Vico Giambattista

1668-1744
"Giambattista Vico naquit à Naples, le 23 juin 1668, d'Antonio Vico (1636-1706), libraire, et de Candida Masullo (1633-1699). Il fit ses études primaires et secondaires à l'École des jésuites. Ses pensées - par leur forme et, jusqu'à un certain point, dans leur contenu - porteront plus tard la marque d'habitudes intellectuelles communes à beaucoup de jeunes gens des classes supérieures de la société qui fréquentaient les écoles des jésuites au XVIIIe siècle.

Ses écrits sont émaillés d'images et de métaphores tirées de la Bible et des oeuvres classiques. L'enseignement des jésuites lui permit d'acquérir un vocabulaire expressif dont il se servira pour formuler des idées nouvelles sur la nature et la pratique de l'éducation.

Après des études de lettres et de rhétorique, Vico fut nommé professeur de rhétorique à l'Université royale de Naples. Le 18 octobre 1699, à l'âge de 31 ans, il prononça le premier de ses «Discours inauguraux». Suivant la tradition des universités italiennes de l'époque, l'année universitaire commençait en effet par un discours où le professeur précisait sur certains points ses intentions pédagogiques. Les Orazioni inaugurali prononcées par Vico de 1699 à 1706 furent rassemblées et publiées en un volume qui s'achève sur un «Exposé final».

Cet ouvrage est le fruit de la première phase de la réflexion de Vico. Les «Discours inauguraux» s'organisent autour de quatre thèmes principaux: les «objectifs que doit se fixer l'étude de l'âme humaine» constituent le premier de ces thèmes, auquel sont entièrement consacrés les trois premiers discours. L'éducateur, selon Vico, doit connaître les dispositions naturelles de l'âme humaine et exhorter l'élève à se familiariser avec elles, lui aussi. Cette étude a pour but de trouver le chemin qui mène de la connaissance à la sagesse. Dans le premier «Discours», l'éducateur invite l'élève à «ne cesser de cultiver toujours la puissance divine de l'esprit». Sans s'éloigner des thèmes traditionnels de l'enseignement des jésuites, ses anciens maîtres, Vico attachait aussi de l'importance à la puissance créatrice de l'esprit humain, constamment affirmée par la philosophie classique.

Dans le deuxième «Discours», il introduit les thèmes de la vertu et de la sagesse. Celles-ci doivent «orner l'âme humaine» et transformer le savoir, qui est stérile et rudimentaire, en connaissance. La connaissance est le but commun vers lequel doivent tendre tous les maîtres et tous les élèves. L'instauration d'une communauté des objectifs est d'une importance fondamentale pour tout système d'éducation. Vico ajoute dans le troisième «Discours» que cette complicité entre le maître et le disciple «écarte le savoir inutile et simulé».

Ces citations montrent que Vico ne se contentait pas de répéter des formules banales, mais que c'était un penseur original. Il s'efforçait de transmettre la connaissance par l'enseignement de la rhétorique, mais il voulait enclencher un processus de développement autonome de l'élève. Celui-ci devait redécouvrir son âme, trait d'union entre les natures divine et humaine. L'étude des auteurs classiques et de leurs formules expressives cessait d'être une fin en soi pour devenir un moyen de développement intellectuel.

Le deuxième grand thème des «Discours inauguraux» est l'objectif politique des études. Il faut donner ici au mot «politique» son sens étymologique. L'élève doit apprendre à rechercher le bien de la polis, c'est-à-dire la cité-État. Il importe, comme le montre Vico dans le quatrième «Discours», que les études prennent pour guide «le bien commun des citoyens». Il faut développer chez l'élève le sens civique, le sentiment d'appartenance à une communauté. Ce qu'il apprend doit servir à tous ses concitoyens et à tous les autres hommes.

Le cinquième «Discours» traite précisément de l'amplification, par la littérature, de la gloire militaire. Comme tous ses contemporains, Vico se préoccupait de la guerre et des rivalités territoriales. La violence étant la réalité de son époque, il essayait d'agir sur cette réalité. Ses élèves étaient destinés à occuper les plus hauts postes de l'État. Il voulait leur faire comprendre que la véritable grandeur d'un peuple réside dans sa culture, et non pas dans la gloire de ses armes.

Les objectifs chrétiens des études (le mot «chrétien» étant pris dans son sens
étymologique) constituent le troisième grand thème des «Discours inauguraux», qui est développé dans le sixième «Discours». Vico commence par constater la corruption de la nature humaine et la nécessité de la corriger pour aider autant que possible la «communauté humaine». Chacun doit s'efforcer de devenir meilleur afin d'appporter son aide à la communauté humaine à laquelle il appartient. Vico avait présente à l'esprit l'idée élitiste, propre à la philosophie classique, d'une «République des lettres» au sein d'un peuple inculte.

Ses élèves étaient les futurs dirigeants de l'État, ils auraient à guider le peuple dans son évolution, son développement. Le maître et l'élève devaient être conscients de l'importance de leurs rôles respectifs et de la valeur de leur éducation.

Le quatrième et dernier grand thème, essentiellement développé dans la l'«Exposé final», est la comparaison entre la façon d'étudier chez les Anciens et à l'époque de Vico.

L'éducateur cherche «par quels moyens nous devons éviter les inconvénients que présente notre méthode pédagogique par rapport à celle des Anciens, afin que la nôtre soit plus correcte et meilleure que la leur». Les «Anciens» auxquels Vico se réfère sont Cicéron, Sénèque et Grotius. Leur méthode préférée consistait à mener de front l'analyse de l'âme humaine et l'étude de la philosophie, des lettres, de la rhétorique et de la jurisprudence.

Grotius en particulier, parce que c'était un homme sage et un excellent juge, avait su concilier et rapprocher autant que possible ce qui relève du droit et ce qui relève des comportements collectifs. Vico reprend cette méthode d'enseignement. Pour comprendre parfaitement la nature humaine, les comportements collectifs et le droit, il faut, selon lui, pratiquer l'interdisciplinarité. N'avait-il pas lui-même étudié les mathématiques parce que c'était nécessaire pour apprendre les règles de la rhétorique?


La nouvelle science

Les «Lettres» (Lettere) de Vico, publiées après sa mort, offrent un bon exemple de cette interdisciplinarité et témoignent de ses efforts constants pour acquérir des connaissances pratiques dans les domaines les plus divers. Cette correspondance, d'une grande variété de style et de ton, contient une série de réflexions sur l'enseignement et la formation intellectuelle, mais ces réflexions discontinues ne composent pas un système d'éducation véritable et complet. C'est en revanche dans l'intention de formuler une méthode pour l'acquisition et la transmission des connaissances que Vico rédige La scienza nuova (La science nouvelle) achevée en 1725.

«La science nouvelle» comprend cinq livres et une conclusion. L'oeuvre entière a pour objet de comparer les méthodes pédagogiques contemporaines et celles de l'Antiquité, de comparer les périodes de l'histoire et de déterminer les caractéristiques culturelles propres à chaque phase de l'évolution de l'humanité.

Le livre IV constitue le point culminant du système de pensée de Vico. Celui-ci distingue trois âges correspondant à trois étapes successives par lesquelles sont passées la nature humaine, les moeurs, le droit et l'organisation politique - l'âge des dieux, l'âge des héros et l'âge des hommes: «La nature humaine est intelligente, les moeurs de l'homme sont douces et réglées sur le sentiment des devoirs civils». Le droit naturel est interprété par la jurisprudence que dicte un État absolu. L'étude et la culture sont les seuls moyens d'améliorer la vie de chacun.

L'idéal de Vico est l'établissement d'une «République naturelle éternelle ordonnée par la divine Providence». Ce concept est tiré de la République de Platon, où il est écrit que «les hommes bons et honnêtes sont les seigneurs suprêmes et forment la véritable aristocratie naturelle». Cette aristocratie naturelle est une aristocratie des lettres et de la culture. Pour l'instaurer et supprimer la différence qualitative qui sépare les Anciens des Modernes, il faut changer le système d'enseignement et d'éducation. Ce changement doit résulter d'une association des disciplines scientifiques classées par Vico dans le livre IV de la «Science nouvelle» et illustrées par les différentes parties de l'Arbre de la connaissance. Les sciences humaines et les sciences exactes se combinent dans l'éducation des membres de cette «aristocratie naturelle» à laquelle le pédagogue souhaite se référer dans son enseignement quotidien. Vico reprendra dans d'autres oeuvres cette idée d'interdisciplinarité.

Dans son ouvrage «Autobiographie de Giambattista Vico écrite par lui-même» (Vita di Giambattista Vico scritta da se medesimo), il se félicite d'avoir poussé l'étude des mathématiques jusqu'au cinquième théorème d'Euclide, ce qui lui a permis de mieux comprendre la méthode géométrique sur laquelle reposent de nombreux raisonnements rhétoriques avancés par les philosophes de l'Antiquité. Cette présentation systématique, cette description et cette utilisation des sciences sont à l'origine de diverses interprétations de la pensée de Vico qui s'écartent de celles des trois écoles reconnues.

Les «Discours inauguraux» et la «Science nouvelle» sont les oeuvres les plus
importantes de Vico pour la compréhension de son système d'éducation - ce qui n'enlève rien à la valeur de ses autres oeuvres. Les Institutions oratoriæ, le De nostri temporis studiorum ratione (De la méthode pédagogique de notre époque) et le De antiquissima Italorum sapientia (De la très ancienne sagesse des Italiens) ont chacun leur importance dans le domaine de la rhétorique. Par contre, ces oeuvres sont d'un intérêt secondaire pour l'étude des différents aspects de la pédagogie de Vico. Celui-ci était à la fois philosophe et rhétoricien, double qualité que rappelèrent avec force les incidents survenus au moment de sa mort.

Il mourut à Naples, dans la nuit du 22 au 23 janvier 1744. Une étrange histoire s'est transmise au fil des ans concernant la façon dont sa dépouille fut traitée pendant les jours qui ont immédiatement suivi sa mort.

Suivant une coutume répandue à cette époque en Italie méridionale, Vico faisait partie d'une confrérie, celle de Sainte-Sophie. De telles associations pieuses répondaient aux besoins religieux des chrétiens qui appartenaient aux classes sociales les plus élevées. Les membres d'une confrérie se promettaient mutuellement secours en cas de maladie, et chacun pouvait compter sur la participation des autres aux cérémonies funéraires qui seraient accomplies après sa mort. Vico était par ailleurs professeur à l'Université royale de Naples, et le matin du 23 janvier, ses collègues vinrent chez lui, selon l'usage, afin d'orner sa maison et son cercueil pour les funérailles. Les confrères de Sainte-Sophie arrivèrent peu après pour rendre à la dépouille de Vico le dernier hommage qu'ils devaient à un membre important de leur congrégation. L'affrontement des deux groupes, qui prétendaient chacun avoir seul le droit de s'occuper de la décoration funéraire et des funérailles, dégénéra en violente querelle, si bien qu'ils laissèrent la maison et le cercueil sans ornement ni aucune autre marque de consécration.

Ce bref récit n'est pas simplement celui d'un fait curieux de nature à agrémenter la biographie de Vico et à éveiller l'intérêt du lecteur pour ses oeuvres. L'anecdote est intéressante en elle-même car elle permet de replacer Vico dans son époque, au milieu des luttes que se livraient ses contemporains pour le prestige social et le pouvoir politique. Elle peut aussi expliquer le peu de succès immédiat rencontré par les thèses de l'éducateur.

Universitaire mais également philosophe capable de réfléchir en toute indépendance, Vico passait aux yeux de ses contemporains pour un innovateur et, partant, pour un homme dangereux. Tombé dans l'oubli après sa mort, il ne sera redécouvert qu'au début du XIXe siècle. À cette époque nouvelle et riche en bouleversements imprévus, le système d'éducation de Giambattista Vico, remis à l'honneur, apparaîtra comme une solide méthode de développement des connaissances.


Théorie et pratique de la connaissance

Le premier «Discours inaugural» examine la maxime grecque inscrite sur le temple de l'oracle de Delphes: «Connais-toi toi-même». Cette invitation à la connaissance de soi, de son âme, se rencontre dans les écrits de certains philosophes de l'Antiquité, tels Platon, Cicéron ou Sénèque. La conception de Vico se distingue cependant de celle de ces auteurs classiques en ce qu'elle trouve son application directe dans une pédagogie concrète: «La connaissance de soi, écrit Vico, est pour chacun le suprême encouragement à parcourir sans tarder le cycle entier des études».

L'éducateur qu'il est ajoute que le corps est seulement «l'enveloppe ou le réceptacle de l'âme», d'où sont issues en réalité toutes nos actions. Il est impossible de se représenter toutes les puissances de l'âme; Dieu seul peut la connaître parfaitement, et sa création ne peut être attribuée qu'à Dieu. Par l'application et l'étude, nous pouvons cependant chercher à découvrir les possibilités de notre âme, et tenter de les exploiter afin d'examiner notre conscience.

Dès son arrivée dans le monde universitaire, Vico aborde l'un des thèmes les plus importants de la réflexion philosophique et pédagogique, l'étude de l'âme humaine, de ses propriétés et de son aptitude à une pleine conscience de soi ce qui lui permet de rejoindre un courant de pensée et une tradition pédagogique qui, à strictement parler, ne relevaient pas de la rhétorique. C'était la première manifestation de cette indépendance de jugement et de cette originalité pédagogique qui ont caractérisé Vico pendant tout le reste de sa vie.

Il ne pouvait éviter de se référer à la pensée des auteurs classiques: Platon, Cicéron, Sénèque et Grotius. Mais cette continuelle et nécessaire confrontation avec les philosophies, les systèmes d'études et d'enseignement créés ou adoptés par les grands penseurs grecs et romains n'était pas seulement l'expression de la dette intellectuelle de Vico à leur égard. Il savait qu'il ne serait accepté par ses contemporains que s'il recourait aux types d'explication et aux images classiques en usage dans le monde de la philosophie et de la rhétorique.

En exposant ses idées sur l'enseignement et l'éducation, Vico reprend un autre thème cher à Cicéron et à Sénèque: celui de la stupidité: «Il n'est pas d'ennemi plus dangereux ni plus hostile que le sot pour lui-même». Il est de la nature de l'homme d'ignorer ses propres intérêts et d'agir à leur encontre, écrit Vico. Par conséquent, l'intérêt et le principal objectif de chacun doivent être d'établir une cohérence entre sa nature et ses actes, entre la théorie et la pratique. Le moyen d'y parvenir est aussi une loi dictée par Dieu à l'humanité: la sagesse.

L'influence de Sénèque est ici particulièrement forte: «En tournant notre âme vers l'étude de la sagesse, nous suivons la nature; mais en abandonnant la sagesse pour la stupidité, nous renonçons à notre nature et enfreignons une loi dont les dispositions prescrivent un châtiment si rapide et si sévère que la peine est au même instant décidée et infligée». Comme chez Sénèque, la capacité de notre âme à atteindre la connaissance véritable et la sagesse limite les dangers que présente le savoir, même pour nous. L'essence du véritable savoir réside dans la modestie. Si nous aspirons à une connaissance véritable et solide, à une connaissance non pas vaine mais réelle, dit en effet Vico, il nous faut d'abord faire en sorte que toute perfidie soit étrangère à la République des lettres». La perfidie dont parle ici l'éducateur ne vient pas de la sagesse, mais de la présomption du savoir. L'élève doit apprendre des règles et assimiler des idées, mais il doit aussi pouvoir dépasser la simple accumulation des noms et des dates, le savoir livresque et stérile. Il doit être conscient de son héritage culturel et en faire bon usage dans l'intérêt commun. Il doit faire partie de la République des lettres, d'une élite culturelle et politique capable de guider la communauté humaine et, par conséquent, de la perfectionner. La République de Vico se compose d'hommes qui maîtrisent les méthodes conduisant à la connaissance et à la sagesse. Ces hommes se distinguent du reste de l'humanité, mais ne s'en dissocient pas. Voilà la principale différence entre la République des lettres de Vico et celle de Platon. Le philosophe grec définit une entité séparée, une élite chargée de guider les citoyens ignorants et incapables de s'élever. Le pédagogue du XVIIIe siècle décrit un groupe distinct, au sein duquel la connaissance atteint son plein développement, mais qui souhaite diffuser cette connaissance parmi tous les autres hommes.

Le thème de l'élévation de l'humanité se rattachait à la patristique, étude de la doctrine des Pères de l'Eglise qui ont affirmé l'importance de l'acquisition de connaissances donnant aux études leur véritable utilité. Il ne s'agit pas ici du coupable désir de connaissance qui valut à Adam d'être puni et privé de la véritable sagesse - mais d'une humble aspiration de l'âme: «La culture, dit Vico, distingue le sage de l'homme ordinaire. Aucun des deux ne sait mais l'homme ordinaire croit savoir, alors que le sage sait qu'il ne sait pas».

Le savoir et la connaissance ne sont ni véritables ni parfaits s'ils ne tiennent pas compte d'autrui: «Celui qui souhaite tirer de l'étude de la littérature le plus grand avantage ainsi qu'un prestige personnel, étudiera sans perdre de vue le bien de l'État, c'est-à-dire le bien commun de ses concitoyens ». L'idée, familière aux Pères de l'Eglise, d'une fraternité des chrétiens s'associe, dans la pensée de Vico, à celle d'une communauté humaine régie par les lois de l'État. Comme tous les penseurs et les lettrés de son siècle, le pédagogue napolitain tenait compte de la puissance sociale et politique que détient un État absolu. Vico avait pour étudiants les futurs dirigeants d'un tel État, et c'est à ces hommes qu'il devait communiquer une conception nouvelle de la connaissance. La rhétorique cessait d'être une fin en soi pour devenir un moyen de connaissance. Vico se distinguait par là de ses devanciers et de la plupart des professeurs de son temps, qui restaient attachés à une conception médiévale de l'enseignement.

L'éducateur connaît l'origine sociale et les projets de carrière de ses élèves. Il doit faire accepter à ces futurs militaires et hommes d'État sa conception de l'éducation et sa méthode pédagogique qui exploite les ressources de la rhétorique. Vico a consacré son cinquième «Discours inaugural» à l'explication du rôle important joué par la culture classique dans la formation des grands philosophes et des grands capitaines: «Les divers États, dit-il, n'ont atteint l'apogée de leur puissance militaire, n'ont réussi à imposer leur domination, qu'aux époques où les lettres y étaient les plus florissantes». Les lettres agissent directement sur la sensibilité de l'âme tout en donnant forme à la connaissance et à l'humilité de la sagesse. La meilleure explication de ce lien entre l'âme, la pensée et le langage nous est fournie par Vico dans son dernier «Discours inaugural»: «Tout homme, dit-il, se compose d'une âme, de pensée et de langage». L'humanité dans son ensemble est naturellement prédisposée à la connaissance. Il incombe à l'éducateur d'individualiser cette inclination et de la faire découvrir à son élève. La meilleure méthode d'enseignement est celle qui se fonde sur l'interdisciplinarité: «La conscience de la corruption de la nature humaine, écrit Vico, nous incite à parcourir le cycle entier des arts libéraux et des sciences, et nous suggère exactement la méthode, cohérente et facile, que doit suivre celui qui se consacre à l'étude». Il semble que, par ces mots, l'éducateur recherche la complicité de l'élève - une complicité qui soit communauté d'esprit, d'objectifs et de langage.

La même exigence de clarté, chez lui-même et chez les autres, et le même désir de complicité imprègnent une autre oeuvre majeure de Vico: son autobiographie. On y sent le désir de rassembler au profit de tous les hommes l'héritage culturel qui leur est commun, et de l'utiliser pour promouvoir le développement culturel des contemporains, qui ne sauraient méconnaître le fait que chacun doit avoir une âme qui lui soit propre et une âme commune à toute l'espèce humaine.

Dans cette description de sa vie, et plus particulièrement de sa vie intellectuelle, Vico évoque des souvenirs, réfléchit sur son expérience et définit dans ses grandes lignes le système d'éducation qu'il préconise. La différence entre la façon d'étudier des Anciens et celle de ses contemporains constituait son principal sujet d'irritation, et il se faisait un point d'honneur de la souligner dans ses recherches et dans ses cours par de continuelles comparaisons. Chaque fois qu'il pouvait confirmer sur un point précis la supériorité de la méthode ancienne, c'était comme s'il livrait un combat pour améliorer toujours davantage le système d'éducation moderne, afin de contribuer au développement intellectuel de ses contemporains.

Ce problème est au coeur de l'ouvrage «Science nouvelle». Vico s'intéressait à son époque, à l'organisation sociale et juridique de la communauté humaine et aux conditions qui la rendent possible. Ce n'est pas un hasard si trois des quatre auteurs qu'il cite sans cesse étaient extraordinairement savants en matière politique et juridique. Il s'agit de Platon, l'auteur de République, de Tacite et de Grotius, philosophe du droit naturel et pacifiste.

Toutes les oeuvres de Vico sont empreintes d'une grande sensibilité au langage en tant que moyen de communication et de transmission des connaissances. Le langage est ce qui nous permet d'arriver facilement à une parfaite connaissance des divers éléments des sciences humaines.

L'importance de l'interdisciplinarité constamment proclamée dans «Science nouvelle» distingue Vico de ces célèbres devanciers dans le domaine de la connaissance, et fait de lui la figure tutélaire de la philosophie italienne, ce qui a souvent échappé à ses contemporains. Il n'a pas proposé de système universel de la connaissance que l'on puisse appliquer au moyen de règles et de mécanismes préétablis. Sa méthode, fondée sur la complicité du maître et de l'élève, n'est pas toujours facile à mettre en pratique. Ses efforts pour exploiter les aptitudes et les tendances naturelles de chaque élève déconcertaient ses propres étudiants sortis d'une école de jésuites, et poussaient un grand nombre d'entre eux à déserter ses cours. Ce qui n'est pas compris paraît étrange, et, à l'époque de Vico, ce qui paraissait étrange passait pour dangereux.

Il a toujours essayé de se conformer aux règles d'explication fondamentales suivies par les jésuites. Studiorum ratio, le titre de l'exposé lu solennellement le 18 octobre 1708 à l'Université royale de Naples, rappelle les Ratio atque institutio studiorum des jésuites. Lemot latin ratio ne devrait pas être traduit par «méthode», comme c'est souvent le cas, mais par «ordre». Le mot «méthode» n'est employé dans le texte de Vico que pour désigner la méthode géométrique.

Se référant à Platon, à Tacite, à Grotius et à Bacon, ce dernier ayant écrit De augmentis scientiarum (De l'expansion des sciences), Vico se rangeait à l'opinion que des sciences et des arts nouveaux étaient nécessaires pour amener la sagesse humaine à son point de perfection. Dans le domaine de l'éducation, cet argument décide de la victoire des Modernes sur les Anciens. Certes, dit Vico, il faut considérer les avantages et les inconvénients des deux méthodes; mais l'introduction de sciences et d'arts nouveaux dans le programme des études finira par assurer la supériorité du système préconisé par les Modernes sur la méthode des Anciens.

Selon Vico, nous devons les avantages dont nous bénéficions aux instruments des sciences (analyse critique, méthode géométrique, microscope), à l'université et aux fins que nous assignons aux études; tandis que nos problèmes continuent de provenir de «l'éloquence qui fait obstacle aux arts ou qui leur nuit». La méthode novatrice de Vico est exposée très clairement sous sa forme achevée dans le livre IV de «Science nouvelle».

Dans ce texte, l'éducateur retrace la succession des trois stades qu'il relie aux trois types de connaissance. Les hommes n'ont aucune part à la connaissance directe que possèdent les dieux, ni à la connaissance indirecte ou partielle des «héros». Il leur faut trouver le moyen d'atteindre la sagesse. Dans l'Arbre de la sagesse figurent à leur place exacte les principes fondamentaux de toutes les sciences qu'il est indispensable de maîtriser pour accéder à la connaissance parfaite. L'éducateur doit aider l'élève, tout en favorisant les dispositions qui le portent naturellement vers la connaissance. Le chemin à parcourir peut être difficile; ceux qui en atteindront le terme accéderont et appartiendront à une «République» de sages prêts à jouer à leur tour le rôle de guides et de pédagogues. Vico avait pour but d'amener l'homme à la connaissance de soi.

Un État moderne et légitime ne peut être que le produit de la connaissance et de l'étude. Cette étude doit s'appuyer en partie sur une méthode géométrique qui nous permette de dépasser les connaissances des auteurs dits classiques.

Le caractère essentiellement interdisciplinaire de la pédagogie de Vico, ses
comparaisons entre les Anciens et les Modernes, sa carrière de professeur de rhétorique sont autant de facteurs qui ont largement influencé l'interprétation de sa pensée. Considéré tour à tour comme philosophe, historien ou rhétoricien, cela fait une cinquantaine d'années à peine que les chercheurs s'intéressent à lui en tant qu'éducateur ou plutôt qu'instigateur de méthode nouvelles pour acquérir une parfaite connaissance de l'âme humaine et de la science.


Les interprétations de la pensée de Vico

Du 21 au 25 août 1978 s'est tenu à Venise un important congrès consacré à Vico et à l'interprétation de sa pensée. Cette rencontre a mis en évidence trois grandes interprétations, soutenues par trois écoles différentes. Vico est-il un rhétoricien, un philosophe ou un pédagogue?

L'École italo-napolitaine s'intéresse principalement à la rhétorique de Vico, ainsi qu'à ses oeuvres littéraires et juridiques. L'interprétation de Croce et de Nicolini, présentée dans une des communications, voit en Vico un philologue, un érudit et un historien. Cette école cherche à le replacer dans le contexte intellectuel et culturel du début du XVIIIe siècle et à découvrir les similitudes ou les contradictions qui peuvent exister entre sa pensée et la tradition des jésuites. Deux auteurs en particulier, Piovani et Giarrizzo, ont repris les fructueuses recherches historiques entreprises par les néo-idéalistes sur certains thèmes de la réflexion de Vico.

Les analyses de Berlin sur l'attitude des contemporains de Vico à l'égard de ses idées (1976) telle qu'elle se manifeste dans leurs écrits, réduisent l'image romantique de l'éducateur à celle d'un Robinson Crusoé et d'un prophète mal compris (voir la bibliographie).

L'interprétation de l'École italo-napolitaine repose sur la division de la production du pédagogue en différentes parties et sur une préférence pour ses oeuvres rhétoriques et philologiques. Le moment n'est pas encore venu, selon Piovani, de chercher une interprétation globale de la pensée de Vico. Une analyse générale doit s'articuler sur des études particulières.

Pendant les années 1960, une vaste controverse opposa certains spécialistes dont certains considéraient que Vico était culturellement rétrograde et d'autres qui le voyaient disposé à écouter les grands penseurs de son temps. Ces thèses sont à l'origine de l'interprétation de l'École allemande qui souligne d'un côté les relations de Vico avec son époque et de l'autre son anticartésianisme. Vico met l'accent sur la méthode des sciences humaines et l'oppose à celle des sciences de la nature, comme le montrent Löwith et Kessler dans une grande partie de leurs travaux. Löwith en particulier commence par tracer un parallèle entre Vico et Hegel, puis entre Vico et Marx, ce qui vient enrichir le vaste ensemble de monographies relatives à l'éducateur.

L'École américaine, bien représentée par Verene, tend à concilier les deux points de vue précédents. Ce courant est en partie marqué par la forte présence de Tagliacozzo, qui est en relation permanente avec l'École italo-napolitaine. Tout en s'intéressant pour l'essentiel à un aspect connexe de la pensée de Vico - son système d'éducation - l'École américaine s'appuie sur de nombreuses analyses historiques et idéologiques qui la rattachent aux deux premières écoles.Cette école a procédé de la façon la plus sûre en se concentrant sur un seul domaine au lieu d'étudier l'ensemble de l'oeuvre de l'éducateur, et elle s'est servie de différentes sources d'interprétation pour décrire de manière vivante certaines idées relatives au système d'éducation de Vico. Ses analyses portent principalement sur l'Arbre de la connaissance et sur le caractère interdisciplinaire du programme d'études. L'École américaine n'a cependant pas réussi à définir le système d'éducation de Vico, bien qu'il soit décrit dans les oeuvres rédigées ou publiées par l'éducateur. Les idées de Vico sur l'éducation, exposées tout au long d'une vie de recherche consacrée à l'amélioration de la connaissance, ne constituent pas, il est vrai, une méthode distincte, indépendante et applicable dans la pratique.

Certains objecteront peut-être que si l'École américaine n'a jamais vraiment pris en compte aucun des systèmes d'éducation de Vico, c'est en partie à cause de la forte présence de Tagliacozzo. Tout en gardant présentes à l'esprit les exigences philologiques de l'École italo-napolitaine où il a été formé, Tagliacozzo tient compte des dimensions culturelles et pédagogiques de l'oeuvre de Vico. La métaphore de l'Arbre de la connaissance, fondée sur la distinction des trois âges et sur la combinaison des sciences humaines et des sciences exactes, a été reprise plus tard sur la base d'une interprétation particulière du système d'éducation de Vico. Cet Arbre illustre la nécessité de l'interdisciplinarité, qui s'est surtout fait sentir au début du XXe siècle.

Vico n'est pas seulement un adversaire irréductible de la méthode cartésienne. C'est aussi le véritable inventeur d'un système d'éducation et de formation culturelle complète capable, en respectant les dispositions naturelles de chaque élève, de créer un groupe d'hommes capables de jouer leur rôle dans la société. La méthode pédagogique moderne peut ainsi être améliorée au point de surpasser celle des Anciens. La société ancienne et la société moderne ont en commun de compter un certain nombre de guerriers et d'hommes politiques.

Dans la première, les philosophes, en raison de leurs connaissances, exerçaient un grand pouvoir sur la vie et les décisions politiques par leur influence et leurs conseils. Dans la seconde, en revanche, ils forment une catégorie d'un autre genre, et les intellectuels sont exclus de la direction des affaires publiques. Lorsqu'un certain pouvoir leur est reconnu à cause de l'habit qu'ils portent, comme c'est le cas des jésuites, ils ne constituent qu'un instrument au service du pouvoir et non pas sa réalité ultime.

Telle est la véritable innovation de Giambattista Vico. Est-ce un système? Peut-elle être qualifiée de système? Tout dépend de la signification que l'on donne à ce mot. Il importe ici de ne pas considérer qu'un système est un cadre destiné à fixer les réalités qu'il enferme, car les idées de Vico n'ont jamais cessé d'évoluer. Il les a constamment réexaminées et repensées pendant toute sa vie, jusqu'à la rédaction de l'ouvrage Scienza nuova seconda (Seconde science nouvelle), paru après sa mort.

Au XIXe siècle, Vico fut considéré comme un novateur important, et l'on a beaucoup débattu à son sujet, principalement parce que ses théories n'ont rien de catégorique, parce que ses réflexions ne se présentent pas sous la forme d'un système, parce que sa pédagogie et ses ouvrages portent partout la marque de l'écrivain, du rhétoricien, de l'historien, du philosophe et de l'éducateur. Si Vico n'avait pas été tout cela, comment aurait-il pu mener une telle réflexion sur l'éducation? C'était - et il se qualifie lui-même comme tel dans sa correspondance et son autobiographie - un homme de son temps. Les personnages d'une aussi vaste culture et d'une aussi riche humanité sont inclassables."

source: Maria Teresa Maiullari*, "Giambattista Vico (1668-1744)", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 763-774.
©UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source (mention apparaissant sur le document original)

* Maria Teresa Maiullari (Italie). Historienne, elle est actuellement chercheuse à la Fondation Luigi Einaudi. Elle a écrit plusieurs articles et dirigé la publication des actes de plusieurs rencontres, dont l'une sur l'historiographie française et italienne: Les phénonènes associatifs entre les XVIIIe et XIXe siècles (en italien).

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