La conversation et l'art de vivre français
Extrait d'une lettre à Marcel Arland, en date du 4 juin 1950, publié dans Ce que je voulais vous dire aujourd'hui de Jacques Chardonne.
Je me demandais pourquoi j'attachais tant d'importance à La Rochefoucauld, à cette prose qui se forme alors et qui atteint aussitôt son apogée. (Elle est dans Mme de La Fayette, et ailleurs, bien sûr), mais chez La Rochefoucauld, qui est à peine un écrivain, le miracle est plus apparent. C'est le miracle d'un esprit délié, d'une prose déliée. L'esprit délié, qui se nourrit de certains rapports avec soi-même et autrui, qui est ouvert sur soi et sur les autres, et la prose qui précise ces rapports, qui est faite de ces échanges, qui veut toujours plus de rigueur, cela m'émeut, comme un paysage de France, fait lui aussi de rapports intimes avec l'homme, comme la Seine et sa bordure parisienne (pas exactement gothique, ni d'aucun âge, parisienne, vivante).
[...]
Delamain a passé quinze jours chez Broomfield, qui a toujours quinze personnes à déjeuner, et des plus huppées d'Amérique; il n'a jamais entendu une bribe de « conversation », le moindre débat d'idées, rien qui ressemble ou qui approche de ce que l'on peut entendre chaque jour chez Stock, ou ailleurs. Pas l'ombre d'une société littéraire; même pas la notion de l'art littéraire.
Tout Français sent là un désert. Pour moi, c'est la mort. L'homme vit dans la mesure où l'esprit est délié, capable de rapports assez délicats, dans l'amitié, dans l'amour, dans les échanges, et, donc, dans la « conversation1 ». Pour moi c'est la vie même ─ restent la passion, la guerre, la puissance, tout cela porte en soi la mort.
Sieburg disait bien que les Français ont fait de l'art de vivre, de la société, un chef d'œuvre. Pascal est le seul qui ait dédaigné ce chef-d'œuvre. Pascal est notre seul romantique.
Hors de l'art de vivre français, je ne vois rien sur terre. Et il me suffit. Cette source vitale s'est constituée au temps de La Rochefoucauld, ce guerrier inculte.
1. La prose est une «conversation» (Note de J.C.).