Amiel amoureux

Chronique des lettres françaises
Les Nouveaux fragments du journal inédit d’Amiel, qui vont paraître en librairie, et dont la Nouvelle Revue française n’avait publié que l’épisode principal, éclairent mieux le cas d’Amiel amoureux.

Amiel était parvenu à l’âge de trente-neuf ans quand il fut déniaisé par une personne à la fois divorcée et veuve. Celle qu’il appelle « Philine » fit les premiers pas. Ils s’étaient rencontrés à l’église Saint-Pierre à Genève. Amiel dit qu’elle était d’une physionomie charmante. Il la reconnut comme la correspondante anonyme dont il avait déjà reçu plusieurs missives. Il se trouva stupide et paralysé devant elle. Tel quel, cependant, il dut plaire, et, malgré les conditions posées dès le début, lui-même il commença de céder peu à peu, jusqu’à éprouver le danger qu’il y a à se faire le philosophe initiateur des âmes les plus éthérées.

La jeune femme avait vingt-six ans. Jolie, intelligente, mélancolique, elle disait ne plus vouloir aimer ni se remarier. Avec la répétition des rencontres et le renouvellement des promenades au clair de lune, le peu chaleureux puritain observe bientôt que « la vibration amoureuse a fait place à la bienveillance amicale et à l’intérêt psychologique » et convient qu’il y a de sa part beaucoup d’imprudence à avoir « l’air d’un galant quand on fait œuvre de curé ». Peu à peu il s’apprivoise et en vient à noter sans vergogne qu’il profite de ses affectueux entretiens avec son amie « pour continuer doucement ses études de psychologie féminine ». M. Edmond Jaloux n’a pas tort de dire que cette phrase est affreuse, écrit M. Émile Henriot. Et l’on en pourrait souligner beaucoup de semblables.

La malheureuse disposition d’Amiel, âme assoiffée et d’une désespérante sécheresse, donne son intérêt psychologique à l’extraordinaire récit des amours d’Amiel et de Philine. Après dix-huit mois d’alternatives, d’hésitations, de scrupules et de répugnances, dopé par quelques lectures appropriées pour se mettre en train, l’infortuné se décida à sauter le pas, et grâce à sa bienveillante « monitrice », comme il la nomme en son jargon, il découvrit enfin les mystérieux secrets d’Aphrodite. Inutile de dire qu’il en fut déçu et demeura « stupéfait de l’insignifiance relative de ce plaisir dont on fait tant de bruit ». Mais il s’était par là même délivré d’une inquiétude et avait reconquis sa liberté. Et c’est ici que naît le drame. La pauvre femme qui s’était si gratuitement offerte à servir de champ d’expérience à ce sous-homme, accepta parfaitement de remplir auprès de lui le rôle désintéressé qu’il lui assigna : celui d’une amie, d’une confidente, d’une secrétaire, sans plus. Douze années durant, elle ne sera plus pour lui que le prétexte à ses sempiternels atermoiements. Le problème, pour Amiel, est de savoir s’il doit se marier, si la femme ne sera pas pour lui un empêchement, une gêne, si les devoirs naturels et sociaux du mariage n’empièteront pas sur le domaine sacré de son indépendance intellectuelle, etc…. La pauvre Philine montra une grande générosité devant l’homme aimé qui en avait si peu. M. Edmond Jaloux cite à part, dans sa préface, une lettre que reproduit M. Émile Henriot. On ne saurait la lire, dit-il, sans quelque serrement de cœur, tant la disproportion est grande entre le don total de cette femme et la perpétuelle réticence de son aboulique interlocuteur, qui recopia, avec beaucoup de soin, ces litanies passionnées. Il semble à peine avoir compris l’immense cri d’amour que, douze ans, la malheureuse exhale vers lui.

Dans son Journal on voit plusieurs autres assoiffées d’holocauste s’offrir généreusement à ce monstre d’égoïsme, au fond doublé du plus petit esprit bourgeois, dit M. Émile Henriot.

Philine disparaîtra à jamais, sacrifiée d’elle-même à son amour. Il ne dira plus rien d’elle. Qu’est-elle devenue, avec son grand cœur anonyme? On ne sait. Lui seul est célèbre.

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