Diagnostic du cancer

H.Gilbert Welch

Les puissantes machines dont on se sert aujourd'hui pour poser un diagnostic donnent l'impression que la médecine est désormais à l'abri des grossières erreurs subjectives si fréquentes à l'époque où le diagnostic dépendait totalement des sens du médecin: regard, toucher, odorat, écoute. Il n'en est rien: au bout de la chaîne des machines, il y a un oeil humain. Dans le cas du cancer tout au moins, le diagnostic dépend d'un sens: la vue. Ces tissus prélevés par une biopsie, c'est un être humain qui les observe. Si puissants que soient les microscopes qu'il utilise, ce qu'il voit, d'autres ne le verront pas ou le verront d'une autre manière.

Le passage que vous lirez est tiré de l'ouvrage suivant: Dois-je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et voici pourquoi, H. Gilbert Welch, les Presses de l'Université Laval, Québec, 2005, 264 pages. ISBN: 2-7637-8158-6

«Le diagnostic pathologique du cancer dépend essentiellement d'un jugement subjectif, ainsi que l'enseigne un classique de la discipline que nous utilisions pendant nos études médicales : « En dépit de l'ingéniosité de l'homme pour inventer une instrumentation très complexe, le diagnostic anatomique des néoplasies dépend encore grandement d'une estimation "à l'oeil". En partie science et en plus grande partie art, il dépend grandement du cerveau qui se trouve derrière l'oeil regardant dans le microscope. » On ne doit donc pas s'étonner qu'un pathologiste puisse voir une chose qu'un collègue interprétera autrement.

Pour avoir une idée du problème, regardez la figure 11 montrant deux vues de la prostate : l'image de gauche est un cancer, celle de droite n'en n'est pas. Il va de soi que les pathologistes suivent un entraînement prolongé pour apprendre ce qu'il faut voir. Ils savent qu'il faut porter attention aux structures rondes, les glandes microscopiques de la prostate, et laisser de côté le lacis rouge qui forme l'arrière-plan, le tissu conjonctif. Ils verront que l'architecture, la taille, la forme et la configuration de ces glandes ne sont pas tellement différentes dans les deux clichés. Mais ils remarqueront que les cellules tapissant les glandes sont d'un bleu plus foncé dans le cliché de gauche. Ils noteront aussi que les cellules de gauche ont plus de matériel dans leur noyau, où se trouve l'appareil reproducteur de la cellule. Ce sont là autant de signes de cancer. Mais combien sombres les cellules doivent-elles être avant que le pathologiste ne les tienne pour cancéreuses ? Ces photos montrent à quel point l'interprétation visuelle nécessaire pour établir le diagnostic du cancer peut être délicate.

FIGURE 1 : VUES MICROSCOPIQUES DE MICROGLANDES DE LA PROSTATE CANCER À GAUCHE ET ABSENCE DE CANCER À DROITE
LA VARIABILITÉ INTEROBSERVATEURS
QU'EST-CE QU'UN DIAGNOSTIC ?

 

 

Nous savons que les médecins ne sont pas toujours d'accord sur le traitement convenant à une maladie donnée. Certains patients, en fait, « magasinent » les médecins jusqu'à ce qu'ils trouvent celui qui leur prescrira le traitement qu'ils désirent. Mais que des pathologistes ne soient pas d'accord sur un diagnostic est un fait moins connu. Il faut cependant donner à cette spécialité le crédit qui lui revient : elle étudie ce problème depuis longtemps.

Deux situations peuvent conduire les pathologistes à différer d'opinion sur un diagnostic : soit ils regardent des choses différentes, soit, étudiant le même objet, ils voient des choses différentes. Rappelez-vous que les spécimens de biopsie (habituellement prélevés par le chirurgien ou le radiologiste) sont expédiés au pathologiste qui en tire des sections minces qu'il place sur des lamelles de verre pour les étudier au microscope. Quand les pathologistes examinent des sections différentes, ils peuvent en arriver à des diagnostics différents. Et, comme on l'a vu au chapitre 4, s'ils examinent un plus grand nombre de sections, ils ont plus de chances de trouver un cancer. Toutefois, les études sur la concordance des opinions en pathologie ne portent pas sur cette source de désaccord. Elles sont basées sur l'examen par les pathologistes de la même lamelle d'un spécimen, de sorte que tous examinent les mêmes cellules. Ces études-là peuvent donc répondre à la question : « Est-ce que les pathologistes s'entendent sur ce qu'ils voient ? »

LE CANCER DE LA PROSTATE

Des chercheurs de l'hôpital des vétérans de Boston ont demandé à huit pathologistes comptant plus de dix années d'expérience d'examiner 321 biopsies à l'aiguille de la prostate3. Ces biopsies étaient consécutives, c'est-à-dire qu'une fois la recherche lancée, un spécimen obtenu de tout homme subissant une biopsie de la prostate était inclus dans la recherche. En d'autres mots, les spécimens n'ont pas été choisis parce qu'ils étaient inhabituels (par ex. difficiles à diagnostiquer) ; ils étaient plutôt représentatifs des biopsies prostatiques comme elles surviennent dans le cours habituel de la pratique.
Les pathologistes sont arrivés au même diagnostic pour la majorité des biopsies : la plupart (239 cas) n'étaient pas des cancers, tandis que 17 biopsies en étaient'. Mais pour 65 biopsies (20 des cas), certains ont diagnostiqué un cancer tandis que les autres n'étaient pas d'accord. En d'autres mots, il y a eu beaucoup de décisions partagées.
Des chercheurs de la Johns Hopkins University ont recouru à une autre stratégie pour obtenir des spécimens de biopsies. Plutôt que de recruter des cas consécutifs, ils ont cherché à intégrer à leur recherche le spectre complet des diagnostics de cancer de la prostate en prenant dans leur collection 25 spécimens. Ils ont ensuite recruté sept pathologistes experts, provenant d'hôpitaux universitaires dont Johns Hopkins, Stanford, l'Université du Texas, le centre du cancer M.D. Anderson, l'hôpital Barnes de St-Louis et l'Institut de pathologie des Forces armées de Washington, DC. Pour assurer que tous les pathologistes examineraient bien les mêmes les chercheurs avaient soit encerclé la zone du spécimen où se trouvait l'anomalie, soit masqué les zones sans intérêt.
Pour 13 des 25 spécimens, les pathologistes furent d'accord sur l'absence de cancer, et pour un autre, qu'il était cancéreux. Pour les 11 autres spécimens toutefois, le diagnostic était partagé 6 oui et 1 non (3 spécimens), 5 et 2 (1 spécimen), 4 et 3 (1 spécimen), 3 et 4 (2 spécimens), 2 et 5 (1 spécimen) et 1 et 6 (3 spécimens). N'oubliez pas que tous ces pathologistes avaient été choisis pour leur expertise. Pourtant, dans près de la moitié des cas, le diagnostic était partagé, tandis que l'unanimité n'a été acquise que pour un seul spécimen cancéreux.
Ces deux études révèlent une vérité troublante : qu'on vous dise que vous avez le cancer ou que vous ne l'avez pas dépend de qui est votre pathologiste. Malheureusement, ces études ne disent rien sur la cause de ces désaccords. Est-ce que les pathologistes utilisent des critères différents pour poser le diagnostic de cancer, ou serait­ce qu'ils se trompent, tout simplement ?

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