Les sources Alaska

Louise Doucet-Saïto
Propos recueillis par Hélène Laberge.
Il y a de cela trois ou quatre ans déjà, un groupe de promoteurs de la compagnie Aquaboréal était venu présenter aux citoyens de la municipalité de Barnston-Ouest un projet d'implantation d'une usine d'embouteillage d'eau potable, sur le chemin Haskell. Les résidents, qui entendaient parler d'un tel projet dans leur région pour la première fois, posèrent aux promoteurs de nombreuses questions, qui révélaient les inquiétudes que ce projet suscitait.

Les réponses furent rassurantes: une usine d'embouteillage d'eau est une usine très propre qui n'est cause d'aucune pollution, ni par les déchets, ni par le bruit et qui, ayant en plus l'avantage de créer des emplois dans une région donnée, a des retombées économiques intéressantes pour la municipalité.

Dans la région visée, il y avait une source abondante qui coulait à ciel ouvert; quelques citoyens se sont immédiatement inquiétés de la quantité d'eau que l'usine comptait pomper et de la quantité d'eau que la source pourrait fournir, sans dommage pour l'alimentation en eau des fermes et des maisons avoisinantes. La compagnie a fait part aux citoyens de son intention de doubler rapidement sa production à partir de ses projections. Un bon nombre de résidents en ont conclu qu'ils risquaient de s'embarquer dans une aventure dont ils ne connaissaient rien. Toutefois, et heureusement pour eux, à cause de circonstances nébuleuses, le projet n'a alors pas vu le jour1.

Et voilà qu'en octobre 98, un article paru dans Le Progrès de Coaticook nous informe qu'une usine d'embouteillage d'eau, Les Sources Alaska, est sur le point de s'installer sur le chemin Ballbrook, à Way's Mills. Très peu de gens avaient entendu parler de ce nouveau projet. On effectuait des travaux d'aménagements et d'analyse d'eau depuis plusieurs mois, sans que les voisins immédiats en aient eu connaissance. Dès que le projet a commencé à être connu, un comité de citoyens concernés s'est formé très rapidement.

Il fallait à tout prix informer la population de la région de l'implantation d'une usine d'eau potable sur notre territoire. Et il fallait faire vite, car la compagnie était sur le point d'obtenir les certificats requis pour l'exploitation de la source: appels téléphoniques, porte-à-porte, lettre ouverte et articles dans les journaux, réunions, etc., tous ces moyens furent utilisés, et avec d'autant plus d'efficacité qu'au cours des deux dernières années, nous avions été sensibilisés à la controverse que suscitait la commercialisation de l'eau potable. Des bénéfices pour quelques-uns et de très gros problèmes pour d'autres. Comme toujours, lorsque c'est l'environnement immédiat des personnes qui semble menacé, il y eut beaucoup de réactions émotives: des données plus ou moins justes ont circulé de part et d'autre, des interventions maladroites ont été faites, mais une véritable solidarité communautaire s'est créée.

Une chose importait, ne pas rester indifférent devant un projet aussi crucial: on pouvait être pour, on pouvait être contre, mais dans l'un et l'autre cas, il fallait savoir pourquoi, et quelles seraient les conséquences de nos choix. Notre municipalité est composée en majorité d'agriculteurs, qui seront les premiers touchés par le pompage. La plupart ont réagi. Car, à part quelques baisses du niveau d'eau dans certains puits lors d'une courte période sans pluie, la région a connu très peu de problèmes d'eau. Toutefois, quelques résidents se souviennent encore d'un été de grande sécheresse qui avait tari leurs puits, et de certains hivers rigoureux où l'eau avait gelé; dans les deux cas, ils avaient dû transporter de l'eau pour les animaux, une corvée extrêmement pénible.

Se posait alors la question suivante: pourquoi, au nom de quoi, courir le risque (le moindre risque) d'une dégradation de la qualité ou de la quantité de l'eau? Lorsqu'on allègue le fait que la compagnie a déjà investi dans l'achat de terrains, dans l'aménagement de puits, dans l'analyse de l'eau, etc., prend-on en compte les investissements des agriculteurs, de ceux qui les ont précédés?

Nos stratégies

Pour le bénéfice des citoyens d'autres régions du Québec, éventuellement menacés par un projet analogue, nous donnons en détails les étapes suivies pour alerter la population et créer une table de concertation.

1. Point de départ: un article paru dans Le Progrès de Coaticook nous informe qu'une usine d'embouteillage d'eau potable est sur le point de s'installer à Way's Mills, sur le chemin Ballbrook.

2. Un rapide sondage téléphonique révèle que très peu de gens sont au courant d'un tel projet.

3. Le 2 novembre 1998, un petit groupe de citoyens se rend à la réunion du conseil municipal, pour questionner le maire et les conseillers sur le projet et demander une réunion publique d'informations.

4. Le 8 novembre, un comité pour la préservation de l'eau est formé. Une dizaine de personnes, tout au plus, se rassemblent chez le président du comité.
Plan d'action:
- Avertir toute la population de Barnston Ouest et Stanstead Est.
- Recueillir toute l'information concernant l'implantation d'autres usines d'eau potable dans la province.
- Distribuer l'information.

5. Le 15 novembre, une vingtaine de personnes assistent à une deuxième réunion, encore chez le président. La secrétaire municipale nous informe alors qu'une réunion publique se tiendra le 5 décembre à la salle communautaire de Way's Mills. Le comité décide aussi d'envoyer une lettre à tous les citoyens des deux municipalités (Barnston-Ouest et Stanstead Est), leur faisant part du projet des Sources Alaska et les invitant à venir en grand nombre à la réunion publique. Cette lettre paraîtra dans les journaux de la région. À nouveau, on utilise pour rejoindre les personnes le porte-à-porte, le téléphone, les rencontres, etc.

6. Il est convenu que la municipalité engagera un hydrogéologue indépendant pour procéder à des analyses quantitatives et qualitatives de l'eau. On se questionne sur le projet de la compagnie Aquaboréal (dont il a été question au début de cet article). On apprend que le terrain du chemin Haskell avait été dézoné, les permis octroyés, même si le projet n'a pas eu de suite jusqu'ici.

7. Le 29 novembre, une réunion convoquée par le comité de citoyens se tient au centre communautaire de Way's Mills. Un entrefilet dans le journal local l'annonce. Les contacts se font aussi par chaîne téléphonique. De plus en plus de personnes sont sensibilisées. Les représentants de «Eau secours» nous apportent informations, expériences, soutien, etc. Un vidéo, «La ruée vers l'eau» (présenté à l'émission Enjeux à Radio-Canada) est projeté. Nos invités nous font part des nombreux problèmes auxquels ils ont dû faire face. Ils ont accumulé beaucoup d'informations qu'ils mettent à notre disposition. On décide de faire circuler une pétition pour s'opposer à l'implantation de l'usine d'eau potable. On profitera de la journée des élections provinciales pour rencontrer le plus de monde possible. Des volontaires seront sur place toute la journée. On recueille près de 200 noms. Le vidéo circule dans la municipalité. C'est un document précieux. La pétition circule également.

8. Le 5 décembre 1998: réunion publique. Dès neuf heure du matin, la grande salle située à l'étage déborde de participants; pour suppléer au manque de place, on installe un haut-parleur au rez-de-chaussée pour le bénéfice de ceux qui désirent suivre les débats. La plupart des 300 personnes qui ont répondu à l'appel sont des résidents de Barnston Ouest et de Stanstead Est. Sur l'estrade, les promoteurs des Sources Alaska, des représentants de la municipalité de Barnston Ouest, du ministère de l'Environnement, des spécialistes hydrogéologues, etc.
Beaucoup de monde donc, mais une réunion qui se termine brusquement, quand un membre de l'auditoire demande qu'on donne aussi en anglais les informations et commentaires.(Il y avait déjà plus d'une heure que les promoteurs exposaient leur projet et la période de questions était sur le point de commencer.) Protestations, hésitations, cohue générale. Le maire propose alors que la réunion se poursuive en anglais à 14 heures; mais la chose s'avère impossible pour la plupart des participants. La réunion est reportée à une date indéterminée.

9. Le 9 décembre: réunion du conseil municipal; plusieurs personnes y participent. On présente une pétition de 267 noms au maire. Il est beaucoup question des «étrangers» présents à la réunion publique du 5 décembre précédent. Depuis le tout début, le mot «étrangers» englobe tous ceux qui ont une propriété secondaire, ceux qui y passent les week-ends et une partie de leurs vacances d'été. En général, ce sont des gens préretraités qui ont l'intention de venir éventuellement s'installer à demeure. Sont considérés comme étrangers également ceux qui vivent ici en permanence, mais depuis peu de temps, ceux qui sont installés dans la région depuis assez longtemps, mais qui n'ont aucun lien de parenté avec ceux qui y sont nés. On réalise qu'être «de la place» c'est de plus en plus rare mais que c'est encore le critère le plus important pour avoir de la crédibilité. Il est beaucoup question de la réunion avortée du 5 décembre. On demande de tenir une autre réunion en tenant compte des anglophones, sans que tout soit nécessairement traduit, mais qu'au moins l'essentiel puisse leur être communiqué dans leur langue.

Pour faire avancer le dossier, le maire suggère qu'un comité d'une quinzaine de personnes soit formé: 5 membres des conseils municipaux de Barnston Ouest et Stanstead Est, 5 membres du comité déjà existant pour la préservation de l'eau, et 5 personnes des deux municipalités. Le groupe a pour mandat d'étudier le projet. Une réunion publique (remise indéfiniment) devait avoir lieu au printemps. Depuis, des tests de longue durée ont été entrepris. Le groupe s'est réuni à plusieurs reprises. Les citoyens ont appris par lettre ou par les journaux l'essentiel de ce qui a été discuté lors de ces réunions. On doit attendre les résultats définitifs pour se faire une idée juste du potentiel d'eau potable dans cette région. Le dossier reste ouvert.


Note
1. Selon certaines rumeurs, il semble que ce projet d'Aquaboréal pourrait resurgir...



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