Principes fondamentaux du système de Spinoza

Harald Höffding
En commençant son exposé déductif par une définition de ce qu'il entend par cause de soi-même et par substance, et en posant ce principe, que ce qui n'a sa cause en rien d'autre, doit l'avoir en soi-même, Spinoza n'a fait à vrai dire que postuler la possibilité d'une connaissance complète de l'existence. L'existence serait inconnaissable, si le principe de causalité n'était légitime, et la connaissance de la causalité ne pourrait être achevée, s'il n'y avait quelque chose quieût sa cause en soimême, sans renvoyer la pensée scrutatrice à autre chose encore, ainsi que le fait tout phénomène particulier. Lorsque Spinoza définit la substance «ce qui existe en soi-même et se comprend par soi-même, c'est-à-dire ce dont l'idée n'a besoin de l'idée d'aucune autre chose, dont elle serait formée» (per substantiam intelligo id, quod in se est et per se concipitur, hoc est id cujus conceptus non indiget conceptu alterius rei, a quo formari debeat), il ne donne pas d'après sa pensée, une définition purement subjective du concept; il a formulé un fait objectif, une réalité donnée. Pour lui il n'y a pas de doute, la substance existe. Son existence est donnée; mais si nous réfléchissions sur ce qu'est la substance, nous reconnaîtrions aussi que son existence est nécessaire, car il n'y a rien qui puisse l'exclure puisqu'elle a sa cause en elle-même. De même, de l'essence de la substance il découle qu'elle ne peut naître ou mourir; qu'elle ne peut se diviser et se limiter; qu'il ne peut y avoir qu'une seule substance. Toute autre chose, à laquelle nous adjugeons l'existence, ne peut être par conséquent que des attributs (attributa) de la substance unique ou des phénomènes individuels (modi, espèces), par lesquels elle se manifeste. De ce que dans l'existence se montrent des propriétés différentes. (telles que la conscience et l'étendue) que nous ne pouvons ramener à une forme commune, cela ne prouve pas (comme le croyait Descartes) qu'il faille croire à des substances différentes: elles doivent être conçues comme des propriétés différentes ou attributs d'une seule et même substance. De même, nous n'avons pas davantage le droit de croire à une diversité de substances, de ce que l'expérience nous montre une diversité de choses finies ou de phénomènes séparés dans le temps ou dans l'espace. L'existence des choses finies ou des phénomènes est absolument conditionnelle, et l'existence vraie (substantialité) ne peut être attribuée qu'à l'ordre général des choses, à l'être qui comprend tout, et qui renferme toutes choses.

Pour Spinoza, l'idée de Dieu et l'idée de nature sont identiques au concept de substance. Son concept de substance remonte au Cartésianisme et à la Scolastique, son idée de la nature à Bruno et à la Renaissance, et son idée de Dieu aux idées religieuses qui furent les premières à mettre sa pensée en mouvement. En tant qu'être infini, qui se manifeste sous une infinité d'attributs, la substance s'appelle Dieu. Tout ce qui est dit de la substance doit donc aussi s'appliquer à Dieu, en sorte que tout ce qui est, est en Dieu et ne peut, sans Dieu, ni exister ni être compris. La matière (étendue), comme l'esprit (pensée), sont par conséquent des attributs divins, ne désignent aucun être en dehors de Dieu, et les choses individuelles ou phénomènes (modi) n'existent pas davantage en dehors de Dieu. De même que Dieu n'a rien en dehors de lui, de même il ne se trouve pas de différences ou d'antinomies dans l'essence de Dieu; ici il n'y a pas de différence entre possibilité et réalité, pas de différence temporelle. Tout ce qui découle de l'essence de Dieu, en découle avec une nécessité éternelle; la liberté de Dieu consiste précisément dans cette nécessité déterminée par son essence. Si on appelle Dieu cause des choses, il faut bien considérer que: cause et effet ne sont pas ici deux choses différentes, mais que l'effet est une révélation de l'essence de la cause. L'œuvre de Dieu n'est pas différente de son auteur ainsi que l'œuvre d'un maître humain. Dieu est la cause des choses dans le même sens qu'il est sa propre cause; il est cause immanente, mais non transcendante; son œuvre reste en lui et lui dans son œuvre; il ne peut dépasser l'étendue de son essence. Sans doute il faut distinguer entre Dieu et la somme totale de tous les phénomènes individuels (modi): les phénomènes forment la nature naturée (natura naturata); Dieu est la nature naturante (natura naturans). Mais il n'y a pas de séparation extérieure. D'après Spinoza, c'est une manière de voir purement abstraite que de considérer les phénomènes individuels comme isolés de l'«ordre universel de la nature», c'est-à-dire de la substance, de la nature naturante. Par là nous nous interdisons de les comprendre. Avoir une vue abstraite et superficielle de l'existence telle qu'elle se présente aux sens et à l'imagination dans l'apparition isolée des phénomènes, c'est pour Spinoza le contrepied de la conception qui la saisit comme substance et au moyen de l'entendement. Tout phénomène individuel n'est qu'une forme bornée de l'unique substance infinie et née d'une négation de la suppression de toutes les autres formes sous lesquelles la substance se présente. Toute détermination particulière est une négation.

La substance, Dieu ou la nature, se présente sous différentes propriétés ou attributs. «Par attribut, dit Spinoza, j'entends ce que l'entendement conçoit dans la substance comme constituant son essence.» Du nombre infini d'attributs que possède la substance infinie, nommée Dieu ou nature, nous ne connaissons que deux, l'esprit et la matière. L'essence de Dieu ou de la nature ne nous apparaît que sous ces deux formes, agissant soit dans le monde des phénomènes matériels, soit dans le monde des phénomènes spirituels. La position de Spinoza vis-à-vis de l'expérience apparaît ici nettement. Non seulement, c'est une affaire d'expérience si nous connaissons seulement deux attributs, mais la définition de l'idée d'attribut s'appuie sur l'expérience, c'est-à-dire sur le fait (que Spinoza a dû reconnaître dans l'intervalle qui sépare le Court traité de la rédaction définitive de l'Éthique) que le spirituel et le matériel doivent être compris chacun conformément à leurs propres lois. La différence des deux domaines devient ainsi irréductible; nous ne pouvons dériver le spirituel du matériel, pas plus que le matériel du spirituel; mais au-dedans du monde spirituel en soi et au-dedans du monde matériel en soi nous pouvons démontrer l'enchaînement et la causalité. Spinoza exprime que le spirituel et le matériel sont des diversités irréductibles de l'existence en disant qu'ils sont attributs et en définissant attribut ce qui exprime l'essence de la substance: car est substance ce qui existe en soi-même et se comprend de soi-même. D'un attribut on ne peut passer à un autre. «Tant que les choses, dit Spinoza, sont considérées comme des phénomènes spirituels (modi cogitandi), nous devons (debemus) expliquer l'ordre de la nature ou le rapport de cause à effet par l'attribut de l'esprit seul; et tant que nous les considérons comme phénomènes matériels (modi extensionis), l'ordre tout entier de la nature doit être expliqué par l'attribut de l'étendue seul.» Il n'y a donc qu'une substance unique, qu'un seul enchaînement causal, mais on peut considérer cet enchaînement de deux façons. Toutefois ce ne devait guère être la pensée de Spinoza que les attributs ne fussent que des points de vue que nous appliquons aux choses. Il dit en propres termes: est attribut ce que l'entendement conçoit comme constituant l'essence de la substance, et on ne peut démontrer que Spinoza ait douté que ce que notre entendement conçoit comme constituant, ne soit réellement constituant. S'il dit donc que nous devons expliquer le spirituel par le spirituel et le matériel par le matériel, cela est une nécessité. qui pour lui comme toute nécessité est une expression de l'essence éternelle de l'existence.

Quelqu'un demandera peut-être comment il se fait à vrai dire que l'on ne puisse expliquer le côté spirituel de l'existence par le côté matériel et le côté matériel par le côté spirituel; la réponse à cette question est contenue dans l'idéal qu'a établi Spinoza de l'explication par la causalité: la cause et l'effet doivent être de même espèce (4° et 5° axiomes du livre 1er de l'Éthique). Spinoza dit encore plus nettement dans une lettre (Ep. 4, dans l'édition Land et van Vloten). Si deux choses n'ont rien de commun, l'une ne peut pas être la cause de l'autre; car tout ce qui serait dans l'effet sans être contenu dans la cause serait formé du néant. Si l'on garde logiquement ce principe sous les yeux, on aura la clef du système entier de Spinoza. De ce principe découle en effet la doctrine de Dieu ou de la substance considérée comme la cause immanente à tous les phénomènes (modi), c'est-à-dire la suppression du dualisme théologique de Dieu et du monde. De lui découle en outre l'impossibilité pour la cause d'être matérielle et l'effet spirituel, ou inversement, c'est-à-dire la doctrine de l'esprit et de la matière, considérés comme manifestations d'une seule et même existence, d'un seul et même enchaînement causal, et par suite la suppression du dualisme spiritualiste de l'âme et du corps. De même que la considération générale, selon la théorie de la connaissance, des conditions qui permettent de comprendre les données de l'expérience, porta Spinoza à établir le concept de substance (comme concept de la causalité hypostasée), de même la considération spéciale de la possibilité de comprendre le spirituel et le matériel, le fit aboutir à la théorie des attributs. Celle-ci-dépend essentiellement de la conviction qu'il est possible de concevoir le côté matériel de l'existence comme un tout continu, et qu'il est impossible d'en faire dériver le côté spirituel de l'existence. Spinoza fait front aussi bien contre Descartes que contre Hobbes. Sa théorie des attributs est une tentative de résoudre les difficultés dont souffraient le Cartésianisme et le Hobbisme (le spiritualisme et le matérialisme). Il opposa au spiritualisme et au matérialisme une nouvelle hypothèse originale.

Spinoza n'a pas soutenu rigoureusement cette acception de la théorie des attributs. Au problème des rapports de l'esprit et de la matière il mêla en plusieurs endroits le problème des rapports de la connaissance avec son objet. Il est facile de voir que ce sont là deux problèmes différents; l'esprit comme la matière (l'existence considérée à la fois par le côté spirituel et par le côté matériel) est objet de connaissance, et le problème de la connaissance se pose pour toutes les faces sous lesquelles l'existence peut être vue. Mais comme Spinoza, en sa qualité de philosophe dogmatique, se fiait tranquillement en la concordance de notre raison avec l'essence des choses, il devait, ainsi que nous l'avons développé, nécessairement croire qu'à tout rapport de pensée correspondait un rapport dans l'existence. Et il mêla cette théorie de l'identité telle qu'elle est pour la théorie de la connaissance avec la théorie de l'identité psychophysique qui est exprimée par sa doctrine des attributs. Quand il prétend que: «l'ordre et la liaison des idées sont les mêmes que l'ordre et la liaison des choses» (Éth., II, 7), cette phrase est ambigüe, car on peut la comprendre aussi bien au point de vue de la théorie de la connaissance qu'au point de vue psycho-physique. Spinoza lui-même la comprit d'abord au point de vue de la théorie de la connaissance. C'est ce qu'on peut voir par cet exemple: à mon idée du cercle correspond le cercle existant dans la nature (Éth., 11, 7, Schol.). Psychologiquement parlant, il aurait dû dire: à mon idée du cercle correspond l'état où se trouve mon cerveau quand j'ai cette idée. Mais quand Spinoza prétend immédiatement après que les phénomènes spirituels doivent être expliqués par des phénomènes spirituels, les phénomènes matériels par des phénomènes matériels, il aborde ici un tout autre problème. Dans le troisième livre de l'Éthique, où le point de vue est psychologique et n'a pas trait à la théorie de la connaissance, il applique la théorie des attributs au point de vue purement psychophysique. — Cette confusion tient à ce que chez Spinoza le problème de la connaissance ne se présente pas comme un problème absolument indépendant. Ce n'est que dans une revision critique de notre connaissance — concernant sa faculté de connaître le côté tant spirituel que matériel de l'existence — que la différence des deux problèmes ressort clairement.

Il existe pour Spinoza une relation intime (une relation immanente) entre la substance (Dieu ou la nature) et les phénomènes individuels; de même les grandes formes et les propriétés fondamentales que présente l'existence doivent être pour lui des attributs de la Substance. En conséquence, Spinoza déclarait par une logique hardie que la matière ou étendue était un attribut divin. D'après la conception théologique courante la matière n'est qu'une chose dérivée, une production de l'esprit. Pas plus que Bruno et que Bohme, Spinoza ne pouvait acquiescer à cette conception qui répugne en particulier à sa pensée fondamentale de la forme immanente de la causalité. Dans la théorie de la matière de Spinoza considérée comme attribut il faut bien se dire qu'il entend ici par matière l'élément substantiel des phénomènes matériels, ce qui en eux subsiste sous tous les changements et malgré toutes les divisions, et qui ne peut ni pâtir, ni naître ou mourir. Le côté matériel de l'existence est, tout comme le côté spirituel, une révélation de la divinité ou de la substance; à la «faculté infinie de pensée» (potentia infinita cogitandi) de cette dernière correspond l'étendue matérielle infinie dont les phénomènes singuliers sont des parties. Le fond des choses, de quelque côté qu'on le regarde, c'est l'enchaînement de cause à effet, et l'unité qu'atteste cet enchaînement.

d). Les phénomènes particuliers (modi) sont, ainsi que nous l'avons déjà dit, les différentes manières dont la substance se présente dans les différents attributs. Les attributs étant valables pour la substance, sont aussi valables pour les modes particuliers: voilà pourquoi tout phénomène isolé peut se considérer sous un nombre infini de faces, de même que l'existence tout entière dont il est un terme ou une partie; seulement, nous ne connaissons pas plus de deux de ces faces. La définition du mode est: une détermination de la substance, ou ce qui existe dans une autre chose, et qui est intelligible par cette chose. Comme affectio substantiæ le mode ne se comprend que par la substance dans laquelle il a soi existence — on serait tenté de dire: comme la vague isolée n'existe que comme partie de la mer et n'est intelligible que lorsqu'on la voit comme partie de la mer. Dans tout phénomène isolé se manifeste une tendance à se conserver qui est une partie de la force divine active en toutes choses. Mais cette force ne se manifeste dans chaque mode isolé que d'une façon limitée: on ne peut donc pas comprendre de quelle façon le mode isolé agit ou pâtit, si on ne le voit pas dans son action réciproque avec tous les autres modes. L'état du mode isolé ne se comprend donc que par autre chose que lui-même. Ici entre en vigueur un rapport (transcendant) de causalité extérieure. Bien que la position réciproque des phénomènes individuels soit extérieure, ils ne sont tous ensemble et chacun en particulier que des déterminations (affections, modificationes, determinationes) de l'unique substance infinie. La nature naturante (natura naturans) agit en tous les points de la nature naturée (natura naturata).

Dans la natura naturata Spinoza distingue les modes nécessaires et éternels, qui découlent directement de la nature éternelle de Dieu, des modes finis, qui ont besoin d'autres modes pour naître. Dans l'attribut de l'étendue, il indique comme modes infinis le mouvement et le repos; il semble penser ici surtout à la conservation du mouvement, ou à la loi d'après laquelle le même rapport entre mouvement et repos subsiste sous toutes les modifications de la matière — loi qui montre que chaque corps individuel n'est qu'une partie de l'univers entier. Dans l'attribut de la pensée, il nomme «l'entendement infini» (intellectus infinitus) ou l' «idée de Dieu» (idea dei), qui est un effet direct de la divine puissance infinie de pensée, et qui étant posée par analogie avec la constance du mouvement doit sans doute signifier l'énergie spirituelle qui reste toujours la même dans le monde, malgré tous les changements des divers phénomènes spirituels. — Ici encore nous voyons que Spinoza parle d'êtres là où nous ne parlerions pour le moment que de lois.

Pour caractériser davantage le système ici exposé, bornons-nous à indiquer encore une série de problèmes et de difficultés soulevés par le système. — Il est question de Dieu ou de la substance comme d'une cause efficiente; bien que la forme temporelle ne doive se dire que des modes, de la natura naturata, et non de la substance, de la natura naturans. Cela tient à la confusion indiquée de raison et de cause. — Il existe deux rapports de causalité: l'un entre les modes, rapport extérieur, transcendant, et l'autre entre la substance et les modes, rapport immanent. Comment concilier ces deux rapports de causalité ? — L'unité de la substance et la multiplicité des attributs et des modes ne sont pas mis en harmonie; il n'est pas répondu à la question de savoir comment la substance une peut se présenter sous des points de vue différents, ou comment de la substance unique peut découler une infinité d'effets. — Et quand chez Spinoza les concepts de substance, de nature et de Dieu coincident, il introduit par le mot de «Dieu» une détermination qualitative qui n'est fondée que parce que la perfection est définie par lui réalité; il n'examine pas davantage si cette définition peut se soutenir et en un autre point de son exposé — comme nous le verrons par la suite — il va même jusqu'à établit un concept de la perfection d'après lequel toute réalité n'est pas parfaite. — Ainsi le système spéculatif le plus hardi laisse lui-même suffisamment de questions sans réponse. La grandeur de Spinoza fut d'avoir développé résolument cette pensée, que l'existence doit être rationnelle; il en conclut que son essence doit être l'identité, l'unité absolue. Logiquement il n'aurait dû avoir à vrai dire au lieu de plusieurs principes fondamentaux systématiques qu'un principe fondamental unique, la substance. Peut-être est-il possible de s'élever jusqu'à cette notion — mais une fois atteinte on ne peut plus en descendre. — Ces objections au système de Spinoza ne portent pas sur la tendance; sur le sens essentiel de sa pensée, mais elles sont en majeure partie suscitées par le procédé dogmatique qu'il emploie.

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