Kant: concilier philosophies expérimentale et idéaliste

Mme de Staël

Pour bien concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie idéaliste, Kant n'a point soumis l'une à l'autre, mais il a su donner à chacune des deux séparément un nouveau degré de force. L'Allemagne était menacée de cette doctrine aride, qui considérait tout enthousiasme comme une erreur, et rangeait au nombre des préjugés les sentiments consolateurs de l'existence. Ce fut une satisfaction vive pour des hommes à la fois si philosophes et si poètes, si capables d'étude et d'exaltation, de voir toutes les belles affections de l'âme défendues avec la vigueur des raisonnements les plus abstraits. La force de l'esprit ne peut jamais être longtemps négative, c'est-à-dire consister principalement dans ce qu'on ne croit pas, dans ce qu'on ne comprend pas, dans ce qu'on dédaigne. Il faut une philosophie de croyance, d'enthousiasme; une philosophie qui confirme par la raison ce que le sentiment nous révèle.

Les adversaires de Kant l'ont accusé de n'avoir fait que répéter les arguments des anciens idéalistes; ils ont prétendu que la doctrine du philosophe allemand n'était qu'un ancien système dans un langage nouveau. Ce reproche n'est pas fondé. Il y a non seulement des idées nouvelles, mais un caractère particulier dans la doctrine de Kant.

Elle se ressent de la philosophie du dix-huitième siècle, quoiqu'elle soit destinée à la réfuter, parce qu'il est dans la nature de l'homme d'entrer toujours en composition avec l'esprit de son temps, lors même qu'il veut le combattre. La philosophie de Platon est plus poétique que celle de Kant, la philosophie de Malebranche plus religieuse; mais le grand mérite du philosophe allemand a été de relever la dignité morale, en donnant pour base à tout ce qu'il y a de beau dans le cœur une théorie fortement raisonnée. L'opposition qu'on a voulu mettre entre la raison et le sentiment conduit nécessairement la raison à l'égoïsme et le sentiment à la folie; mais Kant, qui semblait appelé à conclure toutes les grandes alliances intellectuelles, a fait de l'âme un seul foyer où toutes les facultés sont d'accord entre elles.

La partie polémique des ouvrages de Kant, celle dans laquelle il attaque la philosophie matérialiste, serait à elle seule un chef-d'œuvre. Cette philosophie a jeté dans les esprits de si profondes racines, il en est résulté tant d'irréligion et d'égoïsme, qu'on devrait encore regarder comme les bienfaiteurs de leur pays ceux qui n'auraient fait que combattre ce système, et raviver les pensées de Platon, de Descartes et de Leibniz: mais la philosophie de la nouvelle école allemande contient une foule d'idées qui lui sont propres; elle est fondée sur d'immenses connaissances scientifiques, qui se sont accrues chaque jour, et sur une méthode de raisonnement singulièrement abstraite et logique; car, bien que Kant blâme l'emploi de ces raisonnements dans l'examen des vérités hors du cercle de l'expérience, il montre dans ses écrits une force de tête en métaphysique qui le place, sous ce rapport, au premier rang des penseurs.

On ne saurait nier que le style de Kant, dans sa Critique de la raison pure, ne mérite presque tous les reproches que ses adversaires lui ont faits. Il s'est servi d'une terminologie très difficile à comprendre, et du néologisme le plus fatigant. Il vivait seul avec ses pensées, et se persuadait qu'il fallait des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et cependant il y a des paroles pour tout.

Dans les objets les plus clairs par eux-mêmes, Kant prend souvent pour guide une métaphysique fort obscure, et ce n'est que dans les ténèbres de la pensée qu'il porte un flambeau lumineux: il rappelle les Israélites, qui avaient pour guide une colonne de feu pendant la nuit, et une colonne nébuleuse pendant le jour. Personne en France ne se serait donné la peine d'étudier des ouvrages aussi hérissés de difficultés que ceux de Kant; mais il avait affaire à des lecteurs patients et persévérants. Ce n'était pas sans doute une raison pour en abuser; peut-être toutefois n'aurait-il pas creusé si profondément dans la science de l'entendement humain, s'il avait mis plus d'importance aux expressions dont il se servait pour l'expliquer. Les philosophes anciens ont toujours divisé leur doctrine en deux parties distinctes, celle qu'ils réservaient pour les initiés et celle qu'ils professaient en public. La manière d'écrire de Kant est tout à fait différente, lorsqu'il s'agit de sa théorie, ou de l'application de cette théorie.

Dans ses traités de métaphysique il prend les mots comme des chiffres, et leur donne la valeur qu'il veut, sans s'embarrasser de celle qu'ils tiennent de l'usage. C'est, ce me semble, une grande erreur; car l'attention du lecteur s'épuise à comprendre le langage avant d'arriver aux idées, et le connu ne sert jamais d'échelon pour parvenir à l'inconnu.

Il faut néanmoins rendre à Kant la justice qu'il mérite même comme écrivain, quand il renonce à son langage scientifique. En parlant des arts, et surtout de la morale, son style est presque toujours parfaitement clair, énergique et simple. Combien sa doctrine parait alors admirable! Comme il exprime le sentiment du beau et l'amour du devoir! Avec quelle force il les sépare tous les deux de tout calcul d'intérêt ou d'utilité! Comme il ennoblit les actions par leur source et non par leur succès ! Enfin, quelle grandeur morale ne sait-il pas donner à l'homme, soit qu 'il l'examine en lui-même, soit qu'il le considère dans ses rapports extérieurs; l'homme, cet exilé du ciel, ce prisonnier de la terre, si grand, comme exilé, si misérable, comme captif!

On pourrait extraire des écrits de Kant une foule d'idées brillantes sur tous les sujets, et peut-être même est-ce de cette doctrine seule qu'il est possible de tirer maintenant des aperçus ingénieux et nouveaux; car le point de vue matérialiste en toutes choses n'offre plus rien d'intéressant ni d'original. Le piquant des plaisanteries contre ce qui est sérieux, noble et divin, est usé, et l'on ne rendra désormais quelque jeunesse à la race humaine qu'en retournant à la religion par la philosophie, et au sentiment par la raison.

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