L'heure de l'absinthe

Charles Monselet
On avait déjà l’heure du berger; voici venir maintenant l’heure de l’absinthe.

Paris n’est continuellement occupé qu’à se créer des habitudes. À l’habitude du tabac, à l’habitude de la bière, il a ajouté depuis plusieurs années l’habitude de l’absinthe.

Qu’on ne s’attende pas à de banales imprécations contre ce breuvage-émeraude, comme dirait Victor Hugo. Je sais les désordres que son abus entraîne.

Donc, Paris n’avait guère autrefois qu’un seul motif pour aller au café, motif honnête, plausible, celui de savourer, entre six & sept heures du soir,
    La fève de Moka dans l’émail du Japon.
Bientôt il s’aperçut que ce n’était pas assez pour lui d’aller au café après dîner; il voulut encore y aller avant.

Dès lors, l’heure de l’absinthe fut imaginée.

L’heure de l’absinthe commence vers quatre heures de l’après-midi.

À ce moment tous les cafés, principalement ceux du boulevard, présentent l’aspect le plus animé. C’est la Bourse des oisifs après la Bourse des affairés.

Des groupes de trois ou quatre personnes s’organisent autour de chaque table – à l’extérieur pendant l’été, à l’intérieur pendant l’hiver.

C’est un va-&-vient de plateaux; les garçons, la bouteille d’absinthe au poing, demandent aux consommateurs :

- Monsieur, pure ou avec de la gomme?
- Non, avec de l’anisette.

Car il y a cent manières de prendre l’absinthe, & puis aussi de la faire, c’est-à-dire de la troubler avec l’eau, de la mêler, de la battre, de la lier. J’ai connu des professeurs d’absinthe.

La Muse verte! ainsi l’ont baptisée quelques poètes désespérés.

Un fléau moderne! a-t-on ajouté. – Pas si moderne, car on trouve dans l’Apocalypse deux versets consacrés à l’absinthe & aux buveurs d’absinthe. L’Apocalypse a tout vu, tout annoncé; c’est encore le livre le plus actuel que nous ayons.

Voici ces deux versets, détachés du chapitre VIII :

« 10. Puis le tiers ange sonna de la trompette, & il cheut du ciel une estoille ardente comme un flambeau, & cheut en la tierce partie des fleuves & ès fontaines des eaux.

11. Et le nom de l’estoille est Absinthe, & la troisième partie des eaux devint absinthe, & plusieurs des hommes moururent par les eaux à cause qu’elles devinrent amères. »

Mais pour peu que la couleur vous effraye ou vous semble suspecte, lecteur, on a à vous proposer l’absinthe blanche, l’absinthe hypocrite, qui rassure le passant sur votre moralité & lui fait croire que vous buvez de l’orgeat.

Du reste, ainsi que je l’ai dit, l’absinthe n’est qu’un prétexte chez beaucoup de gens. Cela est si vrai, que la moitié d’entre eux se font apporter du vermouth, du madère, du marsalla ou du bitter.

Oh! le bitter! – Quelques-uns le prennent en le mélangeant avec du cognac, du curaçao, de la menthe & deux morceaux de sucre. Je m’abstiens de tout commentaire.

Cela n’en est pas moins l’heure de l’absinthe.

Elle est tellement passée dans nos mœurs, cette heure-là, que rien n’est plus fréquent que de surprendre au coin d’une rue le dialogue suivant :

- Tiens! c’est vous! Qu’est-ce que vous devenez? On ne vous voit nulle part.
- Mais si!
- Où donc?
- Tous les soirs au café de ***.
- À quelle heure?
- À l’heure de l’absinthe, parbleu!

Ainsi, dans cette merveilleuse capitale, s’enrichit & se poétise journellement le langage de Voltaire & de Joseph Kelm.

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