Le pseudo-entrepreneur
Le Québec n'a pas échappé à la vague de fusions-acquisitions des années 80. Si, à court terme, ces fusions ont pu rapporter, aux acquéreurs et à tous les intermédiaires, des profits considérables, les conséquences à long terme pour les entreprises, pour les employés et pour la collectivité se sont souvent avérées dramatiques.
J'ai, dans les chroniques précédentes, attiré l'attention du lecteur sur l'ampleur de la crise que traversait l'Occident depuis deux décennies, après les trente ans d'euphorie qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. J'ai souligné la part de responsabilité qui revenait à l'échec du "managérialisme", idéologie qui a fait reposer le sort des sociétés sur les seules compétences des dirigeants, contrairement aux idéologies comme le capitalisme et le socialisme, qui comptent plutôt sur les mérites du système socio-économique. Les dirigeants économiques sont devenus les nouveaux héros et ont pris la place des responsables politiques.
Je voudrais dresser cette fois-ci le portrait d'un type de dirigeant qui a proliféré au cours de cette période et qui est largement responsable de la déstructuration et de l'affaiblissement des secteurs de l'économie, des entreprises et des régions. Je veux parler de l'adepte capitalisme financier qui, dans bien des cas, réussit à se faire passer pour un véritable entrepreneur, créateur de prospérité matérielle et d'emplois. Dans les mois qui viennent, je ferai la présentation des autres pathologies de dirigeant: le technocrate mégalomane: un fossoyeur d'institutions; le pistonné: un dirigeant de pacotille; le maquignon: un marchand de tapis; le corrompu. Je traiterai également des conditions qui ont encouragé la multiplication de ces types de dirigeants qu'on a montés au pinacle et dont on découvre aujourd'hui qu'ils nous ont causé un tort considérable.
Depuis plusieurs siècles, le capitalisme industriel et le capitalisme financier coexistent et ont fait bon ménage, le capitalisme financier ayant pour fonction de soutenir le développement de l'industrie et du commerce. Lorsque les deux restent à l'intérieur des limites de leur raison d'être, ils contribuent à l'accroissement de la richesse collective. Mais à chaque fois qu'ils se laissent aller à des excès, ils trahissent leur finalité et contribuent à appauvrir et à marginaliser certaines couches sociales. Le capitalisme industriel, qui s'incarne dans toutes les activités de production matérielle réalisées dans les ateliers ou dans les usines, est l'instrument privilégié du développement de la richesse matérielle, de la production de biens tangibles et de la création d'emplois.
Les excès du capitalisme
Nous assistons à un renversement radical de primauté, où la logique du capitalisme financier a de plus en plus tendance à l'emporter sur celle du capitalisme industriel et où l'aventurier de la finance [ ... ] réussit même l'exploit de se faire passer pour un véritable entrepreneur alors qu'il en est la négation.
Les excès du capitalisme industriel se sont traduits selon les époques par l'exploitation des ouvriers, la déqualification de nombreux métiers par une conception erronée de la division du travail, le gaspillage dans l'utilisation des ressources naturelles, l'incitation à entrer dans une spirale de consommation sans fin et, en général, par l'incapacité à partager équitablement et à redistribuer la richesse créée.
Le capitalisme financier, représenté par les banques, la Bourse, les fonds de retraite, les compagnies d'assurances, etc., a pour but de rassembler les capitaux nécessaires au financement de la croissance économique et d'en favoriser la circulation. Ce service intangible n'est pas sans présenter des risques réels: là se trouve la justification de l'intérêt. Même si l'Église thomiste au Moyen Âge reconnaissait la légitimité de cette pratique, elle refusait l'usure qui en constituait la forme abusive.
Il n'est pas question ici de développer tous ces points qui ont fait l'objet de nombreuses analyses sérieuses et complètes. Je voudrais seulement montrer comment, à notre époque, nous assistons sur celle du capitalisme industriel et où l'aventurier de la finance, qui incarne la pathologie du capitalisme financier, réussit même l'exploit de se faire passer pour un véritable entrepreneur alors qu'il en est la négation.
Depuis le début des années 80, nous avons assisté, dans beaucoup de pays occidentaux, à une vague de fusions-acquisitions et à la multiplication de prises de contrôle hostiles qui ont eu pour conséquence de forcer un nombre incroyable d'entreprises à changer de propriétaires. Le Québec n'a pas été épargné par ce mouvement de "restructuration". Le scénario classique, qui s'est répété ad nauseam et qui se répand actuellement comme une traînée de poudre dans les pays en voie de développement qui ouvrent tout grands leurs marchés financiers, se présente en général selon trois grandes variantes.
Dans la première, une entreprise cherche, en se centrant sur son métier de base, à se donner une taille telle qu'elle lui permette ultérieurement de pouvoir financer et amortir le coût toujours plus élevé des innovations technologiques, sans lesquelles il ne peut y avoir de succès sur le marché mondial. Dans la deuxième, l'équipe dirigeante cherche, par le biais de la diversification, à consolider la position concurrentielle de l'entreprise en procédant à des acquisitions qui lui évitent d'avoir à faire l'effort de développer ces nouveaux secteurs par ses propres moyens. Dans la troisième, les dirigeants cherchent à réaliser des transactions susceptibles d'engendrer des plus-values substantielles à court terme en traitant l'entreprise comme un élément de portefeuille parmi d'autres. Dans la réalité, les trois scénarios procèdent essentiellement de la même manière pour financer leur stratégie de développement.
En général, les fonds disponibles pour réaliser la prise de contrôle se révèlent insuffisants. Ils doivent donc être complétés par le recours à une grande variété d'instruments financiers sophistiqués qui jouent sur les nombreuses possibilités offertes par l'effet de levier. De plus, ces prises de contrôle se font souvent par l'achat des actions de l'entreprise convoitée à un prix nettement supérieur à celui du marché et peuvent même aller jusqu'à faire l'objet de surenchères très coûteuses. Cette spirale a pour conséquence de porter l'endettement de l'acquéreur à un niveau qui dépasse de beaucoup ses capacités normales de remboursement.
Le dépeçage des entreprises
Une fois la prise de contrôle réussie sur papier par une série de jeux d'écritures très imaginatifs, vient rapidement le moment de rembourser et de payer tous les intermédiaires qui ont participé à l'acquisition et à la réalisation de ce "bon coup" financier. Dans cette perspective financière, le management de l'entreprise va devoir subordonner ses actions à une logique de remboursement, ce qui constitue un renversement radical de l'essence de la fonction traditionnelle de direction.
Pour parvenir à rembourser les emprunts et les dettes, la nouvelle direction va devoir procéder à un dépeçage de l'entreprise acquise et se départir des éléments d'actifs les plus faciles à vendre. Souvent, ces actifs constituaient le patrimoine et le coussin de sécurité de l'entreprise pour faire face aux aléas et aux coups durs. Les nouveaux dirigeants seront dans l'obligation de mettre en oeuvre des plans de "rationalisation des effectifs" ou de "dégraissage" qui ont pour effet de libérer immédiatement des fonds pris à même la masse salariale. En dernière instance, en -recourant subtilement à un véritable chantage à l'emploi, ils demanderont aux salariés qui restent de geler leurs salaires et/ou d'augmenter leur productivité.
Ces formes modernes de guerre économique semblent, à première vue, profiter aux actionnaires qui, à ces occasions, réalisent des plus-values substantielles à court terme. Cependant, les conséquences à long terme pour l'entreprise, pour les employés et pour la collectivité, sont souvent dramatiques.
Toutes ces mesures que la nouvelle direction doit adopter ont pour effet de rendre
plus vulnérable la situation de l'entreprise en lui enlevant toute marge de manoeuvre sur le plan matériel et en la privant d'un personnel de métier ayant une connaissance intime du secteur et des rouages de l'entreprise.
Les échecs rencontrés par ces tentatives de diversification et les dégâts causés par ces "pirates de la finance" obligent à se demander quels sont ceux qui bénéficient de ces opérations. Force est malheureusement de constater que ces transactions ne créent pas de richesse réelle ni d'emplois, ce qui, je le répète, est la finalité de l'entreprise. Elles enrichissent l'acquéreur lui-même qui est rarement perdant, les nombreux intermédiaires - avocats, comptables, courtiers, banquiers -, les actionnaires et tous ceux qui bénéficient des campagnes de communication associées à ces prises de contrôle et qui visent à légitimer, dans le publie et auprès des actionnaires, ces opérations présentées comme des illustrations de la nécessaire modernisation de la vie économique et de son adaptation à la mondialisation.
La sophistication des outils et des produits financiers est une autre illustration de ce à quoi peut conduire la pathologie de la rationalité et de l'économisme quand ceux-ci ne sont pas subordonnés à des valeurs sociales. Il serait bon de réfléchir sur l'expérience de pays comme l'Allemagne, les Pays Bas, les pays scandinaves, la Suisse et le Japon qui n'ont pas succombé aux sirènes des abus du capitalisme financier.