Les professionnels en politique: un particularisme québécois L'exemple de Bernard Landry

Jacques Dufresne
Cet article a été écrit quelques mois avant le congrès du Parti québécois des 4 et 5 juin 2005, à l'occasion duquel Bernard Landry devait donner sa démission comme chef du parti.
Les Américains et les Français ont eu parmi leurs chefs, outre des professionnels, des soldats, des grands propriétaires et des hommes d'affaires. Nos voisins du Sud ont même eu un comédien comme président. Au Québec, les chefs de nos grands partis politiques et par suite de nos gouvernements ont été, à quelques rares exceptions près, des professionnels, avocats le plus souvent. René Lévesque avait été journaliste avant d'entrer en politique, mais tout le monde savait qu'il avait fait des études classiques suivies d'études en droit. Jacques Parizeau est économiste, mais il avait un profil semblable à celui que les Québécois ont toujours recherché chez leurs chefs: la culture générale, la maîtrise de la langue, le goût de la bonne vie et une personnalité qui leur donnait de l'ascendant. Si Jean Chrétien a échoué auprès des siens, c'est entre autres raisons parce qu'il leur apparaissait comme une caricature du professionnel idéal admiré des Québécois; si Pierre Trudeau a si bien réussi, c'est parce qu'il se rapprochait de l'archétype du même professionnel. Les arts et les lettres étaient son élément, il citait de mémoire ses auteurs préférés. Bernard Landry est de la même espèce. Depuis ses années de collège, sa curiosité intellectuelle n'a pas fléchi. Entre ses deux séjours au gouvernement, il a appris une troisième langue, l'espagnol, au point de pouvoir enseigner les sciences économiques dans une université mexicaine. D'où peut-être, chez les anciens, sa préférence pour Sénèque, philosophe et homme d'État romain d'origine espagnole.

La culture faisait partie du portrait que traçaient les journalistes de ces professionnels chefs. Tout le monde avait entendu parler de la collection de tableaux de Maurice Duplessis, de la vaste culture de Georges-Émile Lapalme ou des romanciers préférés de Lucien Bouchard.

Ce professionnel cultivé dont on fait volontiers un chef au Québec est-il plus rare aujourd'hui que dans le passé? Je ne connais pas d'études sérieuses sur la question. Je connais par contre de nombreux anciens des cégeps dont la culture générale, souvent jumelée à un savoir spécialisé plus poussé qu'il ne l'aurait été précédemment, me paraît au moins égale à celle MM. Bouchard, Parizeau ou Landry.

Il ne fait cependant aucun doute que le haut degré de spécialisation exigé aujourd'hui du professionnel, combiné à une concurrence mondiale qui réduit son temps libre, le met dans une situation telle qu'il lui est de plus en plus difficile de s'engager en politique et de parfaire en même temps une culture qui l'élèverait au rang des modèles traditionnels et des attentes de la population. Ajoutons à cela que la carrière politique n'a pas la faveur du public et qu'en contexte nord-américain le pouvoir appartient de plus en plus à l'homme d'affaires qui jouit en outre d'un grand prestige et n'a pas besoin d'être un lecteur de Proust ou de Sénèque pour réussir.

Il va presque de soi dans ces conditions que les Québécois auront de plus en plus de difficulté à trouver des leaders qui soient à la hauteur de leurs exigences traditionnelles.

C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter la décision de Bernard Landry de demeurer à la tête du Parti québécois. Il rend ainsi service à l'ensemble du Québec au moins autant qu'à son propre parti. Il fait monter les enchères autour de lui. Tout le monde reconnaît qu'il appartient à la même race que nos meilleurs leaders du passé, qu'il a la stature d'un chef d'État. Les autres partis devront lui opposer des chefs capables de prouver à la population que, sous leur direction, le Québec ne deviendra pas une petite administration régionale comme les autres.

Il sait ce qui l'attend: maintenir l'unité d'un parti toujours menacé d'éclatement parce qu'il doit représenter l'ensemble de la nation québécoise tout en étant l'instrument de la gauche modérée, redonner au Québec le pouvoir qu'il a perdu, mais sans risquer de l'affaiblir davantage en perdant un troisième référendum, rétablir des rapports harmonieux entre la ville et la campagne, entre l'enseignement privé et l'enseignement public, entre les commissions scolaires et les cégeps, empêcher que les nécessaires dépenses de santé ne nuisent à un développement général — qui est un déterminant de la santé au même titre que la médecine —, agir en toute chose avec la conviction que l'écologie et l'économie, deux mots de même étymologie, représentent deux disciplines désormais indissociables l'une de l'autre, ce rapprochement étant le fondement du développement durable.

Ces défis sont en eux-mêmes peu de chose: Bernard Landry devra encore les relever sans espoir de se retirer à mi-mandat sous prétexte qu'on l'avait supplié de se porter candidat et qu'on lui retire l'appui qu'on lui avait promis.

Nous devrions nous estimer heureux qu'un tel homme, à un tel moment de notre histoire, fasse preuve d'une telle détermination; d'une telle cohérence également: n'est-il pas le meilleur représentant de la génération qui a lancé le Québec sur la voie de la souveraineté?

Vous est-il déjà arrivé d'avoir la conviction, bien fondée, que vous seriez la meilleure personne pour bien accomplir telle tâche, remplir telle mission? Si par crainte d'avoir l'air ambitieux, vous avez défendu mollement votre candidature, vous avez manqué à votre devoir. Ce n'est pas un reproche que l'on pourra adresser à Bernard Landry.

Ce chef est toutefois un homme de pouvoir et non un homme de gouvernance, ce qui ne peut que créer un certain malaise. Le mot gouvernance a en effet remplacé le mot pouvoir dans le discours savant d'abord, puis dans le discours officiel ensuite. Il traîne dans son sillage l'idée que les nations peuvent se dispenser de chefs et même d'État, les décisions étant les résultats de l'interaction entre les divers groupes d'intérêt. Le mot gouvernance a fait son entrée en scène à la fin des années 1980 dans le discours de la Banque mondiale, a été repris par les autres agences de coopération, le Fonds monétaire international (FMI) et par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). «La bonne gouvernance, explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c'est un outil idéologique pour une politique de l'État minimum.» Ce mot séduit aussi les derniers tenants des utopies gauchistes des décennies mil neuf cent soixante et soixante-dix. Ce sont désormais les concepts mêmes de chef et d'État qui dérangent. Autre raison pour Michel Vastel de qualifier Bernard Landry de «grand dérangeant.»

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