L'âme vivante chez Aristote [2010-11-9, 11:00:36]

Laurent Giroux

Fils de médecin, ayant étudié la vie marine à l’île de Lesbos, Aristote avait pu observer directement l’unité essentielle de tous les vivants. Les plantes et les animaux sont des entités unes de part en part: unité d’être et de fonctionnement vital. Ils sont vivants, doués d’une âme ou principe de vie, ou ne sont pas du tout: être c’est vivre et vivre c’est être. Comment alors définir ce qui les constitue en tant qu’êtres vivants? C'est la question à laquelle tente de répondre Aristote dans son Traité de l'Âme.

L’âme vivante chez Aristote

Fils de médecin, ayant étudié la vie marine à l’île de Lesbos, Aristote avait pu observer directement l’unité essentielle de tous les vivants. Les plantes et les animaux sont des entités unes de part en part: unité d’être et de fonctionnement vital. Ils sont vivants, doués d’une âme ou principe de vie, ou ne sont pas du tout: être c’est vivre et vivre c’est être. Comment alors définir ce qui les constitue en tant qu’êtres vivants? Appelons cela l’âme, ψυχή, mais le mot “âme” étant chargé de sens accumulés depuis des siècles, retenons qu’il s’agit simplement ici, comme le rend bien le latin anima, du souffle ou principe de vie, voire de la vie elle-même. Qu’en est-il, cependant, de cet animal particulier qui, en plus du mouvement spontané et de la sensibilité, possède le discours et la raison, capable de concevoir des idées et de purs concepts: ζώον λόγον έχον? En somme, un animal pensant. Avant de répondre à cette question, il importe d’abord de définir ce qu’est toute âme en général, question à laquelle s’applique Aristote de façon très articulée dans le IIe livre de son traité De l’âme.
“Si donc on doit dire quelque chose de commun à toute âme (ψυχή), elle serait l’entéléchie première d’un corps physique organique ayant la vie en potentialité.” (II, 412 a-b)
Du chinois sans doute pour les non initiés, le terme le plus inusité propre à Aristote étant, certes, celui d’“entéléchie”. Qu’est-ce à dire? Il s’agit ici de l’entéléchie première. L’entéléchie première est la forme constitutive d’un être achevé dont les parties ne sont pas détachables, par exemple ce qui fait qu’un liquide soit de l’eau et rien d’autre, qu’un animal soit un cheval ou un être humain, bref, ce en raison de quoi on définit une entité une en tant que telle ou telle: ceci, c’est… ce qui ne serait pas le cas d’une automobile, dont l’unité accidentelle est suffisamment lâche pour que les parties puissent être détachées et replacées sans être affectées ni affecter le tout. Les animaux peuvent aussi, disons, être mâle ou femelle; ce serait alors une entéléchie ou forme seconde qui modifie une même nature constitutive. Dans le cas de la femelle, on aura une jument, mais c’est toujours essentiellement un cheval. L’âme est donc entéléchie en tant qu’elle est le principe premier d’un corps naturel apte à vivre. Paradoxalement, pour qu’un corps soit susceptible de vivre, il faut qu’il soit déjà animé (412b). Plus simplement, l’aptitude à la vie est elle-même un effet de la vie. Autant dire que l’âme n’est rien d’autre que la vie même du vivant. Aussi n’est-elle pas plus séparable du corps qu’un diamant avec ses propriétés cristallines ne l’est de la masse de carbone dont il est issu. “C’est aussi pourquoi il n’y a pas lieu de rechercher si l’âme et le corps sont un, comme non plus pour la cire et la figure [dans la cire]” (412 b 6), encore que dans ce dernier exemple, on peut modifier la figure sans que la cire ne cesse d’être ce qu’elle est.
Mais alors, quelles sont les manifestations phénoménales de la présence d’une âme vivante? Eh bien, “le vivre se dit en plusieurs façons et il suffit qu’une seule d’entre elles y soit pour qu’on dise de ce corps qu’il vit. : ainsi, par exemple, l’intellect, la perception sensible, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement de nutrition, le dépérissement et la croissance.” (413 a 20) En résumé, autant de degrés d’âme qu’il y a de formes de vie, au minimum la capacité de se mouvoir par soi-même spontanément. De plus, aucune de ces âmes n’est séparable du corps qu’elle meut.
Cependant, ce en quoi l’âme humaine semble échapper en partie à la définition générale, c’est sa faculté d’intellection: “J’appelle intellect ce par quoi l’âme pense et conçoit.” (429 a 20) Or, elle peut concevoir des idées purement intelligibles, ce qui suppose que la faculté correspondante soit elle-même pure et sans mélange (αμιγη), dégagée de toute espèce de matière. (429 a 20) “Car si la faculté intellective de l’âme (ο της ψυχης νους) se faisait voir, elle ferait obstacle à la forme [reçue] et l’obstruerait”, et ne pourrait par conséquent la connaître en elle-même (pensons à une lentille cornéenne qui serait vue par l’œil qui la porte). Il lui faut donc être pure transparence comme un verre qui laisse passer sans la défigurer la forme d’un objet. Aristote dit: “Il doit en être ainsi que sur une tablette où rien ne se trouve déjà actuellement inscrit.” (430 a) L’intellection est donc par nécessité l’activité pure d’une puissance immatérielle.
Nous n’entrerons pas dans les interminables discussions auxquelles a donné lieu la théorie d’Aristote sur l’intellect dit actif et l’indépendance de ce dernier par rapport au corps, théorie qui n’est pas claire dans le texte du Traité de l’âme et semble même sur certain point contradictoire. Tenons-nous en donc à ce qui est acquis. L’âme est entité première d’un corps vivant, ce qui le constitue comme tel et, à ce titre, elle est inséparable, sinon elle pourrait s’évader du corps qu’elle anime, du moins à la mort, le laisser à lui-même et se retrouver forme de… rien, tel une empreinte qui s’envolerait de la cire. La forme est forme d’un corps ou elle n’est pas. Il en va de même des parties de l’âme qui assurent le fonctionnement des organes correspondants et ne peuvent en être détachées, telle la faculté de vision. “Mais, ajoute Aristote, pour certaines parties, rien ne l’empêche puisqu’elles ne sont entéléchie d’aucun corps.” (II. 1, 413 a 4-9) Ce serait le privilège de l’intellect actif qui n’est pas le principe constitutif du vivant humain en tant que tel, ni d’un organe particulier, mais pure activité intelligible. Aujourd’hui on a aucune peine à relier cette activité à l’organe hyper-complexe qu’est le cerveau humain. Aristote étant lui-même hésitant sur toute cette question, il est préférable de parler plutôt ici de l’immatérialité de la faculté de connaissance pour demeurer dans des zones qui aient toujours un sens pour nous, et cela sans déformer la pensée de l’auteur.

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