Binet Alfred

08 / 07 / 1857-18 / 10 / 1911
"«L'ancienne pédagogie est comme une carriole démodée: elle grince mais elle peut encore rendre service [... la pédagogie nouvelle] a l'aspect d'une machine de précision; mais les pièces semblent ne pas tenir les unes aux autres et la machine a un défaut: elle ne marche pas.» Ainsi s'exprime Alfred Binet dans le chapitre final de son dernier livre Les idées modernes sur les enfants. Publié en 1911, cet ouvrage se présente comme le bilan critique de ce que «trente ans de recherches expérimentales [...] nous ont appris sur les choses de l'éducation». Cependant l'auteur ne se borne pas à un résumé de ces recherches - les siennes et celles des autres -, il s'emploie à en suggérer de nouvelles, à ébaucher ainsi «l'oeuvre de demain». Mais il n'y aura pas de demain pour lui: il meurt quelques mois après la parution de son livre. Le bilan prend alors l'allure d'un testament.

«J'ai cherché mon chemin, dit-il, entre l'ancienne pédagogie et celle que nous promettent les novateurs, gens du laboratoire.» En a-t-on gardé le souvenir?. Ou du moins, s'est-on engagé sur la voie médiane envisagée par Binet?

Il reproche à la pédagogie traditionnelle d'être trop verbale, trop moralisatrice mais, si critiquables que soient ses procédés, elle a le mérite d'être mêlée à la vie des écoles. Alors «gardons son orientation, son goût des problèmes réels».

Quant aux novateurs, leur mérite est d'avoir fait valoir, en pédagogie comme en pédologie, l'expérimentation, l'exigence de contrôle et de précision. Mais leurs tests appliqués à l'aveuglette et leurs expériences trop fragmentaires sont pour la plupart inutiles. «Ces gens n'ont pas le sens de l'école et de la vie [...] ils semblent ne jamais mettre le nez à la fenêtre de leur laboratoire».

Et de conclure: «l'ancienne pédagogie doit nous donner les problèmes à étudier, la nouvelle pédagogie les procédés d'étude».

Les problèmes? En lisant Les idées modernes sur les enfants, on apprend que Binet menait alors simultanément une enquête sur les écoliers paresseux, une recherche sur la meilleure façon d'instruire les sourds-muets et une expérience d'éducation morale dans une classe d'enfants anormaux.

À ce dernier propos, on constate que Binet professe qu'il n'y a pas à proprement parler de pédagogie spéciale. La pédagogie est la même pour tous, dit-il. Elle consiste d'aller du facile au difficile, en tenant compte évidemment des capacités de l'enfant, ce qui exige du maître qu'il connaisse individuellement chacun de ses élèves.

La remarque est banale, mais la question se pose alors des procédés: pour évaluer le niveau d'instruction des enfants; pour connaître leur niveau de développement, leur intelligence.

Nous devinons ici qu'il va nous expliquer, à propos du niveau du développement, comment il a imaginé et mis au point avec son collaborateur Théodore Simon, son fameux test d'intelligence, «le Binet-Simon». Les psychologues du monde entier connaissent ce test, traduit et adapté dans une dizaine de langues. À telle enseigne que la célébrité de l'instrument en a éclipsé l'auteur: Alfred Binet a disparu dans l'ombre du Binet-Simon.

À rebours, nous voudrions montrer comment la construction de ce test éclaire les modes de pensée de Binet et qu'elle est l'aboutissement de toute une succession de démarches. Mais parlons d'abord de Binet lui-même car, pour bien comprendre et avant de le situer dans l'histoire intellectuelle de son époque, il serait bon de rappeler quelques jalons de sa biographie et de sa carrière.

Une vie, une pluralité de voies

Fils d'un médecin et d'une artiste-peintre, Alfred Binet naquît à Nice en 1857. C'est à Paris qu'il termine des études secondaires au Lycée Louis-le-Grand et s'inscrit à la Faculté de droit.

Tout en poursuivant des études juridiques, il manifeste des intérêts qui sont d'un tout autre ordre. La prestigieuse Revue philosophique, dirigée par Théodore Ribot, aux problèmes alors en discussion sur la psychologie des sensations et des images. Ribot encourage Binet à persévérer dans la voie où il vient de s'engager.

Les années 1880 témoignent d'une puissance de travail peu commune et d'une capacité étonnante à viser plusieurs objectifs à la fois. Au cours de cette décennie, en effet, il opère un double apprentissage et acquiert une double compétence: dans le champ de la psychophysiologie, dans celui de la clinique psychiatrique. Sous la direction de l'embryologiste Balbiani - dont il épouse la fille en 1884 -, Binet entreprend à la Sorbonne des études de sciences naturelles et s'initie à l'expérimentation. Avec Charcot, l'homme de la Salpêtrière, à qui l'avait introduit un condisciple de Louis-le-Grand, il découvre le problème de l'hypnose, de la suggestion et il s'engage dans des travaux de «psychologie morbide» selon sa propre expression.

Cependant, la naissance de ses deux filles, Madeleine (1885) et Alice (1888), va lui fournir un autre et tout nouveau centre d'intérêt: la psychologie de l'enfant, plus particulièrement l'analyse des différences individuelles en rapport avec le patrimoine génétique et l'éducation.

Cela ne l'empêche d'ailleurs pas de s'engager encore par ailleurs: en 1890, il rencontre, par hasard, sur un quai de gare, Henri Beaunis qui dirige à la Sorbonne le laboratoire de psychophysiologie créé l'année précédente. Il lui propose sa collaboration. Beaunis accepte.

En 1892, il noue son premier contact avec Théodore Simon, sur l'initiative de celui-ci qui vient d'être affecté comme interne de psychiatrie à la colonie de Perray-Vaucluse: Simon sollicite les conseils de Binet pour l'éducation des enfants anormaux dont il a la charge. Après s'être fait quelque peu prier, Binet accepte. Binet et Simon! Un duo se forme, indissociable, qui va passer comme tel à la postérité.

L'année 1894 sera une année exemplaire pour la diversité des intérêts, des activités et des accomplissements de Binet. Il obtient son doctorat ès-sciences avec une thèse consacrée à l'étude du «système nerveux sous-intestinal des insectes». Il fonde L'année psychologique avec Beaunis. Il succède à celui-ci comme directeur du laboratoire de psychophysiologie. Il publie Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs et, en collaboration avec Victor Henri et d'autres chercheurs du laboratoire, son Introduction à la psychologie expérimentale, sans compter plusieurs articles sur des problèmes de psychologie et de psycho-pédagogie (suggestibilité, mémoire, caractère).

Cependant, les préoccupations d'ordre pédagogique et les fins sociales de l'éducation vont passer au premier plan des intérêts de Binet. Il délaisse de plus en plus le laboratoire de psychophysiologie.

En 1898 il inaugure avec Victor Henri une collection intitulée «Bibliothèque de pédagogie et de psychologie». L'année suivante, il adhère à la «Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant» que Ferdinand Buisson, titulaire de la chaire des Sciences de l'Education à la Sorbonne vient de créer. Binet en deviendra vite le principal animateur.

1904. Il suscite, avec son collaborateur Simon, la création d'une commission ministérielle ayant pour objectif l'examen de deux problèmes: le diagnostic des états d'arriération mentale, l'éducation des enfants anormaux. Six mois après la mise en place de cette commission, il présente au Congrès International de Psychologie (Rome, 1905) son épreuve de diagnostic, première version de l'échelle métrique de l'intelligence.

1905. Il fait reconnaître officiellement comme «laboratoire de pédagogie expérimentale» le centre de recherches situé dans une école du quartier populaire de Belleville à Paris où il travaillait depuis déjà longtemps en collaboration étroite avec Vaney, le directeur de cette école.Les années suivantes seront consacrées principalement à la mise au point de son fameux test. De 1909 à 1910, pour répondre à une demande du Ministère de la Guerre, il examine plusieurs dizaines de conscrits et en profite pour ajouter à son test le niveau «Adultes».

Sa santé est chancelante. Au lendemain d'une réunion de «La société libre», il est frappé de congestion cérébrale et meurt quelques semaines plus tard, le 28 octobre 1911. Il avait 54 ans.

Soixante ans plus tard, le 5 juin 1971, une plaque fut apposée au 36, rue de la Grange-aux-Belles à Belleville, à l'issue d'une cérémonie à laquelle j'avais été convié. Au fond de la salle où se déroulait la cérémonie d'hommage à Binet, se tenait une vingtaine de vieilles gens.

«Qui sont-ils?» demandais-je au directeur de l'école. La réponse m'émut plus que tous les discours que nous venions d'entendre: «les survivants des écoliers que Binet a examinés au début du siècle dans notre quartier de Belleville.»

L'individu, objet de science

Deux citations: «La pédagogie doit avoir comme préliminaire une étude de psychologie individuelle» (Les idées modernes sur les enfants, 1911); «Les différences individuelles sont plus fortes pour les processus supérieurs que pour les processus élémentaires.» (La psychologie individuelle, 1896).

Toute l'oeuvre de Binet éducateur est fondée sur ces deux principes. Le second lui appartient en propre et nous verrons l'usage qu'il en a fait pur la construction de son test d'intelligence. Le premier, qui confère à l'individu un statut scientifique, dérive de la conception évolutionniste alors en pleine jeunesse, c'est-à-dire celle de Darwin, par l'intermédiaire de Francis Galton, son cousin.

The origin of species date de 1859. Il y est dit, pour la première fois, que l'évolution des espèces s'explique par la voie de la sélection naturelle, sélection impliquant donc l'existence de différences plus ou moins héréditaires entre individus. Galton va s'employer à en apporter la preuve.

Pour ce faire, pour évaluer les parts respectives de l'hérédité et du milieu (Nature et Nuture), il eut l'idée de comparer couples de vrais jumeaux à couples de faux jumeaux (The history of twins?, 1875) tant pour leurs ressemblances que pour leurs différences d'ordre physique et d'ordre mental. Il met alors en oeuvre des épreuves - des tests avant la lettre - et définit la psychométrie expérimentale comme «l'art d'imposer aux opérations de l'esprit la mesure et le nombre». C'est en inventant la méthode gémellaire qu'il découvre du même coup la notion statistique de corrélation.

Ce n'est pourtant pas du côté de Galton, préoccupé avant tout d'hérédité, que Binet trouvera quoi que ce soit concernant l'éducation. Mais l'évolutionnisme, dont l'enseignement subversif fait écho aux quêtes de la révolution industrielle, va redéfinir les objectifs et les démarches des sciences de l'homme, ce que constate Binet lorsqu'il se réjouit d'un renouveau de la psychologie expérimentale. Il adopte l'expression de mental tests, créée en 1890 par McCattell, pour désigner les instruments d'examen individuel ; il adopte aussi le terme de pédologie, créé en 1894 par un certain Chrisman, pour baptiser la science de l'enfant. Quant aux idées nouvelles, son attention se porte principalement sur ce qu'il est convenu d'appeler «le front américain»: on y trouve John Dewey «le pédagogue des pédagogues, le Jean-Baptiste de la démocratie» et James Mark Baldwin raillé comme «psychologue de nursery» par les tenants de la tradition. L'un et l'autre se réclament de l'évolutionnisme, mais ce qui importe beaucoup plus à Binet c'est leur sens de l'observation, leur intérêt pour la diversité des individus.

À un expérimentaliste qui lui reproche de ne pas délimiter étroitement le fait psychique à observer, et d'examiner des sujets qui n'ont pas la pratique du laboratoire et qui ne sont pas entraînés à l'introspection, Baldwin répond: «C'est fort bien ainsi. L'investigation psychologique doit porter sur la diversité des esprits humains, qu'ils soient entraînés ou non. Cette pratique parvient à masquer les différences individuelles comme cela est justement arrivé à vos sujets si bien entraînés au laboratoire de Leipzig.»

Son interlocuteur rétorque: «On doit découvrir en tout esprit humain les mêmes
éléments, les mêmes lois.» Et Baldwin de répondre: «Vous fermez les yeux aux
enseignements de la Nature», ce qui lui vaut cette réplique: «Vous niez la Science.»

Ces propos, qui datent de 1895, illustrent bien le combat où Binet est engagé contre les gens de laboratoire. Il aura à démontrer que les différences individuelles ne sont pas rebelles à la légalité scientifique, mais il lui faudra d'abord recueillir, beaucoup plus minutieusement que Baldwin n'a su le faire, «les enseignements de la nature».

Les différences individuelles, il va les chercher, les décrire et les contrôler chez des sujets ordinaires, mais aussi chez des sujets exceptionnels: les enfants anormaux et des individus surnormaux ou possédant des qualités hors du commun: calculateurs prodiges, joueurs d'échecs, écrivains prestigieux, gens de théâtre.

Le penchant qu'il a pour les «personnages», joint à sa connaissance de «la psychologie morbide», le conduira à une production dont nous n'avons pas parlé: celle de dramaturge. Il écrira, en collaboration avec André de Lorde, neuf drames joués pour la plupart au Grand-Guignol et au théâtre Sarah-Bernhardt. Il n'y a pas lieu d'en dire davantage ici.

En revanche, la question qu'il se pose à propos des enfants anormaux est capitale. Ce qui les distingue des enfants «normaux» est-il une différence de degré ou de nature? Mais alors comment définir, de façon générale, la notion de différence, et comment évaluer une différence, quelle qu'elle soit? Nous exposerons les réponses de Binet plus loin quand nous aurons à commenter la façon dont il résout l'épineux problème de mesure en psychologie.

Avant d'envisager ce problème, et en même temps qu'il se préoccupe de l'éducation des enfants anormaux, Binet s'emploie (1898-1901) à examiner des sujets «ordinaires». Ce sont les observations collectées avec ces sujets qui constituent la matière de l'ouvrage intitulé L'analyse expérimentale de l'intelligence publié en 1903. «Les personnes qui se sont prêtées à mes recherches, écrit-il, sont au nombre de vingt; il y a des adultes et des enfants, des gens des deux sexes et de toutes conditions». On peut déjà deviner qu'avec un échantillon aussi restreint et hétérogène Binet n'a pas pour but d'aboutir à des vérités de moyenne. Ces vérités d'ailleurs ne l'intéressent pas pour l'instant; il s'en méfie même. Il vitupère la manie des grands nombres chère aux Américains. S'il s'agit d'étudier avec précision comment fonctionnent les formes supérieures de l'esprit, et différemment selon les individus, s'il s'agit de mettre au point une méthode d'analyse expérimentale, une vingtaine de sujets suffit.

Vingt sujets, ou même deux que l'on pourra comparer l'un à l'autre. Et, de fait, la quasi-totalité de son ouvrage est consacrée à ses deux filles qu'il nous présente en modifiant leurs prénoms: Madeleine devient Marguerite, Alice la cadette devient Armande. «Vers l'époque où j'ai terminé les principales expériences, nous prévient-il, l'aînée avait 14 ans et demi, la cadette avait 13 ans.»

C'est pendant trois années, et plusieurs fois par mois, que Binet a soumis les deux fillettes à ses expériences. Les expériences sont nombreuses et variées : épreuves de mémoire, d'imagination, d'attention, description d'objets, etc. Mais «le but principal de ce livre est d'étudier dans l'idéation ce qu'il y a de personnel en chacun de nous».

Dans un récapitulatif des résultats obtenus, Binet nous donne au chapitre
«Conclusions», les portraits contrastés de ses filles. Chaque portrait avec sa logique, sa cohérence, son harmonie: chez Marguerite, la précision de pensée, la constance de l'attention, l'esprit pratique, la médiocrité de l'imagination, l'intérêt pour le monde extérieur, etc.; chez Armande, une pensée peu précise, attention facile à décourager, la richesse de l'imagination, l'esprit d'observation peu développé, le détachement du monde extérieur, etc.

Et Binet de se demander: ces deux soeurs ne représentent-elles pas, assez curieusement autant que deux êtres particuliers peuvent représenter une généralité, deux tendances importantes de l'intelligence humaine?». Mais, pour l'heure, Binet ne nous a pas encore proposé une définition de l'intelligence. L'intérêt de son ouvrage est d'illustrer de façon magistrale les démarches qu'il inaugure pour fonder une psychologie scientifique des différences. D'éducation, de pédagogie pas un mot dans ce livre de 307 pages. Acceptons qu'il en soit, selon le premier principe énoncé plus haut, le préliminaire.

Une note en bas de page mérite attention et réflexion: «J'aurais eu plaisir à continuer mes expériences avec mes deux fillettes si je ne m'étais pas aperçu que l'âge a amené quelques changements dans leur caractère. Les portraits psychologiques que j'ai tracés d'elles sont devenus aujourd'hui moins ressemblants qu'ils n'étaient il y a trois ans; et il me paraît probable que dans une dizaine d'années d'autres changements encore plus importants se seront produits » (p. 298). À propos de changement, on remarquera que c'est le terme de caractère qui est employé, non celui d'intelligence ou d'idéation. Peu importe d'ailleurs. La question de fond est celle des changements
qualitatifs de la personnalité au cours de l'ontogenèse.

Cette question, incidemment, posée par Binet reste ouverte.

La mesure en psychologie

Il faut se rappeler que sur le thème des différences individuelles, L'analyse expérimentale de l'intelligence (1903) précède la construction de l'échelle métrique, parallèlement, au plan de la psycho-pédagogie, que la publication des Enfants anormaux précède Les idées modernes sur les enfants (1911). Ainsi Binet passe-t-il de la description purement qualitative à une opération de mesure et, d'autre part, de la pédagogie des débiles mentaux à celle de tous les enfants.

Y a-t-il dans ces deux mouvements, aboutissant l'un et l'autre d'ailleurs à une métrique inattendue de l'intelligence, une rupture dans l'oeuvre de Binet? Non, tout au plus un changement de cap. À propos de la construction de son test d'intelligence il déclare vers la fin de sa vie: «Il n'y a rien de tel que la nécessité pour faire surgir des méthodes nouvelles». La nécessité qui le presse est «de rendre service aux enfants», et tout d'abord à ceux qui s'avèrent incapables de suivre l'enseignement scolaire.

Pourquoi cette incapacité, comment en évaluer le gravité, peut-on en certains cas y remédier? La pédagogie, et en premier lieu celle de ces écoliers qu'on qualifiait depuis peu de débiles mentaux, «est une des questions les plus importantes de notre temps».

La débilité mentale est fille de l'enseignement obligatoire, lui-même conséquence des «exigences de la société démocratique et industrielle». Au temps de l'analphabétisme, seuls se remarquaient les pauvres d'esprit les plus démunis: anormaux d'hospice et idiots de village.

Donc la recherche pédagogique - mis à part ce qui concerne l'éducation des aveugles et des sourds-muets - s'est d'abord appliquée, en France comme ailleurs, aux débiles mentaux.

Binet met en oeuvre son principe selon lequel une analyse psychologique minutieuse et un diagnostic rigoureux sont deux préalables avant toute expérimentation de la pédagogie qui pourrait leur convenir. C'est ainsi qu'il affinera ses conceptions éducatives, allant d'une définition des zones d'intelligence à une métrique de l'intelligence.

En 1892, lorsque Binet commence à s'intéresser avec Simon à l'éducation des enfants anormaux, l'enseignement primaire obligatoire est institué en France depuis dix ans (loi du 28 mars 1882). Ce qui l'amène à s'interroger déjà sur les carences de cet enseignement. Mais son premier souci est de mettre au point des méthodes susceptibles de diagnostiquer le niveau intellectuel aussi bien chez les enfants inadaptés de l'école primaire que chez les «enfants anormaux d'hospice» dont il a un large échantillon à Perray-Vaucluse.

Le chemin sera relativement long qui le conduira à la construction de son échelle métrique. Long et tout autre que celui des psychophysiciens qui furent les premiers à introduire la mesure en psychologie.

L'idéal de scientificité qui consiste à «imposer la mesure et le nombre aux opérations de l'esprit» est apparemment satisfait avec la loi de Weber-Fechner (1860) selon laquelle «la sensation croît comme le logarithme de l'excitation». L'ennui est que la psychologie reste dépendante de la physique, la sensation n'étant pas mesurable directement mais évaluée par l'intensité du stimulus.

Avec l'article-manifeste de McCattell (1890) et avec la promotion des tests mentaux destinés à évaluer les différences individuelles à des fins d'ordre pratique, pédagogique et autres, c'est une nouvelle orientation qui s'affirme, en opposition radicale à celle des psychophysiciens et des psychologues de laboratoire.

En Amérique, la testologie vivait ses plus beaux jours; pourtant aucun psychologue américain n'était encore parvenu à mettre au point une épreuve capable de mesurer nettement les différences individuelles, quand paraît en 1905 la première version de l'échelle métrique.

Comment se fait-il que les compatriotes de McCattell aient échoué là ou Binet a réussi? La raison principale en est claire: tout en rejetant les objectifs du laboratoire, les psychologues américains en ont conservé les instruments. Or les individus ne se distinguent pas nettement entre eux par leurs réponses à un stimulus sensoriel ou par leurs temps de réaction.

Avec Binet la coupure épistémologique est consommée et il sera le premier à appliquer la mesure aux fonctions supérieures de l'esprit, aux faits psychiques complexes, c'est-à-dire à un domaine jusqu'alors réservé à l'intuition clinique et à la littérature.

Mais comment a-t-il été possible de définir une métrique dans la perspective de la psychologie individuelle. Binet mène de front des travaux fort différents en apparence mais qui se rejoignent à plus ou moins brève échéance: seul pour l'observation systématique de ses filles, avec Simon pour les anormaux d'hospice, avec la collaboration de Vaney et d'enseignants pour l'évaluation pédagogique d'un bon millier d'écoliers de Paris et de la région parisienne.

Quels que soient les sujets à examiner, c'est toujours à une large diversité d'épreuves qu'ils sont soumis. Chaque individu, nous dit Binet, est «un faisceau de tendances et c'est la résultante de ces tendances [...] qu'il fait savoir apprécier». La jonction entre l'approche strictement individuelle et l'application d'ordre métrique est manifeste dans l'usage que fait Binet des informations fournies par Armande et Marguerite: la plupart des épreuves auxquelles elles ont été soumises on les retrouve quelque années plus part dans l'échelle métrique.

Prenons par exemple l'épreuve de la gravure représentant un garçon et un vieil homme qui tirent une charrette. «Qu'est-ce que tu vois là?» demande-t-on à l'enfant. L'analyse des réponses de ses filles conduit Binet à distinguer plusieurs types: le descripteur, l'observateur, l'émotionnel [...]. Cette typologie sera conservée, pour les enfants de moins de dix ans, dans l'analyse en finesse des résultats obtenus au test d'intelligence. C'est l'aspect clinique, individualisant de l'épreuve. Cependant la mise en perspective génétique nous apporte autre chose.Les réponse se classent en trois niveaux d'âge: l'énumération à l'âge de 3 ans, la description à partir de 7 ans, l'interprétation vers l'âge de 12 ans.

À 3 ans, l'enfant énumère personnages et objets sans établir entre eux un lien quelconque. Par exemple: «un monsieur, une charrette, un enfant». Aucune action n'est mentionnée.

À 7 ans, l'enfant voit «un monsieur et un petit garçon qui tirent une charrette».

À partir de 10-12 ans, il parle d'«une famille sans logis qui quitte son village», [...] des gens qui déménagent», etc...

Évidemment l'énumération, la description, l'interprétation, varient dans leur formulation et leur tonalité affective d'un enfant à l'autre. Il faudra en tenir compte dans le commentaire des résultats.

Cependant, les échelons d'âge ne figurent pas encore dans la première version publiée en 1905 avec Simon. «Notre but, disent les auteurs, est de savoir si l'enfant qu'on nous présente est normal ou si c'est un arriéré».

Le test comporte trente items de difficulté croissante. Le calcul est celui du score obtenu, non celui d'un niveau d'âge. La frontière entre débilité et normalité est située à l'item 25: faire une phrase avec trois mots (Paris, fortune, ruisseau), une épreuve dont on saura par la suite qu'elle correspond à l'âge de dix ans. Cet instrument de dépistage des arriérés n'est donc utilisable que pour des sujets arrivés au terme de l'enfance.

Trois ans plus tard, en 1908, l'échelle métrique proprement dite sera publiée avec ses échelons de 3 à 13 ans. Ainsi l'épreuve d'arriération aura fait place au test d'intelligence précisant du même coup la notion de niveau mental.

Quant à l'expression même d'échelle métrique, il faut savoir qu'elle est antérieure dans l'oeuvre de Binet à la construction du test d'intelligence. Le calcul des années d'avance et de retard lui a été suggéré par la pratique des paliers scolaires. Il l'a utilisé, avec la collaboration de Vaney, pour la métrique de barèmes d'instruction, mais aussi pour évaluer le développement physique (taille, poids, capacité respiratoire, etc.) des écoliers. Afin de comparer développement statural et niveau scolaire, «j'ai eu l'idée», dit-il, «de remplacer les écarts (par rapport à la moyenne) de taille en centimètres par les écarts en âge». Ainsi, par exemple, cet enfant a deux ans de retard pour la taille et un an de retard pour la scolarité.

La procédure est pratique. Mais quelle en est la portée théorique? Avec les âges, remarque Binet, nous n'avons pas une quantité contenue dans une autre; avec les âges, deux fois deux ne font pas quatre. Déjà dans son article intitulé «La mesure en psychologie individuelle» (1898) il écrivait: «je pense que la mensuration psychologique et pédagogique n'est pas une mensuration véritable, c'est tout simplement un classement». Dans Les idées modernes sur les enfants, et précisément à propos de son échelle métrique, il déclare sur un autre ton: «Le mot mesure n'est pas pris ici au sens mathématique [...]. Il y a là tout un système d'évaluation que nous croyons nouveau et dont nous n'avons pas le temps d'exposer les principales conséquences.».

On doit en tout cas se poser la question de savoir si, avec cette mesure non
mathématique, le même chiffre, le même niveau, aura la même valeur quel que soit l'âge de l'enfant. Par exemple, le niveau de 5 ans pour un enfant de 10 ans sera-t-il équivalent au niveau d'un enfant de 5 ans? La question est d'importance pour l'éducateur plus encore que pour le psychologue.

La réponse de Binet est donnée en 1908 en commentaire de ses observations: «Pour le moment, ce qui nous frappe ce sont les ressemblances entre normaux et anormaux. Ces ressemblances sont si nombreuses que vraiment à lire les descriptions des réactions d'un enfant dont l'âge ne serait pas donné on ne pourrait pas dire s'il est normal ou anormal». Il répugne cependant à assimiler l'intelligence de l'arriéré à celle d'un enfant normal». Il se peut que certaines différences se cachent sous ces ressemblances et que nous réussissions un jour à les dégager».

Mais selon que l'arriéré est assimilable à un enfant normal ou ne l'est pas, son éducation et la pédagogie dont il a besoin seront identiques ou ne le seront pas. Et d'abord le diagnostic permet-il un pronostic? Peut-on présager l'avenir? On ne peut rien en dire. On constate l'état présent, c'est tout. En instituant les classes de perfectionnement dont la première sera ouverte par ses soins en 1907, Binet s'emploiera à éprouver l'éducabilité des enfants arriérés dont il aura mesuré préalablement le niveau mental.

Mais quel est, en fait, l'objet de cette mesure qui n'est pas une mensuration véritable, en d'autres mots, qu'est-ce que l'intelligence? Binet ne l'a pas définie, même quand il lui appliquait son «analyse expérimentale». Il est resté dans le vague du langage commun, sans doute pour ne pas courir le risque d'une théorisation arbitraire. Ce sont ses observations et ses expérimentations poursuivies pendant une dizaine d'années qui le font aboutir à une définition.

Dans l'article de 1905 où il présente pour la première fois les principes de son test il déclare: «L'organe fondamental de l'intelligence c'est le jugement, autrement dit le bon sens, le sens pratique, l'initiative, la faculté de s'adapter». Dans Les idées modernes sur les enfants, la terminologie est différente: «Compréhension, invention, direction et censure: l'intelligence tient dans ces quatre mots». La censure consiste en ce que, en tout travail intellectuel, «les idées soient jugées à mesure qu'elles se produisent, et rejetées si elles ne conviennent pas à la fin poursuivie».

L'éducateur, bilan et perspectives

Ce qui frappe chez Binet, c'est la singularité de ses cheminements et du même coup l'hétérodoxie de ses prises de position en tous domaines: celui de la psychologie à la recherche de son identité entre la philosophie et la physiologie, celui de la psychométrie plus ou moins prisonnière de la tradition des physiciens, celui de la psychopédagogie alors en pleine effervescence.

Cette singularité a souvent été mal reçue ou mal comprise. Nous en avons encore aujourd'hui un exemple éclatant à propos de l'éducation des enfants arriérés. De nombreuses voix se sont élevées en faveur de l'intégration de ces enfants dans l'enseignement normal.

Binet, promoteur de l'enseignement spécial, créateur des classes de perfectionnement, est fustigé comme responsable d'une discrimination psychologique relevant d'une idéologie de ségrégation, d'exclusion. Comme l'a souligné Guy Avanzini, le plus fin connaisseur des travaux de Binet, son intention était exactement à l'opposé. Il croyait à la perfectibilité des anormaux. Encore fallait-il le vérifier.

La classe de perfectionnement fut conçue comme une structure d'accueil préparant dans toute la mesure du possible la réintégration dans les classes normales. Binet se chargea lui-même de recruter, au moyen de son test, une cinquantaine d'enfants déficients, d'organiser la conduite de leur enseignement, de leur éducation, de rechercher aussi quelles pourraient être telles de leurs aptitudes jusqu'alors méconnues.

Ainsi, il constate que beaucoup d'entre eux font preuve d'une habilité, d'une adresse motrice à peu près égales à celles des enfants de leur âge. De ce point de vue, ils ne sont pas débiles. Pour eux, l'atelier doit devenir un lieu d'instruction plus important que la salle de classe, ce qui est une application originale de la méthode active. Pour les autres on peut espérer, fût-ce avec un an ou deux de retard, le retour dans la filière normale. C'est la perspective ouverte par Binet: une dualité de solutions qu'il conviendra de confirmer.

Il y a là un trait constant de la pensée de Binet qui correspond assez bien au jeu combiné de la censure et de l'invention. Ce trait est illustré, aux premières lignes du présent article, ce qu'il pensait des qualités respectives de l'ancienne pédagogie et de la nouvelle.

Il l'est également par son souci d'éviter le piège d'un mot, d'une idée, d'une pratique trop faciles, pour ses propres contributions comme pour celles des autres. Considérons par exemple des deux thèmes majeurs: l'instauration de la psychologie individuelle, la nécessité d'une mesure objective de l'intelligence. Mon test, dit-il, «n'est pas une machine qui donne notre poids imprimé sur un ticket comme une bascule de gare». Ses résultats ont besoin d'être analysés, situés dans un contexte, interprétés. L'échelle métrique «est un instrument qu'on ne doit pas mettre entre les mains d'un imbécile». Quant à la psychologie individuelle, Binet s'inquiète du zèle de certains pédagogues qui posent comme idéal une école sur mesure, une école dont l'enseignement serait totalement individualisé.

Si on demande trop, dit-il, on n'obtiendra rien; si on exagère une idée juste, on la fausse.

Et de poursuivre: «Un enseignement public ne peut être que collectif, donné par un maître à plusieurs élèves à la fois [...]. L'enseignement collectif ne doit pas être rejeté complètement, il a des avantages dont on ne peut se passer car sans lui il n'y a ni imitation, ni émulation, [...] ces excitants si puissants du progrès». Il faut donc inventer des solutions qui concilient les avantages du collectif et la prise en considération des différences individuelles. «Il ne faut pas trop compter pour cela sur une nouvelle réglementation ministérielle. Ce qui est infiniment plus utile, c'est que les maîtres s'intéressent à leurs élèves», qu'ils prennent la peine de les connaître individuellement. «Ce qu'on peut demander à une administration intelligente, c'est seulement de diminuer le nombre des classes trop nombreuses».

C'est à l'administration, donc aux pouvoirs publics, que l'opinion fait porter la responsabilité de ce qu'on désigne d'une formule curieuse et bien tendancieuse, nous dit Binet: la crise de l'enseignement (c'est lui qui souligne). «Aussitôt une pensée vient à tous: il n'y a qu'un remède: changer les programmes».

Cette attitude doit être critiquée dans la mesure où elle est exclusive puisque comptent tout autant, sinon davantage, l'adaptation de l'école aux aptitudes des enfants et les méthodes d'enseignement. Le terme méthode est pris par Binet au sens très large: il englobe la formation des maîtres, leur mode de recrutement, la réglementation de la durée des études, l'emploi du temps (déterminant par exemple les matières qui doivent être enseignées aux premières heures de la journée), la date et la longueur des vacances. Toutes ces questions que Binet s'emploie à résoudre, sont dominées chez lui par la considération de la fatigue intellectuelle des écoliers et leur surmenage.

À propos de l'éducation morale, Binet nous livre le fin fond de sa philosophie. À l'école devenue laïque, comment va-t-on enseigner la morale aux enfants? À l'enseignement religieux accusé d'asservir les âmes, on oppose une éducation de pleine liberté: c'est tomber d'un excès dans l'autre. «On parle sans cesse maintenant, constate Binet, des droits de l'enfant, des droits que possède sa conscience» et l'on confond alors les méthodes de l'éducation avec son but même: «Le but est de faire des hommes libres, mais la méthode ne peut pas consister à traiter l'enfant en homme libre, ni à faire appel à sa raison, quand il est encore à l'âge où il n'a pas de raison».

La formation morale est le résultat de deux mobiles principaux: «d'abord le respect que l'enfant a pour ses parents et pour ses maîtres»; c'est l'élément d'autorité, l'idée de devoir, d'obligation nécessaire à toute morale pour qu'elle soit efficace; ensuite les sentiments d'altruisme, la bonté, le désintéressement, «tous ces motifs chauds et tendres qui conduisent au don de soi et qui donnent à la moralité un coeur».

C'est sur cette leçon aux éducateurs que s'achèvent Les idées modernes sur les enfants.

Binet nous apparaît maintenant en pleine clarté. Il n'est plus perdu dans l'ombre du «Binet-Simon». Les questions qu'il soulève, les réponses qu'il donne à quelques-unes, les perspectives qu'il esquisse, appartiennent encore, pour la plupart, à notre actualité."

René Zazzo (1), "Alfred Binet (1857-1911), Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 101-112.
adresse: http://www.ibe.unesco.org/international/publications/thinkers/thinkerspdf/binetf.pdf (format PDF, Acrobate Reader)
©UNESCO: Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source (mention apparaissant sur le document original).

(1) Directeur du Laboratoire de psychologie de l'enfant (École pratique des hautes études, Paris), professeur à l'Université de Paris X , actuellement à la retraite. Il fut président de la Société française de psychologie, de l'Association de psychologie scientifique de langue française et cofondateur de la Société pour l'étude de la débilité mental. Il est l'auteur de quinze ouvrages, parmi lesquels: Le devenir de l'intelligence; Conduites et conscience; L'attachement; Le paradoxe des jumeaux, et Reflets de miroir et autres doubles.

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