Ce que nous enseigne la musique
Nadia Boulanger ou l’enseignement de la musique comme modèle pour tous les autres enseignements.«Aimer un enfant c’est lui apprendre le difficile », à tirer le meilleur de son talent sans le forcer.
Donc il commence par obéir.
Mais dans l’obéissance, il est absolument libre.
Il ne subit pas l’obéissance, il la choisit.
NADIA BOULANGER, parlant de Jean-Sébastien Bach
Omniprésente à l’ère des radios et de l’industrie du spectacle, la musique est un art qui ne va pas de soi. Ils sont nombreux, parmi les défenseurs d’une conception plus classique de leur art, à exprimer leur dégoût de ce que Kundera nomme « l’eau sale de la musique », cet amas de sons indistincts populaires à la radio qui a moins comme conséquence d’élever l’âme que d’assommer l’esprit. Alors, que doit faire le véritable musicien, s’il souhaite, comme dirait René Lévesque, « garder ses idéaux même après avoir perdu ses illusions » ? La question est complexe et mériterait maintes discussions avec des musiciens de grand talent. Pour avancer dans cette réflexion, il nous faut d’abord tourner notre regard sur une dimension essentielle de la musique qui est tout simplement son enseignement.
Le maître de musique qui enseigne à son élève sait qu’il faudra toujours maintenir avec lui une certaine verticalité pour que ce dernier apprenne bien. Il ne peut pas se permettre de niveler vers le bas ou de faire semblant que le jeu de l’élève est bon même quand il ne l’est pas, ou encore de le féliciter pour « l’effort et la participation ». Sans surprise, c’est souvent dans ce domaine que l’on retrouve des professeurs d’exception.
L’un de ces professeurs remarquables a fait l’objet, depuis sa mort en 1979, de plusieurs commentaires et témoignages d’anciens élèves qui racontent leur formation auprès d’elle. Il s’agit de Nadia Boulanger, grande professeure de piano qui a enseigné à nombre de grands talents du monde musical du XXème siècle, notamment Quincy Jones, Stravinsky et Michel Legrand pour ne nommer que ceux-ci. Cette dame, dont Paul Valéry disait qu’elle était « la musique en personne », révèle une pensée infiniment plus passionnante que tous les délires pédagogistes des didacticie patentés. Dans un très beau livre d’entretiens réalisés peu de temps avant sa mort[ii], elle se livrait à des réflexions diverses sur l’enseignement, la vie et le monde musical. Au sujet du pouvoir du maître sur le disciple, par exemple, elle disait ceci :
On peut fermer quelqu’un. Une remarque faite d’une certaine manière peut par contre épanouir et donner confiance. Il faut dire la vérité mais avec l’idée de susciter la confiance et de libérer le moi intérieur; c’est très difficile, et l’éducation collective ne le permet pas.
On peut fermer quelqu’un : la phrase est lourde de sens. Un destin peut être éteint par un simple commentaire arrogant et stupide. Chaque mot peut laisser une empreinte indélébile, bonne ou mauvaise, sur l’esprit du jeune élève. Le pouvoir du professeur peut faire grandir, mais aussi détruire. Nadia Boulanger ne disait pas qu’il fallait faire croire à l’élève que tout était beau, ni que tout ce qu’il faisait était parfait. La vérité, aussi dure soit-elle, pousse l’élève talentueux à surmonter ses tares : encore faut-il simplement trouver la manière de dire cette vérité. Un commentaire acerbe, même vrai, peut ébranler le jeune élève au point de le décourager. Bien qu’ils soient rares, il y aura toujours de ces professeurs qui ont la sagesse et le calme nécessaires pour dire la vérité avec bienveillance, sachant qu’une vie dans le mensonge n’en est pas une.
J’évoque la bienveillance. On sait comment ce terme est galvaudé. Le professeur est aujourd’hui invité à faire preuve de cette qualité dans tous ses rapports avec l’élève. Au point extrême où nous en perdons la capacité de pointer l’erreur, par peur de blesser. Une bienveillance réelle sait pourtant que des choses difficiles doivent être dites, sans quoi les mauvais penchants de l’élève ne seront jamais corrigés. N’importe quel musicien sait très bien qu’il n’aurait pu se rendre là où il est sans devoir faire un examen de conscience constant sur ses défauts. Cet examen de conscience, le professeur a le devoir de l’amener à le faire. Nadia Boulanger évoquait ainsi la naissance des grands génies créateurs[iii] :
Ce n’est pas aimer un enfant que de lui céder ses caprices; l’aimer, c’est sortir de lui le meilleur, lui apprendre à aimer le difficile. Léopold Mozart apprenait à son fils à surmonter l’impossible. Il ne lui a demandé que ce qu’il pouvait, mais il pouvait tout.
« Apprendre à aimer le difficile », voilà le cadeau d’une vie. Car une existence digne de ce nom est nécessairement jalonnée d’épreuves. Et nous savons tous que ce qui vaut est difficile. Les succès faciles ont leurs travers, et le vers de Corneille qui vient naturellement à l’esprit conservera toujours sa pertinence: « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Mais encore faut-il être conscient de nos limites. Mozart « pouvait tout » : mais nous ne sommes pas tous des Mozart.
Le parent qui inscrit son enfant à mille-et-une activités parascolaires et qui lui met une énorme pression pour réussir ne cultive pas son potentiel : il l’étouffe, le prive de sa liberté et de son authenticité créatrice. Cette surexploitation des potentiels coupe les ailes des enfants en dévalorisant la vertu d’oisiveté, au sens classique de l’« otium ». L’histoire nous enseigne pourtant que c’est souvent dans la promenade quotidienne ou dans un moment d’évasion que l’esprit donne ses meilleurs fruits. Pour révéler son infinie richesse, l’esprit refuse d’être strictement encadré et enfermé dans un même état : il doit explorer, prendre congé pour mieux revenir en force. Nadia Boulanger disait croire « que les enfants qu’on a fatigués intelligemment gagnent dix ans sur leurs études[iv]. » Mais fatiguer intelligemment ne revient justement pas à brûler l’énergie d’un enfant. Nous devons éviter les excès que l’on constate en Corée du Sud, où l’exigence extrême de réussite crée des vagues de suicides tragiques. Leopold Mozart n’a demandé à son prodigieux fils « que ce qu’il pouvait » : pas plus, ni moins.
Dans ce cas, à quelles conditions un jeune apprenti peut-il trouver la force intérieure pour continuer son travail et persister malgré les obstacles? Il y a la volonté, bien sûr : une quête, plus ou moins définie selon les cas. Les virtuoses sont nécessairement d’une ténacité à toute épreuve, mais la persistance de la progression dans la quête appelle peut-être à quelque chose de plus important que de simples qualités, aussi grandes soient-elles. L’élève talentueux doit ressentir que sa vie n’est pas banale, qu’il a un destin à remplir, et faire ainsi preuve d’un certain manque d’humilité[v] :
Mais la condition essentielle de tout ce que vous faites, et pas seulement en musique, doit être placée sous le signe de l’élection, de l’amour, de la passion, de telle sorte que vous le faites parce que vous considérez que l’aventure merveilleuse d’être vivant dépend entièrement de l’atmosphère que vous créez vous-mêmes par votre enthousiasme, votre conviction et votre compréhension; mais sans une technique approfondie, vous ne pouvez rien exprimer de ce que vous sentez le plus intensément. Et c’est ici qu’intervient le professeur.
Étudier et travailler sous le signe de l’élection, c’est se donner le cadeau de la constance, ou du moins de la promesse qu’on sera toujours sur les rails. Car l’élève qui a l’intime conviction d’être élu sait que même dans les jours de torpeur, de lassitude, de remises en question, il est sélectionné pour un grand destin. Et pour ne pas verser dans l’arrogance et le mépris des autres, il a besoin de mener aussi bien sa vie sous le signe de l’amour et de la passion. Tout cela interagit dans son existence singulière et participe à la chimie du génie créateur. Ensemble, toutes ces choses qui cohabitent chez l’élève vont réaliser ce qui n’était alors qu’à l’état d’ébauche : ce qui au départ pouvait être vu comme incertain, voire improbable ou inenvisageable, se crée naturellement par la seule force de l’enthousiasme dont parle Nadia Boulanger. « Et c’est ici qu’intervient le professeur » : non pas un tyran qui impose sa méthode et sa manière de voir le monde, mais qui éveille la lumière de chacun et donne les règles et méthodes pour que cette lumière atteigne sa pleine gloire.
[i] Ibid., p. 51.
[ii] Bruno Monsaingeon, Mademoiselle : entretiens avec Nadia Boulanger, Paris : éditions Van de Velde, 1980, pp. 58-9.
[iii] Ibid., p. 53.
[iv] Ibid., p. 26.
[v] Ibid., p. 51.