Edvard Grieg

Julien Leclercq
Texte écrit à la fin du 19e siècle. L'auteur entend défendre Grieg face à ceux qui le dénigrent ou nient l'originalité de son art.
À Fritz Delius

Le dimanche 22 avril, devant une foule enthousiaste, Edvard Grieg a dirigé l’orchestre des concerts Colonne dans l’exécution de quelques-unes de ses œuvres. Pour tardif, ce fut un beau triomphe. Déjà, il y a quatre ans, on l’avait vu à la Société Nationale; mais, en notre Paris un peu trop ignorant des belles manifestations de l’art étranger, il ne jouissait pas encore d’une renommée que toutes les autres nations ne lui avaient pas marchandée. C’est donc dans ces dernières années, en même temps que des traductions, d’ailleurs mauvaises, nous initiaient aux drames de ses deux illustres compatriotes, Ibsen et Bjoernson, que les compositions du grand musicien norvégien furent consacrées en France.

Ces noms : Grieg, Ibsen, Bjoernson – s’imposent à la mémoire, intimement assemblés. Inséparables, ils devaient à la même date conquérir les esprits et les cœurs, les prendre, pour mieux dire, à la séduction d’un art quelquefois charmant, quelquefois impérieux, toujours particulier, révélateur souvent. Enfin, grâce au concours providentiel de ces trois poètes, nous avons pressenti les beautés de cette lointaine Norvège qu’en Latin frileux nous supposions froide et morne, tel un cadavre enseveli dans les plis tumulaires de neiges perpétuelles, sous un ciel humide et sombre de caveau. Maintenant, au-delà de nos horizons familiers, elle nous apparaît, la fallacieuse morte d’hier, avec des grâces bien vivantes de jeune femme vêtue de blanc, point rigide, point désolée, mais fière et hardie, dressée dans la lumière d’un soleil qui ne s’éteint pas, les pieds baignés dans l’azur des fjords, prête à aimer, prête à créer, prête à lutter, glorieuse, sous le manteau qu’elle entr’ouvre parfois pour laisser jaillir de ses neiges printanières les moissons de fleurs jetées dans son tablier de verdure.

Grieg, Ibsen, Bjoernson viennent à l’apogée d’une renaissance d’art qui date en Norvège de sa séparation du Danemark, de son indépendance conquise. On vit alors toute une volée de poètes prendre son essor vers les montagnes, les uns, contemplatifs, par amour de la nature, les autres pour fouiller, du haut de leur splendide observatoire et l’imagination émerveillée, les profondeurs du passé légendaire de leur patrie. Ils avaient l’âme simple, ils étaient heureux parce qu’ils étaient libres, ils chantaient pour la seule joie de chanter. Cette époque sereine a suscité maints talents qui s’exprimaient sans recherches de forme, riches de leur inspiration. Wergeland, Welhaven, Vinje, les musiciens Kjerulf et Nordraak en témoignent. Mais avec Ibsen, Bjoernson et Grieg, l’art s’élève au monde des idées; la forme varie et s’épure.

Dans cette trinité qui, totalement, nous donne la Norvège, Ibsen est le cerveau, le conscient, son influence est universelle; Bjoernson, plus imaginatif que penseur, moins réfléchi, poète abondant qui se répand sans mesure et disperse ses forces, représente le cœur avec ses emportements et ses générosités : c’est le sang du nord, aussi torrentiel parfois qu’il est calme souvent; Grieg, c’est l’âme même de la Norvège, il reste dans les manifestations générales de la vie de son pays et dans sa couleur caractéristique.

Son œuvre, moins analysable, plus mystérieuse, est peu accessible à ceux qui ne devinent pas quelle poésie se dégage de cette contrée où la nature est, par ses contrastes, plus excessive, plus vivante que partout ailleurs. Étés vigoureux et sans nuits; hivers à la fois neigeux et ensoleillés; montagnes hautes et blanches entre la mer et le ciel très bleus. Et dans cet orient glacé, au milieu de cette splendeur, des êtres confiants, sentimentaux, mais taciturnes et mélancoliques. Voilà Grieg. On dirait de lui qu’il est pittoresque si le mot pittoresque n’était pas généralement pris dans le sens de romantique, qui suppose toujours une tendance à l’effet et à l’éloquence. Il est au contraire un naturel; s’il est descriptif, il l’est sans phrases, possédant le secret d’harmonies sensationnelles. Il exprime avec intensité, simplement, en harmoniste puissant dans sa délicatesse.

Edvard Grieg est bien et mal jugé : bien, par ceux qui sentent en lui le poète; mal, quand on s’en tient au point de vue strictement musical. Les musiciens lui reprochent de ne pas écrire une musique savante et complexe et de ne pas s’appliquer aux problèmes du contrepoint. Personne ne songe à le féliciter de n’avoir pas marché dans le sillon wagnérien, d’avoir préservé sa personnalité et de s’être efforcé de sortir ce qui était en lui sans autre préoccupation. Cela prouve une grande assurance, une grande confiance, et si la voix intérieure l’a impérieusement emporté sur la voix formidable et autoritaire du héros de Bayreuth, c’est que Grieg est le seul musicien contemporain portant en lui une gloire qui lui soit propre. Or, il n’y a que cette gloire-là qui compte. Grieg est plus qu’un homme de talent, il a du génie, il est inimitable, personne n’a fait ni ne fera du Grieg.

Des admirateurs maladroits et des ignorants malveillants disent : « C’est du Schumann. » Oui, Schumann a été pour Grieg, au temps de sa jeunesse, une révélation, comme Beethoven en avait été une pour Schumann. Entre ces trois âmes très nobles et très pures il y a une parenté que Beethoven préside par l’âge, et, comme Schumann fut différent de l’auteur de la Symphonie pastorale, Grieg se distingue de l’auteur de La Péri. Il ne ressemble pas, il est équivalent.

Il faut le travail de sélection du temps et l’oubli des médiocrités encombrantes avant qu’il y ait une justice pour les grands, qui naissent dans la mort. Grieg disparu, ses meilleures choses – Le Solitaire, Le Cygne, La Chanson de Solveig et toutes ses romances sur les poésies de Vinje – deviendront traditionnelles, comme étant l’expression d’un sentiment unique, absolument inconnu avant l’apparition des Humoresken (1), qui ont fait date.

Grieg a marqué sa préférence pour les formes courtes, mais dans ses œuvres de plus longue haleine il se manifeste avec un pareil bonheur. Son concerto pour piano et orchestre, son quatuor pour instruments à cordes, sa sonate en sol mineur pour violon et piano, son Olaf Trygvason, sont des compositions aussi personnelles et aussi remarquables.

J’ai désiré publier ces quelques lignes parce que la critique parisienne n’a pas eu la chance de comprendre Grieg et que, de divers côtés, j’ai ouï des opinions malencontreuses de la part de gens qui connaissent assez l’art musical pour s’apercevoir qu’une œuvre est différente de ce qu’ils ont la coutume d’admirer , mais qui le connaissent insuffisamment pour discerner les qualités de cette œuvre, ou bien qui ne peuvent pas s’élever au-dessus de l’art musical – à L’ART.


(1) Le mot humoristique traduit mal le sens du mot norvégien.

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