre les hommes que dans leur état naturel, rien ne leur est plus utile que ce qui peut leur conserver la vie, et leur produire les arts, qui sont d'un si grand secours et d'un si grand ornement à la société.
Ce qui regarde la conservation de la vie, appartient particulièrement à la physique, et par rapport à cette vue, elle a partagée dans l'Académie en trois branches, qui sont trois espèces différentes d'académiciens, l'anatomie, la chimie et la botanique. On voit assez combien il est important de connaître exactement le corps humain, et les remèdes que l'on peut tirer des minéraux et des plantes.
Pour les arts dont le dénombrement serait infini, ils dépendent les uns de la physique, les autres des mathématiques.
Il semble d'abord que si l'on voulait renfermer les mathématiques dans ce qu'elles ont d'utile, il faudrait ne les cultiver qu'autant qu'elles ont un rapport immédiat et sensible aux arts et laisser tout le reste comme une vaine théorie. Mais cette idée serait bien fausse. L'art de la navigation, par exemple, tient nécessairement à l'astronomie et jamais l'astronomie ne peut être poussée trop loin pour l'intérêt de la navigation. L'astronomie a un besoin indispensable de l'optique à cause des lunettes de longue vue, et l'une et l'autre, ainsi que toutes les parties des mathématiques, sont fondées sur la géométrie, et pour aller jusqu'au bout, sur l'algèbre même.
La géométrie, et surtout l'algèbre, sont la clé de toutes les recherches que l'on peut faire sur la grandeur. Ces sciences qui ne s'occupent que de rapports abstraits et d'idées simples, peuvent paraître infructueuses tant qu'elle ne sortent point, pour ainsi dire, du monde intellectuel, mais les mathématiques mixtes, qui descendent à la matière et qui considèrent les mouvements des astres, l'augmentation des forces mouvantes, les différentes routes que tiennent les rayons de lumière en différents milieux, les différents effets du son par les vibrations des cordes, en un mot toutes les sciences qui découvrent des rapports particuliers de grandeurs sensibles, vont d'autant plus loin et plus sûrement, que l'art de découvrir des rapports en général est plus parfait. L'instrument universel ne peut devenir trop étendu, trop maniable, trop aisé à appliquer à tout ce qu'on voudra. Il est utile de l'utilité de toutes les sciences, qui ne sauraient se passer de son secours. C'est par cette raison qu'entre les mathématiciens de l'Académie, que l'on a prétendu rendre tous utiles au public, les géomètres ou algèbristes sont une classe, aussi bien que les astronomes et les mathématiciens.
Il est vrai cependant que toutes les spéculations de géométrie pure ou d'algèbre, ne s'appliquent pas à des choses utiles. Mais il est vrai aussi que la plupart de celles qui ne s'y appliquent pas, conduisent ou tiennent à celles qui s'y appliquent. Savoir que dans une parabole la sous-tangente est double de l'abcisse correspondante, c'est une connaissance fort stérile par elle-même ; mais c'est un degré nécessaire pour arriver à l'art de tirer les bombes avec la justesse dont on sait les tirer présentement. Il s'en faut beaucoup qu'il y ait dans les mathématiques autant d'usages évidents que de propositions ou de vérités; c'est bien assez que le concours de plusieurs vérités produise presque toujours un usage.
De plus, telle géométrique, qui ne s'applique d'abort à rien d'utile, vient à s'y appliquer dans la suite. Quand les plus grands géomètres du dix-septième siècle se mirent à étudier une nouvelle courbe qu'ils appelèrent cycloïde, ce ne fut qu'une pure spéculation, où ils s'engagèrent par la seule vanité de découvrir à l'envie les uns des autres des théorèmes difficiles. Ils ne prétendaient pas eux-mêmes travailler pour le bien public, cependant il s'est trouvé en approfondissant la nature de la cycloïde qu'elle était destinée à donner aux pendules toute la perfection possible et à porter la mesure du temps jusqu'à sa dernière précision.
Il en est de la physique comme de la géométrie. L'anatomie des animaux nous devrait être assez indifférente, il n'y a que le corps humain qu'il nous importe de connaître. Mais telle partie de la structure est dans le corps humain si délicate ou si confuse qu'elle en est invisible, est sensible et manifeste dans le corps d'un certain animal. De là vient que les monstres même ne sont pas à négliger. La mécanique cachée d'une certaine espèce ou dans une structure commune se développe dans une autre espèce, ou dans une structure extraordinaire, et l'on dirait presque que la nature à force de multiplier et de varier ses ouvrages ne peut s'empêchr de trahir quelquefois son secret.
Les Anciens ont connu l'aimant, mais ils n'en ont connue que la vertu d'attirer le fer. Soit qu'il n'aient pas fait beaucoup de cas d'une curiosité qui ne les menait à rien, soit qu'ils n'eussent pas assez le génie des expériences, ils n'ont pas examiné cette pierre avec assez de soin. Une seule expérience de plus leur apprenait qu'elle se tourne elle-même vers les pôles du mon, et leur mettait entre les mains le trésor inestimable de la boussole. Ils touchaient à cette découverte si importante qu'ils ont laissé échapper, et s'ils avaient donné un peu plus de temps à une curiosité inutile en apparence, l'utilité cachée se déclarait.
Amassons toujours des vérités de mathématique et de physique au hasard de ce qui en arrivera, ce n'est pas risquer beaucoup. Il est certain qu'elles seront puisées dans un fonds d'où il en est déja sorti un grand nombre qui se seront trouvées utiles. Nous pouvons présumer avec raison que de ce même fonds nous en tirerons plusieurs, brillantes dès leur naissance d'une utilité sensible et incontestable. Il y en aura d'autres qui attendront quelque temps qu'une fine méditation ou un heureux hasard découvre leur usage. Il y en aura qui prises séparément seront stériles et ne cesseront de l'être que quand on s'avisera de les rapprocher. Enfin au pis aller, il y en aura qui seront éternellement inutiles.
J'entends inutiles, par rapport aux usages sensibles, et pour ainsi dire, grossiers, car du reste elles ne le seront pas. Un objet vers lequel on tourne uniquement ses yeux, en est plus clair et plus éclatant, quand les objets voisins qu'on ne regard pourtant pas, sont éclairés aussi bien que lui. C'est qu'il profite de la lumière qu'ils lui communiquent par réflexion. Ainsi les découvertes sensiblement utiles, et qui peuvent mériter notre attention principale, sont en quelque sorte éclairées par celles qu'on peut traiter d'inutiles. Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres.
Il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles. Quand les nombres et les lignes ne conduiraient à absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles, et elles serviraient à donner plus sûrement à notre raison la première habitude et le premier pli du vrai. Elles nous apprendraient à opérer sur les vérités, à en prendre le fil, souvent très délié et presque imperceptible, à le suivre aussi loin qu'il peut s'étendre ; enfin, elles nous rendraient le vrai si familier, que nous pourrions en d'autres rencontres le reconnaître au premier coup d'oeil et presque par instinct.
L'esprit géométrique n'est pas si attaché à la géométrie qu'il n'en puisse être tiré et transporté à d'autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d'éloquence, en sera plus beau, toutes choses d'ailleurs égales, s'il est fait de main de géomètre. L'ordre, la netteté, la précision, l'exactitude qui régnent dans les bons livres depuis un certain temps, pourraient avoir leur première source dans cet esprit géométrique, qui se répand plus que jamais, et qui en quelque façon se communique de proche en proche à ceux même qui ne connaissaient pas la géométrie. Quelquefois un grand homme donne le ton à tout son siècle, et celui à qui l'on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d'avoir établi un nouvel art de raisonner, était un excellent géomètre.
Enfin tout ce qui nous élève à des réflexions, qui quoique purement spéculatives soient grandes et nobles, est d'une utilité qu'on peut spirituelle et philosophique. L'esprit a ses besoins, et peut-être aussi étendus que ceux du corps. Il veut savoir, tout ce qui peut-être connu lui est nécessaire, et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité, rien n'est peut-être plus glorieux pour lui, que le charme que l'on éprouve et quelquefois malgré soi, dans les plus sècles et les épineuses recherches de l'algèbre.
Mais sans vouloir changer les idées communes et sans avoir recours à des utilités qui peuvent paraître trop subtiles et trop raffinées, on peut convenir nettement que les mathématiques et la physique ont des endroits qui ne sont que curieux, et cela leur est commun avec les connaissances les plus généralement reconnues pour utiles, telle qu'est l'Histoire. L'histoire ne fournit pas dans toute son étendue des exemples de vertu, ni des règles de conduite. Hors de là, ce n'est qu'un spectacle de révolutions perpétuelles dans les affaires humaines, de naissances et de chutes d'empires, de moeurs, de coutumes et d'opinions qui se succèdent incessamment, enfin de tout ce mouvement rapide, quoiqu'insensible, qui emporte tout et change continuellement la face de la terre.
[passage Création]
Si nous voulons opposer curiosité à curiosité, nous trouverons qu'au lieu de ce mouvement qui agite les Nations, qui fait naître et qui renverse des États, la physique ce grand et universel mouvement qui a arrangé toute la Nature, qui a suspendu les corps célestes en différentes sphères, qui allume et qui éteint des étoiles, et qui en suivant des lois invariables, diversifie à l'infini ses effets. Si la différence étonnante des moeurs et des opinions des peuples est si agréable à considérer, on étudie aussi avec un extrême plaisir la prodigieuse diversité de la structure des différentes espèces d'animaux par rapport à leurs différentes fonctions, aux éléments où ils vivent, aux climats qu'ils habitent, aux aliments qu'ils doivent prendre, etc. Les traits d'histoire les plus curieux auront peine à l'être plus que les phosphores, les liqueurs froides qui en se mêlant produisent de la flamme, les arbres d'argent, les jeux magiques de l'aimant, et une infinité de secrets que l'art a trouvés en observant de près, et en épiant la Nature. En un mot, la physique suit et démêle, autant qu'il est possible, les traces de l'Intelligence et de la Sagesse infinie qui a tout produit, au lieu que l'Histoire a pour objet les effets irréguliers des passions, et des caprices des hommes et une suite d'événements si bizarre, que l'on a autrefois imaginé une Divinité aveugle et insensée pour lui en donner la direction.
Ce n'est pas chose que l'on doive conter parmi les simples curiosités de la physique, que les sublimes réflexions où elle nous conduit sur l'Auteur de l'Univers. Ce grand Ouvrage toujours plus merveilleux à mesure qu'il est plus connu, nous donne une si grande idée de son Ouvrier, que nous en sentons notre esprit accablé d'admiration et de respect. Sur tout l'astronomie et l'anatomie sont les deux sciences qui nous offrent le plus sensiblement deux grands caractères du Créateur, l'une son immensité, par les distances, la grandeur et le nombre des corps célestes; l'autre, son intelligence infinie, par la mécanique des animaux. La véritable physique s'élève jusqu'à devenir une espèce de théologie.
Les différentes vues de l'esprit humaine sont presque infinies et la nature l'est véritablement. Ainsi l'on peut espérer chaque jour, soit en mathématique, soit en physique, des découvertes qui seront d'une espèce nouvelle utilité, ou de curiosité. Rassemblez tous les différents usages dont les mathématiques pouvaient être il y a cent ans, rien ne ressemblait aux lunettes qu'elles nous ont données depuis ce temps-là et qui sont un nouvel organe de la vue, que l'on n'eût pas osé attendre des mains de l'art. Quelle eût été la surprise des Anciens, si on leur eût prédit qu'un jour leur postérité, par le moyen de quelques instruments, verrait une infinité d'objets qu'ils ne voyaient pas, un ciel qui leur était inconnu, des plantes et des animaux, dont ils ne soupçonnaient seulement pas la possibilité ? Les physiciens avaient déjà un grand nombre d'expériences curieuses; mais voici encore depuis près d'un demi-siècle la machine pneumatique, qui en a produit une infinité d'une nature toute nouvelle et qui, en nous montrant les corps dans un lieu vide d'air, nous les montre comme transportés dans un monde différent du nôtre, où ils éprouvent des altérations dont nous n'avions pas d'idée. Peut-être l'excellence des méthodes géométriques que l'on invente ou que l'on perfectionne de jour en jour, fera-t-elle voir à la fin le bout de la géométrie, c'est-à-dire, de l'art de faire des découvertes en géométrie, ce qui est tout; mais la physique qui contemple un object d'une variété et d'une fécondité sans bornes, trouvera toujours des observations à faire et des occasions de s'enrichir, et aura l'avantage de n'être jamais une science complète.
Tant de choses qui restent encore, et dont apparemment plusieurs resteront toujours à savoir, donnent lieu au découragement affecté de ceux qui ne veulent pas entrer dans les épines de la physique. Souvent pour mépriser a science naturelle, on se jette dans l'admiration de la Nature, que l'on soutient absolument incompréhensible. La Nature cependant n'est jamais si admirable, ni si admirée que quand elle est connue. Il est vrai que ce l'on sait est peu de chose en comparaison de ce qu'on ne sait pas ; quelquefois même ce qu'on ne sait pas est justement ce qu'il semble qu'on devrait le plutôt savoir. Par exemple, on ne sait pas, du moins bien certainement, pourquoi une pierre jettée en l'air retombe, mais on sait avec certitude quelle est la cause de l'arc-en-ciel, pourquoi il ne passa jamais une certaine hauteur, pourquoi la largeur en est toujour la même, pourquoi quand il y a deux arc-en-ciels à la fois, les couleurs de l'un sont renversées à l'égard de l'autre, etc. Cependant combien la chute d'une pierre dans l'air, paraît-elle un phénomène plus simple que l'arc-en-ciel ? Mais enfin quoique l'on ne sache pas tout, on n'ignore pas tout aussi ; quoique l'on ignore ce qui paraît plus simple, on ne laisse pas de savoir ce qui paraît plus compliqué; et si nous devons craindre que notre vanité ne nous flatte souvent de pouvoir parvenir à des connaissances qui ne sont pas faites pour nous, il est dangereux que notre paresse ne nous flatte aussi quelquefois d'être condamnés à une plus grande ignorance que nous ne le sommes effectivement.
Il est permis de conter que les sciences ne font que de naître, soit parce chez les Anciens elles ne pouvaient être encore qu'assez imparfaites, soit parce que nous en avons presque entièrement les traces pendant les longues ténèbres de la barbarie, soit parce qu'on ne s'est mis sur les bonnes voies que depuis environ un siècle. Si l'on examinait historiquement le chemin qu'elles ont déja fait, dans un si petit espace de temps, malgré les faux préjugés qu'elles ont eus à combattre de toutes parts, et qui leur ont longtemps résisté, quelquefois même malgré les obstacles étrangers de l'autorité et la puissance, malgré le peu d'ardeur que l'on a eu pour des connaissances éloignées de l'usage commun, malgré le petit nombre de personnes qui se sont dévouées à ce travail, malgré la faiblesse des motifs qui les y ont engagées, on serait étonné de la grandeur et de la rapidité du progrès des sciences, on en verrait même de toutes nouvelles sortir du néant, et peut-être laisserait-on aller trop loin ses espérances pour l'avenir.
Plus nous avons lieu de nous promettre qu'il sera heureux, plus nous sommes obligés à ne regarder présentement les sciences que comme étant au berceau, du moins la physique. Aussi l'Académie n'en est-elle encore qu'à faire une ample provision d'observations et de faits bien avérés, qui pourraient être un jour les fondements d'un système ; car il faut que la physique systématique attende à élever des édifices, que la physique expérimentale soit en état de lui fournir les matériaux nécessaires.
Pour cet amas de matériaux, il n'y a que des compagnies et des compagnies protégées par le Prince, qui puissent réussir à le faire et à le préparer. Ni les lumières, ni les soins, ni la vie, ni les facultés d'un particulier n'y suffiraient. Il faut un trop grand nombre d'expériences, il en faut trop d'espèces différentes, il faut trop répéter les mêmes, il les faut varier de trop de manières, il faut les suivre trop longtemps avec un même esprit. La cause du moindre effet est presque toujours enveloppée sous tant de plus et de replis, qu'à moins qu'on ne les ait tous démêlés avec un extrême soin, on ne doit pas prétendre qu'elle vienne à se manifester.
Jusqu'à présent l'Académie des sciences ne prend la Nature que par petites parcelles. Nul système général, de peur de tomber dans l'inconvénient des systèmes précipités dont l'impatience de l'esprit humain ne s'accommodent que trop bien, et qui étant une fois établis, s'opposent aux vérités qui surviennent. Aujourd'hui on s'assure d'un fait, demain d'un autre qui n'y a nul rapport. On ne laisse pas de hasarder des conjectures sur les causes, mais ce sont des conjectures. Ainsi les recueils que l'Académie présente tous les ans au public, ne sont composés que de morceaux détachés et indépendants les uns des autres, dont chaque particulier, qui en est l'auteur, garantit les faits et les expériences, dont l'Académie n'approuve les raisonnements qu'avec toutes les restrictions d'un sage pyrrhonisme.
Le temps viendra peut-être que l'on joindra en un corps régulier ces membres épars ; et s'ils sont tels qu'on les souhaite, ils s'assembleront en quelque sorte d'eux-mêmes. Plusieurs vérités séparées, dès qu'elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à l'esprit leurs rapports et leur mutuelle dépendance, qu'il semble qu'après avoir été détachées par une espèce de violence les unes d'avec les autres, elles cherchent naturellement à se réunir.