Les besoins artificiels

Paul Valéry
Trente ans avant les essais de Vance Packard sur la persuasion clandestine ou de Marcuse sur la société de consommation, Paul Valéry explique la génèse des besoins artificiels, tout en évoquant les assauts, dangereux à ses yeux, dont la sensibilité humaine est victime.
Notre monde moderne est tout occupé de l'exploitation, toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et il les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on eût jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n'existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques et sensorielles délibérément infligées. L'homme moderne s'ennivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants...Abus de diversité, abus de résonance; abus de facilités; abus de merveilles; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute notre vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comportent à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.

L'oeil à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle, — si ce n'est d'une mèche trempée dans l'huile; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires!), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L'oeil aujourd'hui réclame vingt, cinquante, cent bougies. L'oreille exige toute les puissances de l'orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s'accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.

Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n'est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd'hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture, jamais assez relevée. S'il n'y a point quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide: "Il n'y a rien aujourd'hui dans les journaux! " disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoissonnés. Je suis donc fondé à dire qu'il existe pour nous une sorte d'intoxication par l'énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimensions.

Les enfants trouvent qu'un navire n'est jamais assez gros, une voiture ou avion jamais assez vite, et l'idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes (je l'espère) est l'une des plus caractéristiques de l'espèce humaine moderne. Si l'on recherche en quoi la manie de la hâte (par exemple) affecte les vertus de l'esprit, on trouve bien aisément autour de soi et en soi-même, tous les risques de l'intoxication dont je parlais.

J'ai signalé il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre, c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L'espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s'agit n'est pas le loisir, tel qu'on l'entend d'ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et s'organise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l'activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues, des attentes embusquées...Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure; mais une sorte de repos dans l'absence, une vacance bienfaisante, qui rend l'esprit à sa liberté propre. Il ne s'occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines; il peut produire des formations pures comme des cristaux. Mais voici que la rigueur,la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent et dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous! Les progrès de l'insomnie sont remarquable et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d'un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique.! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l'existence nous interdit de plus en plus d'obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur. Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentales sont parfois telles que l'on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n'avons jamais connues. Les primitifs ignorent la nécessité d'un temps finement divisé.

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