Politique et administration intérieure sous Auguste
1° : l'ascension d'Octave, le triumvirat avec Antoine et Lépide
2° : politique et administration interieure sous Auguste
3° : politique militaire et administration des provinces sous Auguste
4° : portrait de l'homme
CONSTITUTION D'AUGUSTE. — Auguste dit à la fin de son testament: «Après la fin des guerres civiles, que j'ai apaisées en vertu des pouvoirs extraordinaires qui m'ont été conférés par l'ensemble des citoyens, j'ai remis la direction suprême des affaires entre les mains du Sénat et du peuple romain. À la suite de cela, le Sénat m'a jugé digne de recevoir le titre de Augustus. Dès lors, je fus en dignité le premier de tous les citoyens, mais, en fait de pouvoir, je fus toujours l'égal de mes collègues dans les différentes magistratures: post id tempus præstiti omnibus dignitate, potestatis autem nihilo amplius habui quam qui fuerunt.mihi quoque in magistratu collegæ». Voilà la façon en quelque sorte officielle dont Auguste définit le nouveau, régime organisé en l'an 27: c'est d'une part la suppression des pouvoirs extraordinaires qui caractérisent le triumvirat, la liberté rendue au peuple, la légitimité remise dans l'État: restituta res publica, dit une inscription (Corpus, Vl, 1527); libertatis populi Romani vindex, porte une médaille (Eckhel, VI, p. 83); redditaque est omnis populo provincia nostro, dit Ovide (Fastes, I, 589); — c'est d'autre part, l'octroi à Octave d'un titre nouveau, celui de Augustus, qui le constitue le premier en dignité de tous les citoyens, mais sans lui donner aucun pouvoir spécial, aucune autorité déterminée; — c'est, enfin, la collation régulière et normale au même Octave des différentes magistratures, sans que, dans l'exercice d'aucune de ces magistratures, le prince ait le moins du monde une autorité supérieure à celle des titulaires d'autrefois, ou de ses collègues actuels. En somme, d'après Auguste, il n'y aurait eu, en l'an 27, rien de changé dans l'ancienne Constitution: rien, qu'un titre de plus.
Cela est un peu la légende officielle du régime impérial, telle qu'Auguste voulait qu'elle se répandit, par l'intermédiaire de son testament, de ses médailles, de ses dédicaces et de ses poètes officiels. En réalité, il y a eu bien autre chose qu'un titre de plus, qu'un simple honneur nouveau. Il y a eu, dans cette année 27, une série de mesures, officielles ou non, destinées à organiser complètement un système de gouvernement, qui, de quelque nom qu'on l'appelle aujourdhui ou qu'on l'appela jadis, est bien un système monarchique. Ce système a été peut-être constitué à l'aide d'une loi unique et spéciale, analogue à cette lex regia de imperio Vespasiani, qui conféra à Vespasien l'autorité impériale et dont nous possédons un fragment important: rien ne prouve l'existence d'une loi semblable pour Auguste, mais on, peut y croire; Tacite nous dit que le premier empereur « donna la constitution (dedit jura) grâce à laquelle nous jouissons d'un prince et de la paix», et cette expression de jura suppose bien ou une seule loi ou un ensemble de décrets.— Quoi qu'il en soit et quelle qu'ait été la manière dont les pouvoirs sont arrivés à Auguste, il est certain que cette année 27, qui, officiellement, vit la restauration de l'État traditionnel, vit, en fait, l'organisation de la monarchie et la concentration aux mains d'un seul homme de l'autorité suprême, souveraineté qui se manifeste sous trois formes: autorité militaire, autorité civile, autorité religieuse.
L'autorité militaire. Auguste l'exerce en vertu du titre d'imperator, qui lui fut conféré d'abord pour dix ans (27-18), puis pour cinq ans (17-13), une troisième fois pour cinq ans encore (12-8), une quatrième pour dix ans (8 av. - 2 apr. J.-C.): une cinquième pour dix ans (3-12), une dernière pour dix ans encore (13 et s.). Il semblait donc que cette autorité ne dût être que temporaire. Mais en fait comme en droit, il était bien entendu qu'on la confiait à Auguste pour toute la durée de sa vie et ces prolongations n'avaient que la valeur et la portée de simples formalités, à un tel point que l'on pouvait justement appeler Auguste imperator perpetuus. — Le titre d'imperator donné à Auguste n'a plus du tout le sens que lui assignait l'ancien usage. Autrefois, imperator était un titre purement honorifique, dont on saluait sur le champ de bataille le général victorieux. Dans la nouvelle organisation, imperator prend son sens étymologique, en quelque sorte archaïque (peut-être même le sens qu'il avait dans ce vieux droit public de Rome, qu'affectionnait à un si haut point, l'empereur Auguste). Imperator, c'est celui qui possède l'imperium dans sa plénitude, c.-à-d. l'absolue puissance militaire. En cette qualité, Auguste est le général en chef des armées romaines, le gouverneur de toutes les provinces de l'empire, le représentant du peuple romain dans les relations internationales; la guerre, la paix, les levées, la nomination des officiers, la juridiction sur les soldats, la construction des forteresses, l'établissement de nouvelles provinces, le droit de frapper monnaie, d'établir des impôts, de surveiller l'administration municipale des villes de la province, voilà tout ce que conférait ce titre d'imperator, au moins du jour où on fit sortir, pour ainsi dire, de cette expression tout ce qu'elle pouvait renfermer de droits et de privilèges. Cela explique pourquoi on se servait d'ordinaire des expressions d'imperator et d'imperium pour désigner le nouveau souverain et son autorité, pourquoi les Grecs traduisaient volontiers le mot d'imperator pour celui d'«autocrate», et pourquoi il a donné naissance aux noms dont nous désignons nous-mêmes le régime imaginé par Auguste, «empire» et «empereur».
L'autorité civile, Auguste ne sut pas dès le premier jour de quelle manière, en vertu de quel titre il pourrait l'exercer dans sa plénitude. Il y eut un moment d'hésitation dans sa conduite et d'incertitude dans sa politique. En l'an 27, il songea à faire du pouvoir consulaire l'instrument de sa souveraineté sur les citoyens: le consulat étant la plus ancienne magistrature de la République, celle qui faisait d'un citoyen le maître, magister, de tous les autres, semblait se prêter à merveille aux plans de réorganisation constitutionnelle du nouveau souverain. Pendant quatre ans, de 27 à juin 23, Auguste fût consul sans interruption. Ce consulat exercé alors par Auguste, ainsi que l'a remarqué M. Mommsen (Staatsrecht, II, p. 835), n'est pas absolument le consulat des derniers temps de la République, mais en partie le consulat primitif, tel qu'il fut créé après l'expulsion des rois Auguste pouvait à son gré l'abdiquer après une année, ou le continuer l'année suivante, tout comme, semble-t-il, les premiers préteurs. Il semble, en outre, qu'il ait rendu au consul, en sa personne, toutes les attributions qui lui avaient été enlevées dans le cours des révolutions, et qu'Auguste, en cette qualité, ait été, comme les premiers magistrats de la République primitive, juge et administrateur, c.-à-d. ait eu les attributions qu'on enleva autrefois au consulat pour les donner à des préteurs et à des censeurs. — Ce régime ne dura pas. Auguste, en juin 23, déposa le consulat et renonça à en faire le mode de son autorité civile, «vraisemblablement parce que le consulat n'allait pas sans annuité et sans collégialité, principes incompatibles avec le pouvoir impérial» (Mommsen). Depuis, si Auguste a été consul, ce n'est qu'au même titre que les autres citoyens. — Alors, renonçant au consulat, il songea, pour établir son autorité civile, à l'autre grande fonction de la Rome républicaine, à celle qui, depuis cinq siècles, s'était posée comme l'ennemie naturelle du consulat, le tribunat. En juin ou juillet 23 (cf. Mommsen, II, p. 773, n° 4), Auguste prit la puissance tribunicienne, potestas tribunicia, qu'il garda durant toute sa vie. Cette puissance convenait mieux que le consulat à ses projets de souveraineté: elle lui donnait l'inviolabilité (sacrosancta potestas), le droit d'intercession (veto) contre les décrets de tous les magistrats et les décisions du Sénat, le droit de convoquer les assemblées du peuple, le droit de cœrcition sur les citoyens: elle fait de lui le premier des citoyens; c'est en qualité de détenteur de la puissance tribunicienne qu'Auguste sera désormais appelé princeps par les citoyens (comme il est appelé imperator par les soldats) et que son régime, considéré au point de vue civil, se nomme le principat (principatus). Et cette puissance est d'autant plus grande qu'Auguste la possède sans être tribun, qu'il n'est pas le collègue des autres tribuns, mais leur supérieur, que rien ne limite l'exercice de cette autorité, qu'il en détient pour ainsi dire la force, la vertu et l'essence. Désormais, elle sera l'instrument de son absolutisme civil, ce qui fera dire à Tacite (Annales, III, 56): «C'est le titre qu'avait attaché au rang suprême la politique d'Auguste qui, sans prendre le nom de roi ni de dictateur, en voulait un cependant par lequel il dominât tous les autres pouvoirs.» Ce qui explique encore pourquoi un écrivain du IIIe siècle a écrit que le pouvoir tribunicien est l'essence dn pouvoir royal: maxima pars regalis imperii est (Hist. aug., vita Taciti, I).
L'autorité religieuse, c.-à-d. la présidence des collèges, la surveillance des cérémonies du culte, la garde des lois divines, Auguste la prit en l'an 42 avant notre ère, lorsque, Lépide étant mort, il reçut le souverain pontificat (pontifex maximus). Cette autorité, jointe au titre d'Augustus, fait de l'empereur à la fois le chef du culte, et l'objet principal du culte officiel. — Pour compléter encore son autorité et ses privilèges, Auguste ajouta, de temps à autre, à son imperium, à sa puissance tribunicienne, à son pontificat, d'autres dignités et d'autres charges, comme s'il voulait bien montrer qu'il pouvait être tout dans l'État, et cumuler tous les titres et toutes les fonctions, ainsi qu'il cumulait toute l'autorité. En 22, il reçoit la cura annonæ, c.-à-d. le soin de l'approvisionnement de la ville de Rome; il a été censeur en 28, en 8 avant notre ère, et l'an 14 apr. J.-C.; en l'an 27 il était consul pour la 11e fois (1er consulat en 43, 2e en 23, 3e-11e, de 31 à 23); en 5 et en 2 avant notre ère, il fut consul une 12e et une 13e fois. Cette dernière année, 2 av. J.-C., il reçut du peuple romain et du Sénat le titre de pater patriæ, «père de la patrie», qui faisait de lui, pour ainsi dire, le second fondateur de Rome. L'inscription suivante, gravée entre l'an 7 et l'an 8 de notre ère, nous donne les titres complets que portait alors l'empereur Auguste et nous montre de quelle manière on les plaçait dans l'usage officiel (Wilmanns, n° 880):
DIVI-F-AVGVSTO
PONTIFIC-MAXIMO
PATRI-PATRIÆ-AVG-XV VIR-S-F-VII-VIR-EPVLON
COS-XIII-IMP-XVII-TRIBVNIC-POTEST-XXX
«À l'empereur César Auguste, fils du divin (Jules César), pontife souverain, père de la patrie, augure (il a été augure avant 37), quindécimvir des sacrifices (il l'a été entre 37 et 34), septemvir épulon (avant 36), consul pour la 13e fois, imperator pour la 17e, pourvu de la puissance tribunicienne pour la 30e fois ».
Si l'on ajoute à tous ces titres et à tous ces pouvoirs la puissance vague, confuse et cependant considérable qui provenait de la concentration sur une seule tête de toutes les autorités, on peut dire qu'Auguste était un monarque aussi absolu que possible, et que le régime qu'il a fondé doit être considéré comme une monarchie, comme une autocratie, une monarchie faite de pièces et de morceaux, si l'on veut, mais aussi complète, aussi nette, aussi entière que la royauté des Perses ou des Macédoniens. C'est ainsi que l'ont jugée les écrivains du second et du premier siècle et les contemporains d'Auguste mêmes. «Quand il eut gagné les soldats par ses largesses», dit Tacite, «la multitude par l'abondance des vivres, par les douceurs du repos, on le vit s'élever insensiblement et attirer à lui l'autorité du Sénat,des magistrats, des lois (Annales, I,2)»
Ce qui ajoutait encore au caractère monarchique de la constitution d'Auguste, c'est que, dès l'origine, le pouvoir impérial se posa comme héréditaire. Déjà, Auguste lui-même n'avait dû ses destinées qu'à sa qualité de fils adoptif de Jules César, c.-à-d. de fils de Dieu, divi filius. Une famille dont l'ancêtre avait été mis au rang des divinités ne devait-elle pas aspirer à l'honneur de commander éternellement au monde? On en jugea ainsi et Auguste put, sans trop de difficulté, demander à perpétuer dans sa famille l'autorité monarchique. En 20 et 47 avant notre ère, Julia, fille d'Auguste, et femme de Marcus Agrippa (qu'elle avait épousé en 21), donna naissance à deux fils, Gaius et Lucius. Auguste les adopta: «même avant d'avoir quitté la robe de l'enfant, ils furent nommés princes de la jeunesse et désignés consuls»; leur nom et leurs figures apparaissent sur les monnaies impériales.
En l'an l avant notre ère, Gaius reçut l'imperium; l'année suivante, le consulat; mais brusquement les deux frères moururent, Lucius le 2 août 1, Gains, le 2l février 3. Alors, pour perpétuer le pouvoir dans sa famille, Auguste songea à Tibère, le fils de sa femme Livie, le nouveau mari de sa propre fille Julie (qu'il avait épousée en 11, Agrippa étant mort en 12). Le 27 juin 3, cinq mois seulement après la mort de Gaius, Tibère fut adopté par Auguste et associé au gouvernement monarchique avec le titre d'imperator et la puissance tribunicienne. «Alors celui-ci», dit Tacite, «fut le centre où tout vint aboutir: il est adopté, associé à l'autorité suprême et à la puissance tribunicienne, montré avec affectation à toutes les armées». Dès lors, le principe d'hérédité et de transmission du pouvoir dans la famille du fondateur était admis et accepté, et la monarchie héréditaire, telle que l'avait conçue Auguste, était fondée.
ADMINISTRATION INTÉRIEURE. — Toutefois, au premier abord, il sembla que rien ne fût changé dans l'administration de la République, et que la légende des monnaies, respublica restituta, fût l'exacte expression de la vérité. Les assemblées du peuple sont rétablies, et l'empereur leur soumet les projets de loi et l'élection des magistrats. Auguste lui-même se présenta devant les comices populaires comme candidat au consulat. Il laissa les autres candidats briguer librement le vote populaire, se contentant d'en recommander un certain nombre, usant en cela d'ailleurs d'un droit qui avait appartenu de tout temps aux citoyens et aux magistrats. Et l'importance au moins légale et apparente des assemblées du peuple fit si peu diminuée sous Auguste qu'il voulut permettre à tous les principaux citoyens romains de l'ltalie de prendre part au vote. Il imagina, pour cela, un système de vote qui rappelle un peu ceux de l'époque contemporaine: «Il imagina», dit Suétone, «un genre de suffrages au moyen duquel les décurions des colonies pouvaient chacun voter pour l'élection des magistrats de Rome, en y envoyant, le jour des comices, leurs bulletins cachetés.» — L'autorité du Sénat, loin d'être diminuée, fut au contraire affermie et augmentée par Auguste, sans que cependant ce corps ait eu sous son règne la place prédominante qu'il occupera dans la suite des transformations du régime impérial, surtout après l'avènement de Tibère. Le Sénat demeure sous Auguste ce qu'il était autrefois, le conseil permanent des magistrats, et comme maintenant c'est un magistrat, l'empereur, qui détient la totalité de la souveraineté, le rôle du Sénat grandit de toute la puissance de celui qu'il est appelé à conseiller. L'empereur abandonne au Sénat le gouvernement d'un certain nombre de provinces, celles où il n'est pas nécessaire qu'il exerce son titre d'imperator, les provinces sans légions et sans garnisons. Le sénat les fait administrer, comme autrefois, par des proconsuls. Le Sénat partage encore avec l'empereur le droit de battre monnaie, mais sur les monnaies frappées en son nom (S C, senatus consulte), c'est la tête de l'empereur que l'on figure. Le Sénat conseille l'empereur dans l'exercice de la justice, il fonctionne près de lui, soit comme cour d'appel au civil, soit au criminel comme jury. (Bouché-Leclercq, p. 442), mais l'empereur est le maître absolu de la décision. En toutes choses, Auguste tient le Sénat dans sa main; comme investi des pouvoirs censoriaux, il revise la liste des sénateurs (il le fit trois fois, ter senatum legi, dit-il dans son testament, en 28, 48 et 41 av. J.-C., et il préside en droit le Sénat comme princeps senatus. C'est donc aller infiniment trop loin que de dire qu'Auguste associa le Sénat au gouvernement général de l'empire, que la République à partir d'Auguste avait deux têtes, l'empereur et le Sénat, que le régime impérial était à l'origine une dyarchie: c'est la théorie brillamment exposée par M. Mommsen dans son Staatsrecht et qui fait à peu près complètement loi en Allemagne aujourd'hui (V. les livres de M. Hirschfeld et de M. Schiller). Cela a pu être vrai un instant, sous Tibère seulement. Dans les premières années du règne de cet empereur, on peut dire que la dyarchie a eu une certaine existence officielle. Mais le gouvernement d'Auguste est tout autre. — Dans l'idée même d'Auguste, le Sénat ne devait pas demeurer entièrement le consilium du prince, comme il était autrefois le consilium ordinaire des magistrats. Il institua une délégation du Sénat, chargée de remplir ce rôle de conseil. Il jugea utile d'appeler un certain nombre de sénateurs à délibérer avec lui sur les affaires de l'État. Il pensait qu'il valait mieux examiner tranquillement à l'avance, avec un petit nombre de personnes, les affaires les plus importantes. Il pria donc le Sénat d'établir auprès de lui une délégation composée de quelques-uns de ses membres et renouvelable tous les six mois. À la fin de son règne, il demanda vingt délégués nommés pour un an. De plus, il fut décrété que toutes les résolutions prises par lui avec les délégués du Sénat et les citoyens qu'il aurait choisis chaque fois pour conseillers, auraient la même force que si le Sénat tout entier les eût sanctionnées (Cuq, le Conseil des empereurs)». Et remarquez qu'Auguste avait le droit d'adjoindre aux sénateurs des chevaliers et des simples citoyens. Ce conseil était donc, dans l'esprit de l'empereur, destiné à hériter des attributions du Sénat, et à être un nouvel instrument de monarchie absolue.
Les magistratures traditionnelles subsistèrent, sans que leurs pouvoirs fussent diminués de droit, quoiqu'en fait elles ne soient plus que l'ombre d'elles-mêmes. Auguste ramena à vingt le nombre des questeurs, auxquels il confia le fonds des archives et du trésor public (quæstores ærariii) , la comptabilité provinciale (quœstores pro prætore), et le secrétariat impérial (q. principis) ou consulaire (q. consulum). Les édiles n'ont plus à s'occuper que du culte municipal et des soins de balayage des rues et de la police des marchés. On ne touche pas aux tribuns, quoiqu'ils disparaissent dans l'ombre de leur tout-puissant collègue. Les préteurs et les consuls demeurent chargés de la juridiction comme autrefois, et même à certains égards on peut dire que l'empereur a augmenté leurs attributions en cette matière. Mais, en fait, l'autorité de tous ces magistrats est ruinée par la création de fonctions parallèles, celles des représentants de l'empereur, fonctions dont les empiètements feront constamment reculer devant elles les magistratures républicaines. La principale, sous Auguste, est le préfecture de la ville. «Auguste, pendant les guerres civiles, avait confié à Cilnius Mécénas (en 36), chevalier romain, l'administration de Rome et de toute l'Italie. Devenu maître de l'empire, et considérant la grandeur de la population, la lenteur des secours qu'on trouve dans les lois, il chargea un consulaire de contenir les esclaves et cette partie du peuple dont l'esprit remuant et audacieux ne connait de frein que la crainte (Tacite).» Le præfectus urbis était chargé de la haute police de Rome et de l'Italie, en qualité de suppléant de l'empereur absent, concurremment avec les consuls et les préteurs. Pour l'aider dans l'administration des finances, des travaux publics et de la police municipale, Auguste créa des surintendants des travaux publics (curatores operum publicarum), des routes (cur. viarum), du lit du Tibre (c. alvei Tiberis), des aqueducs (c. aquarum), un préfet des vigiles (præfectus vigilunt), un préfet de l'annone (pr. annonæ), etc. Pour le remplacer à la tête des soldats de la garde impériale (cohortes prœtoriæ), il nomma deux préfets du prétoire (præfecti prœtorio). Tous ces fonctionnaires, entièrement dans la main de l'empereur, et ne tenant que de lui leur autorité, étaient considérés comme ses mandataires (les curatores), ou ses suppléants (les præfecti). — Enfin, pour le détail de l'administration de ses domaines particuliers, pour la perception des impôts qui lui étaient attribués, pour le gouvernement des provinces dont il était le roi ou le propriétaire, Auguste recourut à ses intendants personnels (procuratores), ou à ses affranchis, administrant cet ensemble de choses comme sa chose propre.
L'administration financière dut être à peu près complètement remaniée par Auguste. Tandis qu'il laissait subsister le trésor public (ærarium), il prit pour son trésor personnel (fiscus) les revenus de la moitié des provinces, se chargeant également de couvrir les dépenses des administrations qui lui étaient confiées. De nouveaux impôts durent être établis, notamment en l'an 6 de notre ère, un impôt de 5 % sur les successions (vicesimæ hereditatium) et de 4 %, sur les ventes (centesima venalium), qui servirent surtout aux frais de l'organisation militaire. On créa à cet effet un œrarium militare pour lequel Auguste nous dit qu'il fournit lui-même un capital de fondation de 170 millions de sesterces (40 millions de francs). Pour associer dans une certaine mesure le peuple à la connaissance des choses de l'État, Auguste imagina de publier de temps à autre le budget de l'empire. Jusqu'à quel point ce budget, malgré l'accroissement énorme des dépenses, fut florissant sous l'empereur Auguste? C'est ce que montrait le testament de l'empereur conservé par Suétone (§ 101): « Il léguait au peuple romain 40,000,000 de sesterces, et aux tribus, 3,500,000; à chaque soldat de la garde prétorienne, 4,000 sesterces; à ceux des cohortes urbaines, 500, et à ceux des légions, 300 (ce qui formait un total d'environ 100,000,000 de sesterces, 20,000,000 de francs). Cette somme devait être payée sur-le-champ, car il l'avait toujours conservée dans le fisc (Il y avait donc sous Auguste un fonds de réserve de 20,000,000 de francs). Il y avait encore divers legs, dont quelques-uns s'élevaient jusqu'à 2,000,000 de sesterces. Il donnait un an pour les payer, en s'excusant sur l'exiguïté de son patrimoine, et affirmant que ses héritiers jouiraient à peine de 150,000,000 de sesterces, quoique dans l'espace des vingt dernières années, il eût reçu 4 milliards de sesterces (8 à 900 millions de francs) par les testaments de ses amis.»
On comprend que, disposant d'une telle somme, Auguste ait pu, à peu près à ses seuls frais, reconstruire presque entièrement Rome et les villes de l'Italie, et changer à peu près complètement la face du pays. On le voit, après la bataille d'Actium, distribuer 600,000,000 de sesterces aux propriétaires italiens, pour paiement des terres distribuées à 30,000 vétérans. 200,000 citoyens, à Rome, étaient nourris aux frais de l'empereur. De nouveaux aqueducs furent construits pour approvisionner d'eau la Ville Eternelle (V. Frontin, de aquis, 5). De magnifiques monuments s'élevèrent, le théâtre de Marcellus, l'amphithéâtre de Statilius Taurus (le premier amphithéâtre en pierre de la ville de Rome), la basilique Julienne, le forum d'Auguste, le panthéon d'Agrippa, le temple d'Apollon et la bibliothèque du Palatin, le temple de Mars Vengeur, le temple de Jupiter tonnant sur le Capitole. «Auguste », dit Suétone (§ 30), «divisa Rome par sections et par quartiers. Les magistrats annuels furent chargés de tirer au sort la garde des sections, et le soin des quartiers fut confié à des magistri e plebe. Il établit contre les incendies des vigiles qui veillaient pendant la nuit. Pour prévenir les inondations du Tibre, il en élargit et en nettoya le lit qui depuis longtemps était encombré de ruines et rétréci par la chute des édifices. Afin de rendre l'accès de Rome plus aisé, il se chargea de réparer la voie Flaminia jusqu'à Rimini, et voulut que chaque magistrat qui eût triomphé employât à la construction des autres routes des fonds provenant de leur part de butin. Il releva les temples qui étaient tombés de vétusté ou consumés par des incendies, et les orna, ainsi que les autres, des plus riches présents. Il fit porter, en une seule fois, dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, 16,000 livres pesant d'or, et pour 50,000,000 de sesterces en perles et en pierres précieuses » (V. Ruinen Roms, de Reber, p. 39). En un mot, comme Auguste le disait lui-même, «il laissa de marbre une ville qu'il avait reçue de brique», jure gloriatus marmoream se relinquere quam lateritiam accepisset. — Il en alla de même dans presque toutes les villes de l'Italie. Des routes militaires furent continuées et réparées, 28 colonies furent fondées, colonies qui, «de mon vivant», dit Auguste, «furent très célèbres et très peuplées». 30,000 vétérans y furent établis. «Il rendit même l'Italie», dit Suétone, «la rivale de Rome». Certaines villes, notamment en Étrurie et dans le Samnium, dépeuplées et dévastées depuis la guerre sociale et les guerres mariennes, recommencèrent, sous le règne d'Auguste, comme une seconde existence. Pour faciliter l'administration du pays, l'Italie fut divisée en onze régions, conformément d'ailleurs aux antiques traditions du pays.
La «moralisation» de Rome et de l'Italie fut au moins aussi à cœur à Auguste que son bien-être et sa prospérité. Il dit dans son Index rerum gestarum: «Je fis de nouvelles lois pour remettre en honneur les exemples de nos ancêtres qui commençaient à être oubliés dans notre cité, et moi-même, je fis en sorte pour laisser à la postérité des modèles à imiter». Sa préoccupation constante fut de remettre en honneur les anciennes mœurs: cela fit comme partie de sa devise «respublica restituta». On connaît les vers d'Horace
- Quum tot sustineas et tanta negotia solus,
Res Italas armis tuteris, moribus ornes...
Le moribus ornare a été une des parties les plus soigneusement traitées de l'administration impériale. La loi sur les adultères (lex Julia de adulteriis) soumit les crimes de ce genre à la juridiction publique et édicta contre les coupables le bannissement ou la perte des droits civiques. La loi sur les mariages (lex Julia de maritandis ordinibus), en 4 apr. J: C., déclara les célibataires en âge nubile incapables d'être faits héritiers ou légataires, sauf par leurs proches parents; les citoyens mariés et sans enfant ne recevaient que la moitié de ce qui leur revenait. D'autres clauses favorisèrent le mariage plus directement. En l'an 9, la lex Papia Poppæe complète la première en l'adoucissant en partie. — D'autres lois furent portées pour mieux délimiter les différentes classes de la société, par exemple, en 4 apr. J.-C., la lex Ælie Sentia, et, en 8 apr. J.-C., la lex Furia Caninia, sur les affranchissements. Suétone caractérise ainsi l'œuvre de ces deux lois (§ 40): «Non content d'avoir, à force d'obstacles, détourné les esclaves de l'affranchissement, et, par des difficultés plus grandes encore, de l'entière liberté, il détermina soigneusement le nombre, les conditions et les différences de leur affranchissement.» Il fut, pour les mêmes motifs, très avare de ce droit de cité que Jules Gésar répandit à profusion. Sa femme Livie sollicitait le titre de citoyen romain pour un Gaulois tributaire: il exempta le Gaulois du tribut, mais refusa d'en faire un Romain: «Il vaut mieux», dit-il, «faire perdre au trésor que de restreindre la dignité du nom romain.» Il classa les sénateurs, les chevaliers, les citoyens et les soldats sur les degrés des amphithéâtres ou, les gradins des théâtres. Il défendit certaines places aux femmes lors des représentations de gladiateurs. Aux gens vêtus de noir, il interdit le centre de la salle. Auguste allait si loin dans son désir de tout rétablir du passé, classes et castes, mœuurs et coutumes, qu'il voulut que tout citoyen romain ne parût jamais dans le forum ou dans le cirque, que vêtu de la toge nationale, et il enjoignit aux édiles de veiller à faire quitter, le cas échéant, le manteau noir dont les Romains avaient alors pris l'usage. On comprend, dès lors, les vers d'Horace célébrant dans le règne d'Auguste, le retour du plus ancien passé de la nation:
- .... Tua, Cæsar, ætas....
Et veteres revocavit artes,
Per quas Latinum nomen et Italæ
Crevere vires.
Ce caractère réactionnaire, traditionnel et en quelque sorte archaïque, — qui est en somme la note dominante du gouvernement et de la politique d'Auguste, — n'est nulle part mieux marqué que dans sa réforme religieuse. Jamais souverain de Rome ne fit plus pour les dieux, et plus particulièrement pour les plus vieux dieux de Rome (et. Boissier, Religion romaine, 1, pp. 75 et s.). Son administration est à cet égard la lutte et la réaction contre toute l'histoire religieuse de Rome depuis la seconde guerre punique. Les vieux dieux nationaux, comme les dieux populaires, furent remis en honneur. Devins, astrologues, prophètes furent persécutés. Il rétablit le culte des Lares des carrefours, fit célébrer avec un éclat inaccoutumé, en 17, les jeux séculaires, en l'honneur desquels Horace composa une de ses pièces les plus fameuses. Lui-même se vante, dans le monument d'Ancyre, d'avoir réparé quatre-vingt-deux temples à Rome même. Tite-Live l'appelle le constructeur et le restaurateur de tous les temples, « Augustus Cæsar templorum omnium conditor ac restitutor».