Le Club de Rome
Maurice Lamontagne. Des dictatures feraient-elles mieux? L'individualisme dans le domaine du comportement et des idées atteint un degré tel qu'il n'y a plus de consensus et qu'il semble de plus en plus illusoire de miser sur une réaction saine et cohérente de l'opinion publique. C'est pourquoi les gouvernements actuels ne peuvent pas prendre beaucoup d'initiatives en vue de résoudre un problème comme celui de la croissance exponentielle. Il faudrait toutefois éviter d'attribuer aux gouvernements une responsabilité plus grande que les pouvoirs dont ils disposent. Le problème le plus grave à cet égard, c'est celui que j'appelle le complexe collectif du transfert de culpabilité. Notre vie sociale et politique est caractérisée par ce complexe. On met en accusation tantôt les gouvernements, tantôt les maisons d'enseignement, tantôt les multinationales, tantôt les syndicats. Mais le fond du problème se trouve en définitive dans la mentalité des communes.
Critère. Qu'entendez-vous par là?
M.L. Il s'agit de la mentalité dont il est question dans le scénario sur la croissance démographique qu'un certain William Foster Loyd avait présenté en 1833 dans un livre intitulé Two Lectures on the Checks to Population. Il donnait l'exemple que voici: tous les bergers ont accès à une prairie commune. Vont-ils garder leur troupeau stationnaire? Vont-ils l'accroître? Une chose est certaine: ils veulent maximiser leurs gains. Chacun d'entre eux raisonne donc de la manière suivante: que se passera-t-il si j'ajoute un animal à mon troupeau? Cette addition aura une composante positive et une composante négative. La composante positive, représentée par la vente de l'animal, me reviendra entièrement, tandis que la composante négative, c'est-à-dire l'exploitation additionnelle de pâturage, sera partagée par tous les éleveurs. Chacun des individus en arrive à la conclusion que l'idéal serait d'ajouter un animal au troupeau, puis un deuxième, puis un troisième, etc. Cette mentalité conduit inévitablement à la ruine et à la tragédie des communes. La mentalité des communes existe depuis toujours en puissance. La science et la technique lui ont seulement permis de s'actualiser au point de donner lieu à l'explosion de la croissance quantitative économique ou démographique, c'est-à-dire à l'ère exponentielle.
Critère. C'est donc un changement moral au niveau des individus qui vous paraît être la solution, un changement moral qui serait en même temps un changement de nature, puisque la mentalité des communes existe depuis toujours. Et vous êtes optimiste malgré tout, parce que vous croyez les hommes capables d'un tel changement.
M.L. Il faudrait que nous fassions des échanges avec l'Orient: nos techniques contre leur mystique. Les échanges de ce genre ont d'ailleurs commencé. Tout ne me paraît pas décadent, loin de là, dans l'intérêt croissant des jeunes pour les religions orientales. fi y a là un espoir. Je pense la même chose de plusieurs autres comportements jugés marginaux.
Critère. Mais ces minorités ne risquent-elles pas de désespérer et de sombrer dans l'indifférence, si elles ne sont pas encouragées dans leurs efforts solitaires par des changements significatifs au niveau des institutions et des lois? Les hommes qui sont disposés à s'occuper du long terme s'appellent Sico Mansholt, Maurice Lamontagne. Le premier n'est plus dans la politique active, le second est sénateur. Ce qui distingue votre situation de celle des hommes politiques qui sont à la barre, c'est que vous n'avez rien à perdre en disant ce que vous pensez. Vous n'avez pas à ménager vos électeurs. Le fait que ce soit des hommes comme vous qui prennent une initiative qui aurait dû être prise il y a longtemps par les chefs d'Etat ne contient-il pas un enseignement très précieux? N'indique-t-il pas qu'il faudrait, si l'on voulait résoudre les problèmes à long terme, donner plus de pouvoir à des institutions composées d'individus plus indépendants que ne le sont les élus du peuple?
M.L. Je disais il y a un instant que les gouvernements trouvent de plus en plus difficile de s'appuyer sur une opinion publique saine et cohérente. Le seul véritable consensus qui existe présentement s'inspire de la mentalité des communes. Il faut donc provoquer une réflexion collective, convoquer les états généraux de l'avenir qui permettront à tous les segments de la société de réaliser ensemble que la mentalité des communes, en produisant l'explosion de la croissance quantitative, mène inévitablement à la ruine collective. Cette constatation devrait préparer l'opinion publique à recevoir un nouveau message plus positif de la part des gouvernements, mais aussi de tous ceux qui ont un rôle de direction. Il ne s'agit pas en effet d'apprendre seulement à freiner l'expansion quantitative et à réaliser concrètement que l'argent ne fait pas nécessairement le bonheur. Il faut aussi provoquer un élan de croissance qualitative, ce qui exigera sans doute un immense sursaut culturel. Tel est le grand défi qui en définitive se pose à tous les dirigeants de notre société et à chacun d'entre nous.
Critère. Ne pourrait-on pas songer également à prolonger les mandats des gouvernements?
M.L. Le président de la France est élu pour sept ans et rien n'indique que la France fasse plus que les autres pays. Le président du Mexique, M. Etcheverria, a été élu pour six ans et son mandat n'est pas renouvelable. Et, pourtant, la croissance démographique, qui est particulièrement forte dans ce pays, ne semble pas sur le point de s'atténuer.
Critère. Décidément, vous ne semblez guère croire aux solutions politiques.
M.L. Le public non plus n'y croit guère. Pendant les jours qui suivent la prise du pouvoir par un nouvel homme politique, les sondages indiquent une remontée de la faveur du public par rapport à ce qu'elle était avant l'élection. Mais l'idylle est toujours de courte durée. Pourquoi? Parce que, face à des problèmes tels que celui de l'inflation et des coûts psychologiques et sociaux de la croissance quantitative, les hommes d'Etat sont aussi démunis que l'homme de la rue. Il est donc inévitable qu'ils déçoivent.
Critère. Mais, sans transférer notre culpabilité et notre responsabilité sur les chefs politiques, ne sommes-nous pas en droit d'attendre d'eux qu'ils utilisent avec un peu moins d'enthousiasme les grands mensonges chiffrés que sont les taux d'accroissement du PNB? Comment des hommes sérieux peuvent-ils dire, à la fin d'un exercice financier, que la croissance du PNB a été de 7%, alors qu'ils n'ont aucune idée du coût des hypothèques humaines et écologiques de toutes sortes qui ont rendu ce taux possible? Un pays comme le Kénya pourrait avoir le taux de croissance le plus élevé du monde. Il suffirait qu'il accepte d'envoyer ses buffles chez le boucher et ses girafes chez le tanneur, quitte à perdre dans l'avenir les revenus considérables qu'il tire du tourisme. N'est-ce pas là la vérité du PNB et l'histoire de toutes les croissances sauvages?
M.L. Le PNB est certes un concept qui apparaît de plus en plus grossier et mensonger. Il faudra le remplacer. Le conseil économique du Canada étudie la question des indicateurs sociaux très sérieusement. Mais la mesure du PNB doit être interprétée dans son contexte historique. Elle fut utile en son temps. Reportons-nous à la période de la crise. Il y avait à ce moment un consensus. Tout le monde reconnaissait qu'il fallait sortir de la misère et que la croissance économique était le seul moyen à prendre. C'est d'ailleurs un consensus du même genre qu'il nous faudrait maintenant, un consensus qui porterait non pas sur la façon de sortir de la misère matérielle par la croissance, mais sur la façon de sortir de la misère sociale et morale par la maîtrise de la croissance. Les voeux pieux n'étaient toutefois pas suffisants. Il fallait mettre au point des instruments d'analyse et de calcul, d'une part, pour connaître les taux de croissance et, d'autre part, pour connaître les points faibles de l'économie et agir en conséquence. C'est ainsi, par le biais des comptes nationaux, -domaine dans lequel le Canada a innové - que le concept du PNB a pris forme. Il faut noter que, sans la comptabilité nationale qui permit d'établir le PNB, on n'aurait jamais connu les revenus des divers groupes et des diverses régions de notre pays.
Critère. Outre les études du conseil économique concernant les indicateurs sociaux, que fait-on au Canada pour préparer l'avenir des canadiens et celui de l'humanité?
M.L. Bien peu de choses, il faut le reconnaître. Dans les universités et les institutions gouvernementales, il se fait très peu de recherches sur le futur. Le secteur privé, la compagnie Bell, par exemple, semble s'intéresser plus à l'avenir que le secteur public. Pourtant, même si nous avons un grand pays et une population réduite, le problème de la croissance exponentielle nous concerne directement. A l'heure actuelle, dans le monde, il y a environ 30,000 chercheurs qui s'intéressent aux "futuribles". Il nous faudrait faire des efforts considérables, ne serait-ce que pour rassembler les expériences et les découvertes qui se font un peu partout dans le monde. On devra mettre toutes les disciplines à contribution. Et en particulier l'histoire. L'histoire avec sa dimension humaine, et non pas l'histoire bourrée de modèles économétriques telle qu'on veut la faire maintenant en certains milieux. La philosophie devra également jouer un rôle de première importance. Car, en dernière analyse, ce sont les valeurs qui sont en cause, des valeurs fondamentales. "Borné dans sa nature, infini dans ses voeux", disait Lamartine en parlant de l'homme. Les avantages du progrès nous ont fait oublier la première partie de cet alexandrin. Ses inconvénients nous la font redécouvrir.
Si j'insiste tant sur l'importance de la recherche et de la réflexion collective c'est, je le répète, parce que je crois qu'il serait irréaliste de miser uniquement sur les solutions politiques. Il y a la même proportion d'honnêteté et de malhonnêteté, d'intelligence et de sottise, de grandeur et de petitesse dans tous les groupes sociaux. Si rien ne se fait au sein de l'industrie, des syndicats, des maisons d'enseignement, rien ne se fera par les gouvernements et il ne faudra pas s'en étonner.
Je reviens toujours sur ce point pendant les réunions du Club de Rome. M. Peccei, qui est un industriel habitué à la ligne d'autorité et à la conception d'efficacité qui en découle, a longtemps pensé qu'il nous fallait concentrer notre action auprès des gouvernements. J'ai toujours prétendu au contraire qu'il nous fallait plutôt chercher à créer un nouveau consensus sans lequel les gouvernements sont impuissants.
Critère. Vous croyez donc à la démocratie de participation?
M.L. À condition qu'elle soit complétée, selon l'expression de A. Toffler, par une démocratie d'anticipation. C'est dans cet esprit que le Sénat canadien se prépare à convoquer une conférence que certains appellent déjà "les états généraux" sur le futur.
Critère. On ne sait pas toujours ce qui peut résulter de la réunion des états généraux... Le Sénat canadien serait-il prêt à courir les mêmes risques que Louis XVI... et à le faire consciemment?
M.L. Il serait assez étonnant qu'une conférence sur les limites de notre planète et les aspirations illimitées de l'homme et sur la nécessité d'améliorer le processus de décision, tant public que privé, pour nous permettre de mieux relever ce défi, puisse conduire à l'anarchie.
Le Sénat souhaite que des représentants des principales institutions canadiennes, publiques et privées, se réunissent afin de jeter les bases d'une véritable démocratie d'anticipation. Nous souhaitons qu'à cette fin une commission canadienne du futur soit créée à la suite de la réunion des états généraux. Pour mieux concevoir et structurer cette nouvelle institution, nous avons l'intention d'inviter à la conférence les meilleurs experts du monde. Nous espérons ainsi lancer la commission dans des conditions idéales afin qu'elle puisse remplir efficacement son importante mission et qu'elle serve de modèle à d'autres pays, car la démocratie d'anticipation devra être multinationale.»