Démocratie libérale et société civile
C'est pourquoi la question de la fin de l'Histoire demeure, à mes yeux, largement ouverte. Il y avait d'ailleurs un point d'interrogation à la fin du titre de mon article de 1989. J'insiste à la fin du livre sur les raisons pour lesquelles le règne de la reconnaissance universelle qui s'instaure dans la démocratie libérale n'est pas réellement satisfaisant.
L'ambition fondamentale de dominer n'a pas disparu. Dans la société contemporaine, ce désir se trouve seulement domestiqué. Mais on peut imaginer aisément que cette domestication cesse de réussir, que les combats recommencent et que l'Histoire trouve ainsi la possibilité de reprendre.
L'économie n'est pas la seule force universalisante dans le monde d'aujourd'hui. Il y a aussi une universalisation présente au niveau proprement politique. Par exemple, si l'on considère la Communauté européenne, de puissantes raisons économiques poussent à sa constitution, mais son point de départ, chez des hommes comme Jean Monnet, était un modèle essentiellement politique né du constat que les nationalismes et les particularismes avaient conduit, à travers deux guerres mondiales, à la destruction de l'Europe. Cette forme d'universalisation montre que l'économie n'est pas la seule.
Je reconnais qu'à cet égard, Hegel fut bien plus avisé que son interprète Kojève. «L'État universel et homogène» de Kojève ne satisfait le désir de reconnaissance que d'une manière formelle et impersonnelle. Hegel a compris l'importance d'«institutions médiatrices» dans la société civile. Se situant entre l'État et l'individu, elles peuvent procurer à l'individu une forme de reconnaissance finalement bien plus satisfaisante que ne peut le faire l'État lui-même. De ce point de vue, Hegel était tout à fait « tocquevillien », et je crois qu'il est tout à fait exact que la santé durable et la stabilité de la démocratie libérale dépendent de l'organisation de sa société civile.