La réalité socio-historique et la créativité musicale
Les principales constituantes du climat social, qui se cristallise dans les diverses époques, sont:
- la structure économique
- les technologies disponibles et leur utilisation pour le bien-être humain ou la destruction par la guerre
- le rôle de la force militaire et policière
- la stratification sociale
- les décisions positives ou négatives des dirigeants qui créent des classes de bénéficiaires et de victimes
- le rythme harmonieux ou contraint des relations personnelles et sociales
- les motivations positives ou négatives de nature spirituelle, religieuse, idéologique, sociale ou économique.
Les configurations changeantes de ces facteurs, produits par l'être humain, constituent le climat social de l'époque, qui nous enveloppe au point de devenir plus important encore que le climat des saisons.
Le compositeur musical respire comme un oxygène social le climat social qui l'entoure et en devient une manière de lentille sonore; sonore puisque son mode privilégié d'expression est le son plutôt que le mot écrit ou l'image.
Il est conscient de l'héritage du passé: formes et contenus musicaux à partir desquels il cherche à construire de nouvelles synthèses, de nouveaux contenus, de nouvelles formes en mettant à contribution les nouvelles technologies à sa disposition.
L'inspiration musicale et la forme musicale sont inséparables; tout changement de l'un entraîne un ajustement de l'autre tant et si bien que le processus de création musicale conduit nécessairement à de continuelles synthèses musicales personnelles. Mais derrière ce processus se trouve une complexe dynamique sociale.
Chaque époque et chaque sous-groupe d'époque a son style de vie propre, sa résonance particulière, qui constitue en quelque sorte le diapason qui lui permet de faire vibrer et d'écouter ce qui est immuable dans la condition humaine.
Ceci explique aussi le lien musical, quoique différent, entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre Bach et Mozart, entre Beethoven et Brahms, Brahms et Debussy, Debussy et Crumb.
On ne saurait expliquer le processus qui mène à l'inspiration musicale, à l'idée musicale, de manière satisfaisante.
Mais il est permis de suggérer que c'est par une manière d'osmose consciente et subconsciente que le compositeur perçoit la réalité sociale et le climat social de son époque. En tant qu'être humain, il est le creuset où se transforme en réalité sonore l'idée musicale naissante: la composition.
La musique du XXe siècle a débuté en France, en Russie et en Autriche; le Debussy et le Satie des jeunes années ont été les pionniers d'un nouveau langage musical caractérisé par une profonde sensibilité.
Les jeunes Scriabine, Stravinsky et Prokofiev ont fait leur entrée dans l'Europe occidentale par une tempête musicale.
Les jeunes Schoenberg, Webern et Berg sont responsables de la révolution créée par la musique atonale et sérielle.
Entre les années 1890 et 1920, c'est la période la plus créative et la plus innovatrice.
Par la suite, plusieurs centres très importants d'activité musicale apparaissent avec des compositeurs animés de nouvelles idées musicales; mentionnons entre autres:
- la France, avec Messiaen et Boulez
- l'Italie, avec Bério et Nono
- la Suisse, avec Honegger
- l'Allemagne, avec Hindemith, Carl Orff, Stockhausen, Huber et Hespos
- la Hongrie, avec Bartok, Kodaly et Ligeti
- l'Angleterre avec Britten, Holst et Tippett
- les États-Unis, avec Varèse, Crumb, Ives et Cowell
- le Québec et le Canada, avec Papineau-Couture, Gilles Tremblay, John Rea, Murray Schafer, Bruce Mather, Pierre Mercure et Serge Garant.
De toutes les variables qui influencent la création musicale, l'élément clé est sans contredit l'être humain qui aspire à la création musicale, sa capacité à demeurer en évolution et à mûrir en tant qu'être humain, l'intensité de sa force créatrice, son degré d'éveil et de sensibilité à la vie et à l'existence, sa capacité à accepter une discipline personnelle.
Toutes ces qualités sont indispensables pour profiter de l'héritage musical du passé et pour trouver l'audace de faire reculer l'horizon des nouvelles possibilités musicales.
Sans elles, le compositeur n'est plus qu'un technicien de la sonorité, un producteur habile de mixages qui emprunte au hasard les matériaux qu'il utilise. D'autres se perdent à considérer l'esthétique musicale comme une fin en soi.
Le vrai compositeur, quant à lui, maîtrise à la fois la forme musicale et l'esthétique musicale. C'est sa nature profonde, son sens le plus profond de participation à l'expérience humaine, qu'il communique avec son coeur et sa foi, ses joies et ses angoisses.
Et c'est ainsi qu'ils élèvent notre spiritualité et nous encouragent à devenir plus réfléchis en tant qu'êtres humains, dans un monde qui est encore largement dépourvu d'amour. Sur le plan des valeurs spirituelles, éthiques et sociales, nous sommes en effet encore à l'aube de l'histoire humaine. La meilleure musique, de toutes les époques et de toutes les parties de la terre, est celle qui reflète les angoisses présentes et l'espoir d'en arriver un jour à des relations humaines harmonieuses entre les personnes, les groupes et les sociétés.
Derrière la variété d'expression musicale, de style sonore et de symbolisme que modèle et remodèle l'histoire, l'homme est toujours fondamentalement le même.
De tout temps, la musique représente en effet un des moyens tangibles pour exprimer l'intangible. Aussi l'étude de l'héritage musical des peuples de la terre représente-t-elle plus qu'un safari culturel: c'est la quête et la rencontre émouvante de l'homme intérieur, de la nature profonde de l'être, à travers les âges et les continents.
La musique est également témoin de la cruauté ou de l'humanité de l'homme envers lui-même et ses semblables. Aucun moyen de communication ne peut transmettre avec autant d'impact et une telle profondeur la souffrance et l'angoisse, la joie et l'exaltation.
La succession des époques nouvelles est le fait de la continuelle construction de styles de vie politique, économique, culturel et musical différents. À l'intérieur de chaque époque les forces qui façonnent cette évolution demeurent en inégal mouvement. Ainsi assiste-t-on à des reculs et à de soudaines poussées vers l'avant. Pour la même raison retrouve-t-on, à chaque époque nouvelle, des survivances du passé qui côtoient les semences d'avenir.
Il en est de même dans le domaine de la musique. Une nouvelle idée musicale prend souvent vie dans une forme musicale ancienne. Figurativement, on peut parler du vin nouveau versé dans de vieux contenants, du vin ancien, dans de nouveaux contenants et du nouveau vin, dans de nouveaux contenants.
Par ailleurs, il faut ajouter qu'à chaque début d'époque, un renouvellement profond de style musical ne trouvera de support qu'au sein d'un cercle réduit: il faudra parfois de 30, 50 à 100 ans avant que ne se produise une reconnaissance générale.
De 1900 à aujourd'hui, en 1987 (NDLR: ce texte a été écrit il y a dix ans et l'analyse qui suit a-t-elle vieilli?) le climat social de la société occidentale porte l'empreinte de la première et de la seconde guerre mondiale, de leurs préparatifs et des réactions en chaîne qu'elles ont produites. En ce moment même, chefs d'état et élites se dirigent vers une troisième guerre mondiale. Chaque partie de la population du globe subit à des degrés divers l'instabilité sociale qui en résulte: chômage, pauvreté, économie de guerre par temps de paix, impôts élevés, désintégration de la moralité, niveaux dangereux de pollution physique et mentale.
La signification de la musique pour une société reflète, nous l'avons vu, le sens de la vie pour cette société ou ses sous-groupes.
La musique nous révèle également les aspects spirituels et temporels de l'humanité. C'est un miroir sonique à la fois concave et convexe, indice social de l'état de santé ou de maladie de la famille humaine.
Le compositeur fécond, avec des idées musicales substantielles et novatrices, éprouve l'exaltation silencieuse de la naissance: la mise au monde d'une nouvelle composition musicale.
La musique contemporaine est destinée à un avenir prometteur dans la mesure où peut être évité le suicide nucléaire qui pèse sur l'humanité.