Notre avenir selon Arthur Buies

Francis Parmentier

Non, Arthur Buies n'est pas un futurologue contemporain. Il est mort en 1901, mais comme il a toujours eu un siècle d'avance sur le reste des Québécois, on peut raisonnablement penser que son cheminement personnel préfigure celui de l'ensemble de notre collectivité. Il y aurait alors lieu d'être optimiste, car Buies a échappé à l'égarement des contraires; il n'est pas passé d'une religiosité étouffante à un matérialisme asphyxiant.

« J'aimerais, dans les lignes qui suivent, apporter quelques nuances au discours critique que la tradition nous a transmis sur Buies et son œuvre. On a surtout retenu l'anti-clérical de la période des années 1860, en citant abondamment les Lettres sur le Canada et la Lanterne. Grosso modo, le Buies mangeur de curés! Ou alors, à l'autre extrême, on a voulu le «réhabiliter» aux yeux d'un certain public, en insistant sur l'amitié du curé Labelle, Buies devenant l'enfant prodigue rentré au bercail. Chacun y a trouvé son compte, intellectuels de gauche et de droite. Le bilan est donc neutre, ce qui est une façon comme une autre d'enterrer un auteur.

Cette simplification n'est pas fausse, évidemment, dans la mesure où toute caricature contient toujours une part de vérité. Toutefois, nous essaierons de démontrer que l'œuvre de Buies, et son action, contiennent des éléments susceptibles d'alimenter la réflexion de nos contemporains.

Ainsi en est-il de sa haine de la Bêtise, manifeste dans la Lanterne, et qui conserve à ce pamphlet un air de jeunesse. Buies n'a pas écrit que des choses intelligentes, et il lui arriva à l'occasion d'être bête, comme tout le monde, par exemple quand il avance que:
«l'homme des races celtes et latines porte en lui les traits supérieurs de l'espèce humaine, ses traits persistants, indélébiles» (Chroniques, II, p. 57). Cependant, il combattra toute sa vie avec la dernière énergie la Bêtise qui résulte de l'ignorance et de la prétention — les deux allant généralement de pair.

Ce phénomène de la Bêtise n'était pas nouveau dans l'histoire de l'Humanité mais c'est Flaubert qui, le premier, en fit l'étude systématique, en particulier dans le Dictionnaire des idées reçues. Comme le rappelait, il n'y a pas si longtemps, Kundera dans L'art du roman, Flaubert constate que «la Bêtise est une dimension inséparable de l'existence humaine» (p. 197). Et il ajoute : «Le XIXe siècle a inventé la locomotive, et Hegel était sûr d'avoir saisi l'esprit même de l'Histoire universelle. Flaubert a découvert la Bêtise. J'ose dire que c'est là la plus grande découverte d'un siècle si fier de sa raison scientifique». (ibid, p. 197)

Je doute que Buies, qui était pourtant à Paris l'année du double procès de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, ait jamais lu Flaubert. En tout cas, je n'en ai jamais vu l'évidence dans aucun de ses écrits. Toutefois, familier des milieux politiques et journalistiques, il était le témoin privilégié de l'ignorance érigée en système et de la prétention camouflée en vertu. Peu de Québécois ont autant dénoncé la prétendue médiocrité de ces deux milieux auxquels, cela va de soi, il convient d'ajouter le milieu littéraire.

Mais, tandis que la vision flaubertienne est radicalement pessimiste celle de Buies, héritière de la philosophie du 18e, évite le désespoir en prônant l'éducation — version modernisée, «démocratisée» des «Lumières» — dont le fondement sera constitué par la «science».

Autrement dit, et de ce point de vue, Buies se distingue des Européens et s'identifie à l'optimisme américain, la Bêtise ne constitue pas un «vice de construction» de l'être humain, mais une étape historique franchie allégrement le jour où tous les hommes seront «éclairés».

On peut, et beaucoup ne se privent pas de le faire, y compris l'auteur de ces lignes à l'occasion, considérer que la Bêtise de l'homme est irrémédiable et conclure, avec Claude Allègre, directeur de l'Institut de physique du Globe, à Paris, que les insectes finiront par avoir raison de la «bêtise collective» de l'homme (L’Actualité, 15/03/93, p. 22).

Malgré tout, cette croyance «absurde», irrationnelle, en la capacité de l'homme de surmonter la Bêtise, beaucoup d'entre nous la partagent encore avec Buies, bon gré mal gré...

La préoccupation de Buies, son obsession plutôt, sera de doter le Québec d'un système d'enseignement «moderne» qui fera de ses compatriotes le peuple «éclairé» de l'Amérique du Nord. On comprend mieux dès lors l'acharnement avec lequel il a combattu, et ceci jusqu'à la fin de ses jours, le monolithisme en éducation. En effet, l'anticléricalisme de Buies repose, non pas sur une haine primitive du «curé», à la Homais, mais sur la croyance que seul un enseignement pluraliste, dont la dimension religieuse ne sera pas nécessairement évacuée, peut transmettre aux jeunes générations les connaissances scientifiques nécessaires à la construction d'une société moderne. Avouons-le, de ce point de vue Buies avait cent ans d'avance sur la plupart de ses contemporains!

Dans son magistral et lumineux ouvrage : Critique de la modernité (1992) Alain Touraine rappelle ce qu'a été l'idéologie de la modernité : «L'affirmation que le progrès est la marche vers l'abondance, la liberté et le bonheur, et que ces trois objectifs sont fortement liés les uns aux autres» (p. 12) avec, comme complément à ce triomphalisme «L'idée de la modernité remplace au centre de la société Dieu par la science, laissant au mieux les croyances religieuses à l'intérieur de la vie privée». (p. 24)

Buies souscrit à cette idéologie de la modernité qui, on le devine aisément, entre en collision avec le monolithisme idéologique qui sera longtemps la marque de la société québécoise.

De son tout premier texte, écrit quelques mois après son retour d'Europe et dans lequel il déclare «quel est l'esprit de notre époque? (...) c'est la raison substituée à la routine. (...) le mot progrès est un mot nouveau inauguré dans le monde par la révolution de '89» (le Pays, 31 octobre 1862, p. 2), jusqu'à un de ses derniers textes polémiques écrit trente ans plus tard, il défend l'idée de modernité dont seule l'application, à ses yeux, peut sauver les Québécois de la disparition : «Nous attendons tout enfin du progrès désormais assuré des lumières, nous voyons germer le grain mis en terre, et l'espérance qui monte, qui monte toujours, nous apportant les consolantes visions de l'avenir que nous aurons préparé». («Interdictions et censures», Canada-Revue, 11 février 1893, p. 90)

Naïve, la vision de Buies? Rétrospectivement, certes, mais nécessaire car «le grain mis en terre» dans la seconde moitié du 19e, a fini par donner une plante vigoureuse dans les années '60. Par ailleurs, cette naïveté n'allait pas sans une interrogation angoissée sur les limites du scientisme», interrogation qui, me semble-t-il, fait de Buies notre frère.

Dans une entrevue récente à la revue la Vie, le grand paléontologue français Yves Coppens ne déclarait-il pas : «La science ne prouve heureusement pas Dieu — ce n'est pas son affaire et elle n'en serait pas capable —, mais elle peut être, au même titre que la poésie, la musique, la contemplation, la mystique, etc., un chemin parmi d'autres vers lui» (no 2476, 1117/02/93), réflexion qu'«anticipaît» déjà Buies peu de temps avant sa mort : «Il ne faut rien mépriser de l'effort humain, même inconscient de la vérité primordiale, parce que tout effort mène à Dieu. C'est pourquoi la vérité scientifique, même encore mêlée d'orgueil et d'affirmation hâtive, doit être honorée et reçue avec reconnaissance, parce qu'elle est un rayon de la vérité universelle». («Les dernières pensées de Buies», Alliance Nationale, v. 10, 1904, p. 67)

D'aucuns verront dans cette «conversion» tardive, un effet de la maladie. Il n'en est rien, comme le prouve au-delà de tout doute la publication de sa correspondance. Toutefois, on s'égarerait dans une polémique futile si on faisait porter le débat sur le terrain d'un retour : de Buies au catholicisme. Je crois que le problème de la croyance religieuse de Buies dépasse les querelles, d'affiliation. Buies, certes, a retrouvé le chemin de l'Église catholique en 1879 pour des raisons psychologiques complexes, mais aussi, parce que la société québécoise était catholique ! Cependant, le problème de la croyance dans son sens le plus large, au-delà des clivages religieux, et qui me semble beaucoup plus fondamental que celui d'un retour au «bercail», Buies le pose dès le début des années 1870.

Autrement dit, cet anti-clérical impénitent et ce porte-parole du progrès est rongé par des préoccupations d'ordre religieux beaucoup plus profondes que celles de bien des croyants. Buies est à la fois un être profondément religieux et profondément moderne. Et durant toute sa vie d'adulte, il tentera de concilier Foi et Raison.

Ainsi, dès 1873, il pose carrément le problème du matérialisme, philosophie à laquelle il a souscrit pendant de nombreuses années (Chroniques, I, p. 394). Or, de son propre aveu, la croyance en l'immortalité de l'âme ne naît pas chez lui d'un raisonnement philosophique mais de l'observation : «J'ai lu peu de choses sur l'immortalité de l'âme, à peine même l'entretien de Socrate avec ses amis la veille de sa mort. Je n'en ai pas besoin, parce que je ne tire pas mes arguments de la philosophie, mais de la nature des choses». (ibid, p. 395)

Ce rejet du matérialisme ira en s'amplifiant avec les années. En 1875, il va plus loin dans Le Dernier mot : «Matérialistes insensés!quand bien même votre système serait irréfutable, démontré à l'évidence, de le prêcher vous ferait encore les plus odieux, les plus abominables des hommes». (Chroniques, II, p. 290), et il ajoute : «l'esprit de chaque homme ne peut être qu'une émanation de celui de Dieu». (ibid, p. 292-293)

En 1878, la réflexion sur les rapports de la Science et de la Foi s'est enrichie. Anticipant le Jean-François Revel de Pourquoi des philosophes? il dénonce, non point la réflexion philosophique, mais l'esprit de système. «Tant que le champ reste ouvert à la science, les systèmes sont vains. (...) La philosophie, mot prétentieux, n'est que la fumée de notre orgueil; la science seule est la vraie philosophie, elle seule porte le flambeau dans la nuit qui nous entoure et nous apprend à ne pas juger l'être que nous ne connaissons pas, mais à l'étudier». (Chroniques, II, p. 422)

Néanmoins, cette foi en la Science doit être tempérée car : «L'expérimentation et la recherche n'ont fait que reculer les bornes de l'inconnu, et ont précipité l'homme en face de mystères sans cesse renaissants...». (ibid, p. 422)

Buies, manifestement, cherche une troisième voie entre le matérialisme et l'orthodoxie, et il croira la trouver au début des années 1890 dans l'œuvre du vicomte de Vogue». (cf. «Réminiscences», la Patrie, 16/07/92, p. 1). Ce dernier, auteur d'une célèbre étude sur le Roman russe (1886), fut un des initiateurs de ce mouvement catholique «progressiste» qui trouvera son épanouissement au XXe siècle avec Emmanuel Mounier et la revue Esprit. Il chercha à concilier la Science et la Foi et à rallier l'Église au régime républicain.

On vient donc de voir, un peu rapidement, je le concède, que la réflexion de Buies, hélas trop clairsemée, sur les limites de ce formidable outil qu'est la Science, à la fois source de quelques-unes des plus belles réalisations de l'humanité, et source d'angoisse face aux applications qui en sont le résultat, n'est pas sans rapport avec nos propres interrogations. Je persiste à croire que Buies, et d'autres de ses contemporains au Québec, avaient l'étoffe de penseurs originaux, mais que les conditions faites aux intellectuels étaient beaucoup trop hostiles pour qu'ils puissent aller au-delà de certaines limites prescriptes par leur milieu. Toutefois leurs efforts, aussi modestes fussent-ils, méritent de figurer dans notre héritage intellectuel, au-delà des clichés faciles et du danger d'amnésie culturelle qui nous menace tous.»

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