Leibniz Gottfried Wilhelm

1646-1716

Paul Hazard: Leibniz ou la quête de l'unité
Dans une époque marquée par les guerres de religion, les conflits entre les tenants de la raison contre la foi, Leibniz fait figure d'apôtre du dialogue. Il suffit relire les échanges en vue de réunir les Églises catholique et réformées en une seule Église qu'il entretint avec Bossuet, le prince spirituel d'une Église détentrice d'une Vérité qui excluait ceux qui ne soumettaient à son autorité unique. C'est ansi que le présente Paul Hazard dans son ouvrage magistral, La Crise de la conscience européenne 1680-1715.

« Dans son âme multiple, quel appétit de savoir ! C'est sa première passion. Il a envie de tout connaître, jusqu'aux limites extrêmes du réel, et au-delà, jusqu'à l'imaginaire. [...] Il avait tout appris : d'abord le latin et le grec, la rhétorique, la poésie ; au point que ses maîtres, étonnés de son appétit insatiable, craignaient qu'il ne restât prisonnier de ces premières études ; mais dans ce moment même, il leur échappait. De la philosophie scolastique et de la théologie, il passait aux mathématiques, pour y faire plus tard des découvertes de l'ordre génial ; il allait des mathématiques à la jurisprudence. Il s'engageait dans l'alchimie, cherchant ce qui est secret, ce qui est rare, ce qui mène peut-petre, par des chemins inacessibles au commun des mortels, vers l'explication des apparences. [...] Il voyagea, vit les villes allemandes, la France, l'Angleterre, la Hollande, l'Italie, visita les musées, fréquenta les compagnies savantes, enrichit son esprit par mill contacts, faisant de sa vie une perpétuelle acquisition. Il consentit à être bibliothécaire, prêtant l'oreille aux appels incessants de toutes les pensées humaines ; l'historiographe pour embrasser le plus possible du passé, du présent ; correspondant universel ; conseiller des princes ; encyclopédie toujours prête à se laisser consulter.

De sa conscience en travail, remuant et brassant les acquisitions de toute espèce, venaient à surgir, au gré des jours, les inventions utilitaires, les systèmes philosophiques, ou les rêves généreux. Il finissait par posséder toutes les sciences et tous les arts, sans compter les matérieux infinis de ses constructions idéales ; il était, comme on l'a dit, "mathématicien, physicien, psychologue, logicien, métaphysicien, historien, juriste, philologue, diplomate, théologien, moraliste" ; et dans cette activité prodigieuse, que nul enfant des hommes n'a pratiquée au même point, ce qui lui plaisait par-dessus toutes choses, c'était la variété ; utique enim delectat nos varietas.
Utique delectat nos varietas, sed reducta in unitatem. La réduction à l'unité : telle est, en effet, la seconde passion de Leibniz, moins sensible aux contrastes qu'aux concordances, attentif à découvrir la série de gradations menues qui lient la lumière à l'ombre et le néant à l'infini. Il voudrait unir entre eux les savants : car d'où vient que la science progresse avec tant de lenteur, sinon de l'isolement de ceux qui la pratiquent ? Qu'on crée dans chaque pays des Académies, que celles-ci communiquent de nation à nation [...]. Bien plus, Leibniz voudrait instituer une langue universelle. En vérité, le monde offre un douloureux spectacle de mésentente ou de discorde : partout des barrières, des demandes qui demeurent sans réponse, des élans vers la vérité, qui sont condamnés à retomber dans le vide : confusion qui dure depuis des siècles. Ne serait-il pas possible de supprimer quelques-uns au moins des obstacles dont la seule vue choque la raison ; et, pour commencer, de s'entendre sur le sens des mots ? On créerait une langue qui vaudrait pour tous, et qui non seulement faciliterait des relations internationales, mais porterait dans son être de tels caractères de netteté, de précision, de souplesse, de richesse, qu'elle serait évidence rationelle et sensible. On s'en servirait pour toutes opérations de l'esprit, comme les mathématiciens se servent de l'algèbre [...].

Il souffre de la désunion de l'Allemagne, de la désunion de l'Europe, qu'il voudrait pacifier, quitte à diriger vers l'Orient le trop-plein de ses activités guerrières. Et si nous pénétrons dans les demeures plus profondes de son esprit, nous y trouvons le mêm désir. Sa grande découverte en mathématiques, le calcul infinitésimal, est un passage du discontinu au continu ; sa grande loi psychologique est celle de la continuité : une perception claire est liée à des perceptions obscures, qui nous mènent de proche en proche, par une série de degrés insensibles, à la vibration première de l'effort vital. L'harmonie demeure la suprême vérité métaphysique. En elle finissent par se fondre les diversités qui semblent irréductibles, qui se composent en un tout où chacune a sa place, d'après un ordre divin. L'univers est un vaste choeur ; l'individu a l'illusion d'y chanter seul son chant, mais en réalité, il ne fait que suivre pour son compte une partition immense, où chaque note a été placée de telle sorte que toutes les voix se correspondent, et que leur ensemble forme un concert plus parfait que l'harmonie des sphères rêvée par Platon.»


PAUL HAZARD, Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, 1961, Fayard

*******


« Il était grêle et pâle ; ses doigts effilés prolongeaient des mains couvertes de lignes innombrables ; ses yeux, de tout temps peu aigus, l'avaient privé d'images visuelles dominatrices ; il marchait la tête penchée et haïssait les mouvements brusques ; il jouissait des parfums et y puisait un vrai réconfort. Il ne désirait pas tant la conversation que la méditation et la lecture solitaires ; mais si une causerie s'inaugurait, il la continuait avec joie. Il aimait le travail nocturne. Il se souciait peu de l'action passée ; la moindre pensée présente le retenait plus que les plus grandes choses lointaines. Aussi écrivait-il sans cesse des choses nouvelles qu'il laissait inachevées ; le lendemain, il les oubliait ou ne s'efforçait pas de les retrouver...»

JEAN BARUZI, Leibniz (La pensée chrétienne), cité par P. Hazard, op. cit.

*******


Émile Boirac (La Grande Encyclopédie, 1890-1905)
«La famille de Leibniz était d'origine slave. Son père, jurisconsulte et professeur de morale à l'université de Leipzig; le laissa orphelin à six ans, et sa mère, Catherine Schmucke, fille d'un savant professeur de droit, qui eut soin de sa première éducation, ne tarda pas à lui être enlevée pendant qu'il était à l'université. Aussi Leibniz fat-il, comme il le dit lui-même, « autodidacte ». Ayant appris le latin et le grec dès l'âge le plus tendre et comme en se jouant, il lut d'abord les anciens et reçut sans y prendre garde l'empreinte de leur pensée et de leur style "comme le visage se colore sans qu'on y pense quand on marche longtemps au soleil". En possession de la bibliothèque de son père, il s'assimila de bonne heure la philosophie et la théologie scolastiques, trouvant, comme il le dit plus tard, l'or caché dans ce fumier. Ce fut seulement à l'âge de quinze ans qu'il lut les modernes, Bacon, Cardan, Campanella, Kepler, Galilée et Descartes; et, dès cette époque, il entrevit le problème dont sa philosophie devait essayer de donner la solution. "Je me souviens, écrit-il en 1745 à Remond de Montfort, que je me promenai seul dans un bocage auprès de Leipzig, appelé le Rosenthal, à l'âge de quinze ans, pour délibérer si je garderais les formes substantielles des anciens et des scolastiques."

Il étudia la philosophie à l'université sous la direction de Thomasius, célèbre pour sa profonde connaissance de la philosophie ancienne, et en 1663 écrivit une thèse de baccalauréat, De Principio individui, il se déclara pour le nominalisme. Puis il alla à Iéna suivre les cours du mathématicien Ehrard Weigel,.et il y conçut l'idée d'une méthode philosophique de combinaisons analogue à la méthode mathématique, idée qu'il exposera deux ans plus tard dans son traité De Arte combinatoria.

Cependant, s'étant décidé pour la carrière du droit, il prit à Altdorf, près de Nuremberg, le titre de docteur en droit, avec une thèse De Casibus perplexis in jure se remarque son goût pour les questions douteuses et les recherches originales. En même temps, il se faisait affilier à la confrérie de la Rose-Croix de Nuremberg et s'adonnait aux expériences de chimie dont il. devait s'occuper toute sa vie avec passion. Ce fut à Nuremberg qu'il fit la connaissance du baron de Boinebourg, ministre de l'électeur de Mayence, Jean-Philippe, et qu'il se laissa emmener par lui à Francfort. Devenu conseiller à la cour suprême de l'électorat de Mayence, Leibniz écrivit des ouvrages de jurisprudence et de politique. Methodus nova discendæ docendæque jurisprudentim, Corporis juris reconcinnandi ratio, Specimen demonstrationum politicarum pro rege Polonorum, sans se désintéresser toutefois de la philosophie, comme le prouve sa Confessio naturæ contra Atheistas et sa Dissertatio de stylo philosophico Nizolii où il défend Aristote et saint Thomas contre les reproches de Nizolius. Enfin il dédie à l'Académie française des sciences une Theoria motus abstracti et à la Société royale de Londres une Theoria motus concreti dans laquelle il développe, complète et rectifie les principes du mécanisme cartésien.

Période des voyages
En 1672, Leibniz vint à Paris dans le dessein de détourner vers la conquête de l'Égypte et l'anéantissement de la Turquie l'ambition de Louis XIV menaçante pour l'Allemagne et pour l'Europe. Il échoue dans ce dessein, mais il profite de son séjour à Paris pour voir plusieurs hommes illustres du temps. Huyghens l'initie à le "profonde géométrie" ; les ouvrages de Pascal lui ouvrent tout d'un coup l'esprit et lui donnent des vues qui l'étonnent lui-même; il s'entretient de théologie avec Arnauld, de politique avec Colbert. Son séjour à Paris dura quatre ans, sauf deux mois qu'il passa à Londres au commencement de 1673 où il se lia avec, le physicien Boyle et le mathématicien Oldenbourg. De cette époque date sa grande découverte mathématique du calcul différentiel. On sait qu'elle lui fut disputée par Newton. Il est certain que Newton avait inventé dès 1665 une nouvelle méthode de calcul, la Méthode des fluxions, identique, quant au fond, au calcul différentiel, et qu'il l'avait fait connaître en 1672 à un petit nombre d'amis ; il est probable que Leibniz en eut connaissance par une lettre de Newton à Oldenbourg à cette même date de 1672 ; mais, d'autre part, cette découverte était déjà en germe dans les travaux de Fermat, Wallis, Cavallieri, et le point de vue auquel se plaçait Leibniz était tout différent de celui de Newton, le géomètre anglais comparant les variations des fonctions au mouvement des corps matériels et faisant de l'idée de vitesse le fondement de son nouveau calcul, tandis que le philosophe allemand, introduisant dans l'analyse nouvelle la nation des quantités infiniment petites, prenait pour point de départ, selon la remarque de M. Boutroux, une idée métaphysique et non une image empruntée au monde sensible ; et enfin l'algorithme imaginé par Leibniz était autrement clair et fécond que celui de Newton, de sorte que l'on peut dire avec Biot que "Newton a fait davantage pour sa gloire et Leibniz pour le progrès général de l'esprit humain", et avec Fontenelle que, s'il y eut larcin, ce larcin fat tel "qu'il ne faudrait pas d'autre preuve d'un grand génie que de l'avoir fait". Cependant Boinebourg et l'électeur de Mayence étant morts, Leibniz accepta du duc de Brunswick, Jean-Frédéric, la place de bibliothécaire à Hanovre. Il quitta Paris en 1676 et se rendit à Hanovre en passant par Londres, où il fit la connaissance du géomètre Collins, ami de Newton, et par Amsterdam où il vit Spinoza.

Période des résultats
Désormais la vie de Leibniz va s'écouler à la cour des ducs de Brunswick, dont il sera le conseiller et l'ami, d'abord de Jean-Frédéric, puis en 1675 de son frère Ernest-Auguste qui lui succède et de la duchesse Sophie, femme d'Ernest-Auguste, enfin de Georges-Louis et de Sophie-Charlotte, fils et fille des précédents, dont l'une deviendra reine de Prusse et L'autre roi d'Angleterre. Pendant ces quarante années, le philosophe de Hanovre développe et réalise les grandes idées qu'il a conçues pendant son séjour à Mayence et à Paris. Son génie universel touche en même temps à toutes les branches de la connaissance humaine, mathématiques, théologie, histoire, science des langues, politique, philosophie.

En mathématiques, Leibniz publie dès 1684 dans les Acta eruditorum de Leipzig sa Nova methodus pro minimis et maximis, c.-à-d. son calcul différentiel. — En théologie, il essaye de mener à bonne fin dans son Systema theologicum (1686) le projet dont il s'était ouvert dès 1673 à Pellisson, de la conciliation des Églises chrétiennes, protestante et catholique, mais il ne réussit pas à gagner Bossuet qui cependant s'était écrié « Utinam ex nostris esset !» . Chargé d'écrire l'histoire de la maison de Brunswick Lunebourg, il s'impose la loi de remonter jusqu'aux sources. Durant trois ans (1687-90), il parcourt l'Allemagne et l'Italie, interroge les archives et les bibliothèques, recueille et discute les documents; en un mot, donne le premier exemple de critique historique. En 1693, il publie un Codex juris gentium diplomaticus et en 1698 des Accessiones historiæ. Puis, en 1704, il commente la publication des matériaux qu'il a recueillis sur la maison de Brunswick, Scriptores rerum Brunsvicensium illustrationi inservientes (1701-11). Son travail personnel, Annales Brunsvicenses, demeura inachevé. « Il le faisait précéder, dit Fontenelle, par une dissertation sur l'état de l'Allemagne tel qu'il était avant toutes les histoires, et qu'on le pouvait conjecturer par les monuments naturels qui en étaient restés, des coquillages pétrifiés dans les terres, des pierres où se trouvent des empreintes de poissons ou de plantes, et même de poissons et de plantes qui ne sont point du pays, médailles incontestables du déluge. De là il passait aux plus anciens habitants dont on ait mémoire, aux différents peuples qui se sont succédé les uns aux autres dans ces pays, et traitait de leurs langues et du mélange de leurs langues, autant qu'on en peut juger par les étymologies, seuls monuments en ces matières. » Ainsi Leibniz jetait en quelque sorte les fondements de la géologie (dont il s'était déjà occupé dans sa Protogœa, 1693), de l'anthropologie préhistorique et de la linguistique dont il pressentait les grandes découvertes.

En politique, il s'efforça surtout de contribuer au développement de la civilisation en Allemagne, en Europe et même dans l'univers entier. Sur ses conseils, L'électeur de Brandebourg, qui allait devenir Frédéric 1er, roi de Prusse, constitue à Berlin une "Société des sciences" (1700), à laquelle Frédéric donnera plus tard le nom d'Académie des sciences (1744). Mis en relation avec le tsar Pierre le Grand par son ami le baron Urhich, ambassadeur de Russie à Vienne, Leibniz lui propose tout un plan de reforme civile, intellectuelle et morale, et principalement la création à Saint-Pétersbourg d'une académie, chargée de faire ouvrir des écoles dans tout le pays, "d'introduire, d'augmenter et de faire fleurir toutes les bonnes connaissances dans l'empire". Non seulement il prévoit le rôle futur de la Russie dans les affaires de l'Europe, mais encore il comprend la grandeur des civilisations orientales, en particulier de la civilisation chinoise qu'il croit digne de toute l'attention des philosophes et des hommes d'État.

En philosophie, il développe, fixe et systématise ses idées dans une série d'ouvrages où se marquent les principaux degrés de l'évolution de sa pensée qu'un historien contemporain, M. Boutroux, ramène à trois : la matière, l'âme et Dieu. Au premier degré se rapportent l'opuscule intitulé Meditationes de cognition, veritate et ideis (1684) ; un autre intitulé De Prima: Philosophies emendatione et de notion substantiœ (4694) ; le Système nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l'union qu'il y a entre l'âme et le corps, se trouve exposé pour la première fois le système de l'harmonie préétablie (1693) ; enfin un traité sur la nature, De Ipsa Natura sire de vi incita actionibusque creaturarum (1698), où il oppose sa conception de la nature à celle de Spinoza. — Au second degré se rapportent une suite de lettres à Basnage (1698), à Hoffmann (1699), etc., divers opuscules de 1705, 1707, 4710, et surtout les Nouveaux Essais sur l'entendement humain, en réponse à l'Essai de Locke, écrits en 1703, mais publiés seulement en 1765. — Au troisième degré appartiennent les Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal, composés à la demande de la reine de Prusse. Les derniers ouvrages de Leibniz, la Monadologie (1714), écrite pour le prince Eugène de Savoie, et les Principes de la nature et de la grâce (1714) sont des résumés de sa philosophie. Toutefois, pendant ses dernières années; Leibniz, dans des lettres à plusieurs savants, reprend quelques points importants de son système; avec le P. des Bosses, il traite de la monade, de la matière, du corps et de la substance corporelle; avec M. Bourguet, de la perception et de la perfection croissante des créatures; avec Clarke, de Dieu, de l'espace et du temps.

La fin de Leibniz fut isolée et triste. Ses protecteurs étaient morts, et la maladie le clouait sur un fauteuil. Il mourut le 14 novembre 1746 et fut enterré non seulement sans pompe, mais sans aucune suite, sans ministre de la religion, accompagné du seul Eckhart, son fidèle secrétaire. Il passait aux yeux du peuple et de la cour pour un mécréant; et, de fait, si religieux que fut Leibniz, au sens élevé du mot, il était peu porté vers la pratique ; ce fut surtout un « scrupuleux observateur de la religion naturelle ». La Société des sciences de Berlin et la Société royale de Londres restèrent muettes. Seule, l'Académie des sciences de Paris prononça l'éloge de Leibniz par l'organe de son secrétaire Fontenelle (13 novembre 1717).»

ÉMILE BOIRAC, article "Leibniz", La Grande Encyclopédie, Paris, 1890-1905, tome vingt-et-unième

Articles





Articles récents