Ouverture de la Grande Bibliothèque du Québec - Un témoignage de notre résistance

Éric Bédard
Enchantement, contentement, les mots ne manquent pas pour décrire l'enthousiasme légitime que suscite la Grande Bibliothèque (GB).

Sans l'ombre d'un doute, ceux qui ont travaillé à cette grande réalisation méritent considération et reconnaissance. Il est tout à fait normal, dans les circonstances, de chercher à donner un sens à cette grande réalisation collective. Les sociétés dynamiques expriment périodiquement des espoirs, des aspirations, qui s'incarnent dans des institutions comme la GB.

Son inauguration a d'ailleurs fourni l'occasion à certains de donner une signification particulière à cette institution, d'inscrire son avènement dans une histoire en marche. À cet égard, le discours d'inauguration de Lise Bissonnette, et les nombreuses allocutions qu'elle a prononcées depuis quelques années, me semble très révélateur du rapport que nous entretenons aujourd'hui avec notre passé.

La modernité

Selon Mme Bissonnette, la Grande Bibliothèque incarne avant tout la modernité du Québec qui a pris forme durant les années turbulentes et combien passionnantes de la Révolution tranquille. Si elle cite, dans son allocution d'inauguration, un poème d'Anne Hébert, pourtant publié en 1944, c'est pour évoquer «les premiers frémissements de la modernité québécoise», «la chronique de notre liberté annoncée» prémonitoire de «la clarté de cette Grande Bibliothèque» érigée quelques décennies plus tard.

Cette vive clarté qui irrigue l'imposant édifice du centre-ville, c'est aussi celle de notre époque bénie qui permet désormais à chacun d'avoir accès au livre car cette institution, nous rappelle-t-elle, est la «pièce majeure et manquante au travail de démocratisation culturelle entrepris avec la Révolution tranquille».

La Grande Bibliothèque est ici présentée comme une conquête de la modernité toute récente du Québec, une victoire des lumières contre l'obscurantisme dans lequel nous avait enfermés une élite de l'Ancien régime qui, soit méprisait la culture (ex. Duplessis), soit la mettait à l'index (le clergé).

Même si la GB devra servir d'«écrin» à notre «mémoire collective», on comprend que ce sombre passé pré-moderne du Québec, cette fameuse Grande Noirceur, a peu de choses à nous apprendre, sinon que nous avons bien fait d'en sortir. Rien là de très surprenant puisque, expliquait-elle en novembre dernier, «nous sommes, en fait, des héritiers très récents [...] descendants encore directs d'analphabètes coupés du monde».

Plus complexe

Cette lecture hypermoderniste de notre histoire, reprise ici par Mme Bissonnette, ne surprend guère. Elle est au coeur de toutes nos représentations du passé. Elle a façonné l'imaginaire collectif des nouvelles générations depuis quelques décennies.

Cette interprétation témoigne, à bien des égards, d'une colère tout à fait justifiée à l'endroit d'une certaine élite politique et cléricale aux vues étroites qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n'a pas su saisir les transformations qui avaient cours et s'est parfois enfermée dans un discours de réaction. En revanche, cette lecture trop tranchée, souvent pleine d'amertume et de ressentiments, nous coupe de nos racines qui, qu'on le veuille ou non, ont aussi fait le Québec d'aujourd'hui.

Cette lecture radicalement moderniste accrédite, hélas, l'image que les Anglais se faisaient de nous, celle de la priest-ridden society sans horizon, ignare, isolée. Plusieurs décennies de recherches universitaires rigoureuses tendent pourtant à montrer que la réalité était passablement plus complexe, que le pluralisme des idées avait cours, en dépit des humeurs du haut clergé, que les journaux rendaient compte des grands enjeux qui secouaient le monde et que ceux-ci interpellaient nos journalistes et leur lectorat.

Les livres, il est vrai, circulaient beaucoup moins facilement qu'aujourd'hui. Évitons cependant d'y voir seulement le complot d'une élite malveillante et voyons-y surtout la preuve d'une pauvreté matérielle qui, quoi qu'en aient dit les historiens de la défunte «école de Québec», ne découlait pas d'une incapacité congénitale des Canadiens français. Ajoutons que les «éteignoirs» ne portaient pas toujours la soutane et que l'une des plus belles collections de livres, disponible à la Grande Bibliothèque, nous vient des Sulpiciens.

L'exemple de François-Xavier Garneau

Cette interprétation trop tranchée de notre histoire fait des «anciens Canadiens» -- titre d'une oeuvre écrite, selon Mme Bissonnette, par un «sombre solitaire» -- d'obscurs étrangers avec qui le dialogue semble impossible. Pourtant, la volonté d'affirmation culturelle et nationale qu'incarne la GB ne date pas des années 1940 ou de la Révolution tranquille. On a qu'à penser à la figure d'un personnage comme François-Xavier Garneau.

La légende veut que notre premier historien national ait écrit son Histoire du Canada pour répondre à la sombre prédiction de lord Durham selon laquelle notre peuple, «sans histoire et sans littérature», n'avait aucun avenir et que le meilleur service à lui rendre était de l'assimiler. Pour accomplir son oeuvre, Garneau n'a attendu ni chaire universitaire, ni grande bibliothèque nationale, il s'est mis à la tâche et, en sus de son travail de greffier à l'hôtel de ville de Québec, a réussi à écrire une oeuvre inspirante, rééditée trois fois de son vivant grâce à l'aide d'amis et d'admirateurs.

Au lieu de choisir l'exil, comme Octave Crémazie ou Anne Hébert, il a choisi d'oeuvrer parmi les siens; à la fuite du réel, il a préféré la continuité dans l'engagement. Cet homme de lettres, poète à ses heures, voulait que ses contemporains prennent conscience qu'ils avaient eux aussi un passé digne d'être raconté, qu'ils pouvaient être, à la fois, les héritiers et les acteurs de leur propre histoire.

Ce qui pose surtout problème avec la lecture hypermoderniste que reprend Mme Bissonnette, c'est qu'elle rend difficiles toutes formes de tradition de pensée, propre à inspirer ceux qui, à chaque génération, souhaitent faire fructifier l'héritage québécois.

La culture, ce n'est pas seulement l'étude attentive des avant-gardes modernistes, c'est aussi un dialogue perpétuel avec la tradition qui permet de mieux se situer dans le temps comme individu et comme collectivité. La culture, c'est aussi la relecture constante des «grands textes» qui ont donné un sens à notre aventure collective et qui permettent aux termes d'une conversation nationale d'être constamment nourrie par les réflexions des anciens. C'est du moins ce que font encore les Américains avec les Federalist Papers, les Juifs avec la Torah ou les Français avec les encyclopédistes.

Dans cette histoire qui est la nôtre, cette Grande Bibliothèque me semble bien plus que le parachèvement de notre modernité culturelle, elle est aussi, et peut-être surtout, le symbole d'une ambitieuse reconquête. Une reconquête qui fut, on le sait, à la fois culturelle, économique et politique et dont la Révolution tranquille n'est qu'un jalon parmi d'autres.

Cette Grande Bibliothèque, qui témoigne d'un esprit de résistance et d'une vitalité indéniable du peuple québécois, devrait nous rapprocher de nos devanciers. En effet, la beauté et la richesse du lieu devraient nous rappeler l'extrême dénuement de ceux qui, bien avant la Révolution tranquille, ont voulu contredire les sombres prédictions de lord Durham.

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