Le droit déréglé

Marc Sauvalle
«Vers quoi nous mèneront les excès de la règle de droit?


La règle de droit et le droit déréglé

Le jour où nous devions présenter cet article, nous tombons par hasard sur ce texte: «La force fut d'abord la seule loi. Barbare, l'homme vivait pareil aux fauves animaux, sans récompense offerte aux bons, sans que des maux vinssent d'en haut punir le méchant. La justice naquit ensuite: on inventa des sanctions pénales. Mais ces humaines punitions n'atteignaient pas les malfaiteurs qui, en secret, en silence, faisaient le mal. Alors, factice, mais utile, la Loi des dieux fut inventée.» (Critias, élève de Socrate, in La Couronne et la Lyre, Marguerite Yourcenar, NRF Poésie-Gallimard, 1979, p. 261). «Puis», aurait sans doute ajouté Critias devant lés procès de Staline, «un homme s'octroya le pouvoir des dieux»...

C'est en Grèce, berceau de la civilisation occidentale, qu'est apparue la règle de droit. Jadis les sociétés étaient régies par la force: oeil pour oeil, dent pour dent. On ne punissait pas un crime, on le vengeait. Malheureusement, cette vengeance entraînait elle-même une réplique, réplique qui ne pouvait demeurer à son tour impunie. Cette façon de se faire justice subsiste encore de nos jours dans le règlements de compte des milieux criminalisés. Les célèbres vendettas siciliennes qui s'étendaient sur plusieurs générations en sont l'exemple ultime. Heureusement, il s'agit désormais d'exceptions. Le genre humain n'aurait d'ailleurs pu survivre très longtemps à ces massacres institutionnalisés.

Eschyle, à travers le drame d'Iphigénie nous montre toute l'aberration engendrée par ce cycle infernal de la vengeance, Agamemnon, roi de Mycènes, part en guerre contre les Troyens. Les dieux, qui s'opposent à cette guerre, immobilisent les vaisseaux du roi. Agamemnon ne pourra bénéficier de vents favorables à la poursuite de sa course que s'il consent à sacrifier sa fille Iphigénie. Non sans déchirement, le roi finit par consentir à ce sacrifice.

De retour au pays, Agamemnon trouve son épouse Clytemnestre au lit avec Égisthe. Ce dernier tue le roi pour venger la mort d'Iphigénie. Ce meurtre ne peut demeurer à son tour impuni (ou plutôt in-vengé). Oreste, fils d'Agamemnon, fait périr Égisthe et Clytemnestre. Ce dernier acte de vengeance n'est cependant pas accompli de gaieté de coeur. Oreste est un être doux et pieux. Il a commis ces crimes parce qu'il n'avait pas le choix. Venger un meurtre par un autre faisait partie des moeurs de l'époque. Oreste ne faisait qu'obéir à la volonté des dieux.

L'escalade de la violence ne pouvait toutefois pas s'arrêter là. La mort d'Égisthe et de Clytemnestre devait à son tour être vengée. Les Érinnyes, déesses vengeresses, réclamaient à grands cris la mort d'Oreste. Mais las de ces carnages, le peuple d'Athènes refusa d'ajouter Oreste à la liste des victimes. Secondés par Athéna et Apollon, les Athéniens absolvèrent Oreste de son crime parce qu'il n'était pas libre de le commettre ou non. Pour la première fois, conclut Eschyle, on avait substitué «la justice à l'esprit de vengeance».

«Une loi nouvelle avait succédé à la loi ancienne - et l'avait abolie. Enchaînement fatal du destin était brisé. On s'était aperçu soudain que ce que l'on prenait pour "la volonté intransgressible des dieux" n'était en réalité que le reliquat d'une époque barbare où les relations humaines étaient régies par la loi du talion.»


Le refus de la fatalité du destin

L'historien Benoist-méchin a admirablement décrit l'apparition de cette nouvelle forme de justice:

«Une loi nouvelle avait succédé à la loi ancienne -et l'avait abolie. L'enchaînement fatal du destin était brisé. Au moment qu'il s'était écroulé, on s'était aperçu soudain que ce que l'on prenait pour "la volonté intransgressible des dieux" n'était en réalité que le reliquat d'une époque barbare où les relations humaines étaient régies par la loi du talion. Son maintien était incompatible avec les progrès d'une société dont elle menaçait à chaque instant d'ébranler les assises. L'individu avait fait un pas de plus vers la liberté. Et ce pas était, comme toujours, une victoire de la raison humaine sur la déraison des dieux.

«Mais cette victoire n'avait pu être acquise que parce que l'exercice de la justice avait été retiré à la famille pour être confié à la cité, parce qu'il avait été transféré d'une communauté restreinte à une communauté plus vaste. À travers l'acquittement d'Oreste, on voit poindre cette vérité qui est une des plus belles conquêtes du génie hellénique, à savoir que la justice ne peut progresser qu'en s'élargissant.»

La règle de droit était née, une de ses conquêtes fut le caractère universel que prit l'application de la justice. Auparavant, certains crimes pouvaient demeurer impunis faute de personnes pour venger l'offense. Désormais, le fort comme le faible étaient soumis à la même loi:

Il n'est point de chose légitime
pour quelques-uns et illégitime pour d'autres;
La loi s'étend partout et à tous
Comme l'air qui règne au loin
Et l'infinie lumière du ciel (2)

Il ne faut pas croire que l'apparition de la règle de droit en Grèce a signifié automatiquement la venue d'un monde où régnait la justice, où les hommes étaient garantis de procès justes et équitables. Règle de droit et justice sont loin d'être synonymes. Les Athéniens avaient instauré le principe d'une entité indépendante pour juger les agissements d'un fautif. Ce principe était évidemment supérieur à celui de la vengeance aveugle. Il comportait toutefois des risques. Au cours des liges, fi advint trop souvent que l'exercice de la justice fût confié à des gens dont le souci d'équité n'était pas la principale vertu. Derrière des apparences de droit, ils en profitaient souvent pour assouvir des vengeances personnelles. On a parlé du procès de Galilée. En fait ce «procès» revêtait plutôt les allures d'une comparution devant un comité de discipline ou une cour martiale. Les juges étaient également les accusateurs. Et le secret qui entourait le déroulement de ce «procès» heurte nos esprits habitués à la transparence de la justice.

Mais même les procès les plus transparents, même les règles de droit les mieux respectées, ne sont pas des gages de justice. Pire encore, la règle de droit a parfois servi de paravent honorable à des opérations de persécutions politiques pures et simples.


De l'affaire Dreyfus aux procès staliniens

Le premier exemple de ce genre de procès politique à grand spectacle nous vient de l'affaire Dreyfus. On ne peut certes reprocher à ce procès de s'être déroulé dans le secret. En fait, il fut à ce point médiatisé que la France entière et même l'intelligentsia européenne se divisèrent en dreyfusards et antidreyfusards, et malgré le fait que les procédures de droit eussent été respectées, le Juif Dreyfus ne fut condamné que parce qu'une vague d'antisémitisme balayait à ce moment-là l'Europe. La règle de droit avait donné au procès une auréole de justice en même temps que conscience aux accusateurs.

Aussi malheureuses que furent pour Dreyfus les conséquences de ce jugement l'officier français eut au moins la chance, quelques années plus tard, d'être réhabilité de son vivant. Quelques décennies plus tard, un homme devait passer maître dans l'art de se débarrasser de ses ennemis sous le couvert de la plus stricte légalité, et, contrairement à Dreyfus, les victimes de cet homme furent physiquement éliminées avant que le jugement de l'histoire n'ait pu les exonérer.

Joseph Staline ne fut pas le premier dictateur à se débarrasser de ses adversaires politiques par le meurtre. Les exemples abondent dans l'histoire et la pratique se perpétue malheureusement de nos jours. Ce qui fait «l'originalité» de Staline, c'est que le dictateur soviétique a tenu à revêtir ses crimes d'un manteau légaliste.

S'il est relativement facile de trouver des raisons et des justifications à ces purges, on se perd en conjectures sur l'utilité des grands procès staliniens. Toutes les victimes de Staline, loin s'en faut, ne subirent pas de procès. Pourquoi alors certaines personnalités entrent-elles droit à un procès public, avec juge, jury (même s'il était partial), procureur, avocat de la défense (même s'il était marron)? Pourquoi cette mise en scène alors que Staline, dont l'autorité était absolue, aurait pu se servir de moyens plus expéditifs pour se défaire mis tant de temps à les démasquer? De plus, il arrivait fréquemment que l'accusateur d'une année se retrouve lui-même l'année suivante sur le banc des accusés.

S'agissait-il alors pour Staline d'instaurer purement et simplement un climat de terreur aveugle afin de consolider encore davantage son emprise sur ses collaborateurs et sur les masses? À ce moment-là, le dictateur aurait pu faire l'économie des procès et procéder à des exécutions publiques à grande échelle. Son but aurait ainsi été atteint beaucoup plus efficacement.

Ou peut-être Staline redoutait-il une opinion internationale qui aurait pu se scandaliser de massacres injustifiés. Mais de ce côté-là également, le Géorgien n'avait pas grand chose à craindre. L'Allemagne, et jusqu'à un certain point l'Angleterre, ne devaient pas voir d'un si mauvais oeil s'entre-déchirer les Soviétiques. La France, affaiblie par de graves crises internes, n'avait pas beaucoup d'énergie à consacrer à ce qui se passait hors de l'hexagone.

Quant aux États-Unis, isolés sur leur continent, ils se désintéressaient jusqu'à un certain point des problèmes européens. D'ailleurs si Staline avait redouté à ce point l'opinion des puissances étrangères, il aurait fait en sorte que ses procès aient l'air moins truqués. Quiconque suivait un peu attentivement le déroulement des procès ne pouvait être dupe de la mascarade qui s'y jouait. Tel accusé qui niait tout aujourd'hui revenait en cour le lendemain, physiquement brisé, et avouait alors les pires crimes.

Alors pourquoi ces procès? Qui Staline cherchait-il à tromper? Se pourrait-il qu'il cherchât à se tromper lui-même? Konrad Lorenz, le grand éthologue, nous parle d'une de ses oies qui procédait tous les soirs à un rituel totalement dépourvu de signification. Lorenz décida un jour de mettre un obstacle pour empêcher l'oie d'accomplir son rituel. L'oie fut alors prise d'une panique incontrôlable qui disparut quand elle put reprendre sa routine aveugle. Les procès constituaient peut-être pour l'oie-Staline ce rituel irrationnel dont l'absence aurait provoqué un malaise profond chez le dictateur. Peut-être le tyran soviétique, pour des raisons relevant de la psychologie, avait-il «besoin» des procès, aussi truqués fussent-ils, pour justifier à ses propres yeux l'exécution insensée de tous ses anciens collaborateurs. La règle de droit comme psychothérapie! Si cette explication semble farfelue, elle a le mérite (ou le défaut) d'être aussi (ou aussi peu) défendable que les autres explications sur la nécessité des procès staliniens.

L'absence de la règle de droit conduisait les sociétés de jadis à l'anarchie; l'apparente application de la règle de droit a plus tard servi de paravent aux crimes les plus abominables; vers quoi mèneront demain, si nous n'y prenons garde, les excès de la règle de droit?


Le droit déréglé

Les purges staliniennes représentent l'exemple extrême où l'apparente application de la règle de droit cachait en réalité un droit déréglé. La justice, au lieu d'aller en s'élargissant, pour reprendre l'expression de Benoist-Méchin, s'était rétrécie à un seul homme, Staline. Sur une échelle moindre, Staline eut des émules dans l'art de faire disparaître des opposants de façon «légale». Les procès qui ont suivi la répression des manifestants de la place Tien An Men étaient du même cru que les procès staliniens, même si les accusés étaient moins célèbres. Dans leur cas, on poussa le légalisme administratif jusqu'à facturer les balles de fusil aux familles des victimes du peloton d'exécution.

Les sociétés démocratiques occidentales semblent heureusement être à l'abri des excès décrits plus haut. Elles ne sont toutefois pas à l'abri d'un autre genre d'excès engendré par la règle de droit. Celle-ci est en effet devenue à ce point envahissante que la justice s'en trouve paralysée. Tout le monde connaît une petite histoire d'horreur de procès qui traîne en longueur à cause de tracasseries d'ordre purement juridique. Tout le monde est au courant d'un cas de poursuite futile qui aurait pu se régler par des voies non judiciaires. Valery Fabrikant a testé à la limite l'application de la règle de droit.

Le procès des victimes de la MIUF qui a duré des années et coûté des millions n'est toujours pas terminé, la cause étant portée en appel. Le système judiciaire est à ce point étouffé par la règle de droit que de plus en plus de causes font maintenant l'objet de règlements à l'amiable. Ces règlements sont plus souvent soumis à des rapports de force qu'à un esprit de justice.

L'absence de la règle de droit conduisait les sociétés de jadis à l'anarchie; l'apparente application de la règle de droit a plus tard servi de paravent aux crimes les plus abominables; vers quoi mèneront demain, si nous n'y prenons garde, les excès de la règle de droit?»


Notes
(1) Benoist-Méchin. Alexandre le Grand ou le réve dépassé. Librairie académique Perrin, 1976, p. 58.
(2) Empédocle, cité par Benoist-Méchin, id., page 217.

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