L'Encyclopédie sur la mort


La mort, lieu de sociabilité des vivants et des morts

 

Les sacrifices *et les rites de sépulture révèlent ou restaurent l’identité collective et l’ordre social. Ils alimentent la convivialité des vivants, entre eux et avec les morts. Les cultures amérindiennes ont à cet égard un riche héritage de rites de la mort dans une perspective du maintien de l’ordre social et cosmique. Ainsi, le sang des sacrifices humains, selon la mythologie des Aztèques et d’autres populations de l’Amérique pré-hispanique, symbolise la force fécondante de la mort qui assure le cycle de l’alternance entre vie, mort et renaissance (Paradis, 1999). L’iconographie de la société moché du Pérou précolombien expose derrière les corps sacrifiés des prisonniers de guerre, que l’on dépouille de leur identité, le corps social du camp adverse, que l’on cherche à disloquer afin de préserver l’identité et la survie de son propre corps (Arsenault, 1998). Chez les Hurons, « la danse des morts » raffermit les liens entre clans, villages et tribus (Ouimet, 1998 ; Beaudry et R. Larocque, 1999). Le rite de sépulture des Micmacs, rapporté dans les Relations des jésuites de 1611, est un rite primordial qui assure la continuité de l’ordre cosmique (Dandurand, 1977). C’est également sur fond d’ordre cosmique que l’on doit interpréter la relation à la mort — et aux morts — dans le culte mohawk, comme en témoigne Okiweh — ou fête des morts (Beaudet, 1992).

Les rites vestimentaires et alimentaires, les lamentations et les hymnes mettent en scène le peuple juif et les cultures du Proche-Orient qui pleurent leur identité perdue (Cyr, 1996). Dans le Québec du XIXe siècle, les rites funèbres et les cimetières reproduisent la hiérarchie sociale des vivants (S. Gagnon*, 1987). Dans le judaïsme ancien, les différents rôles dévolus aux morts viennent confirmer et expliquer les structures sociales (Lightstone, 1985). Le décès d’un proche est signe de rupture. Un ordre acquis du monde s’en trouve déchiré et une place est laissée vide. L’enjeu majeur du rituel funéraire, c’est sa capacité de restructurer le tissu social et d’inscrire les subjectivités individuelles dans un réseau de places et de rapports sociaux reconstitué autrement. Dans une société traditionnelle et stable, le rituel permettait à chacun de s’approprier la place qui pouvait être la sienne dans le groupe. En plus, il entérinait et élevait l’ordre social à son plus haut niveau par des paroles et des gestes sacrés. Aujourd’hui, dans une société techniquement contrôlée par la rationalité, l’inconfort face aux rites contemporains est lié à l’effritement des solidarités communautaires. Dès lors, les nouveaux rites personnalisés de la gérance symbolique de la mort devraient rendre visible la coexistence avec d’autres, au-delà de la rupture et de l’expérience du non-sens (Lemieux,* 1992).

Selon Patrick Baudry (1998), la communauté des vivants traverse une crise et se rassemble pour s’affronter à la mort par l’intermédiaire de celui qui est parti — et qui n’est plus celui que l’on a connu, qui n’a plus d’image ni de visage, qui est rendu invisible. Un des enjeux du travail du deuil est la mise en scène de la distanciation avec le mort et de la mise en forme d’un rapport avec l’invisible. Or la ritualisation contemporaine cherche à amoindrir la séparation par un bricolage à partir de rites anciens et d’éléments ou d’objets de la vie quotidienne. Tout en banalisant la mort, elle retient le défunt dans l’espace de la convivialité des survivants, sans la mise à distance préalable et nécessaire12.

Toutefois, les repas funéraires et les cimetières sont des lieux particuliers de la rencontre des vivants avec les morts13. Afin que le repos du défunt ne soit pas troublé et qu’il continue de vivre, il fallait bien lui donner de l’eau et du pain en prononçant son nom (Da Silva, 1998). En Haïti, le « bon anj » du défunt rôde autour de la maison, car il ne se résigne pas à laisser les lieux où il a vécu. Régulièrement on donne à boire et à manger aux défunts, car ceux-ci ont le pouvoir d’assurer bien-être et santé (Larose, 1991). Le partage des aliments réactualise la cohésion sociale et la communion, il restaure le tissu social et annonce l’aspiration de la communauté à la continuité (Des Aulniers et Lévy, 1991).

Dans la tradition juive du premier millénaire avant notre ère jusqu’au VIe siècle de celle-ci, le cimetière est considéré comme une maison non seulement pour les morts, mais aussi pour les vivants (Lavoie, 1995). Les cimetières sont les témoins éloquents d’une organisation sociale, de valeurs portées par la société à différentes époques (Lessard*, 1995)14. Alors que la mort est rupture du groupe, le cimetière, « archive de pierre », inscrit la continuité dans la sédimentation de l’histoire. L’écriture du cimetière est l’oeuvre de survivants dont le désir est de faire mémoire de ce qui, de la vie du disparu, est jugé digne d’être retenu. Le cimetière rural, pratique de l’indéfini, retrace le réseau des lignages et des alliances, de la hiérarchie de la vie sociale. Le cimetière urbain, pratique de la finitude, abrite l’intimité de la sphère privée (Lemieux, 1985). La mise en terre du corps symbolise le retour au sein de la mère et préfigure un nouvel enfantement. Tout en confiant le mort à la nature et à la putréfaction, on croit à la survie dans un autre monde et à la proximité des vivants et des morts. Le récit est linéaire et horizontal, marqué par la continuité. Le feu destructeur et régénérateur, associé à la crémation du corps, privilégierait pour sa part la ligne verticale. Il symboliserait la séparation d’avec les vivants et l’élévation de l’âme, promise à des réincarnations successives ou à une existence éthérée, privée de territoire (Des Aulniers, 1998).

Le folklore, les arts et les lettres, au cours des siècles, nous familiarise avec cette convivialité des vivants et des morts. Un exemple, dans la la littérature norvégienne contemporaine, une conversation entre deux jeunes Aksel et Rebecca, témoin du naufrage d'un voilier dont un des passagers se noie:

«Les morts vivent avec nous, que nous le voulions ou pas. Parfois, je me prends à penser que ce sont eux qui décident du temps qu'ils vont passer auprès de nous, eux qui sont morts auprès de nous qui sommes vivants.

- Tu as tellement de pensées étranges, Aksel.

- Mais, toi, Rebecca, tu vas parvenir à garder cet incident à distance. De toute façon tu ne connais pas l'homme qui s'est noyé, alors.

- Certes. Mais jamais je n'oublierai ses bras. Leur façon de pendouiller dans le vide.

- Tu as peur de la mort?

-Oui. »

Ketil Bjornstad, L'appel de la rivière, roman, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, JC Lattès, 2010, p. 26-27.

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monument à Tampon, île de La Réunion

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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10

Notes

Source

Éric Volant, «La religion et la mort» dans L'étude de la religion au Québec. Bilan et prospective. Sous la direction de Jean-Marc Larouche et Guy Ménard, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2001, p. 323-342. Reproduit avec l'autorisation des Presses de l'Université Laval et Jean-Marc Larouche et Guy Ménard, directeurs.

Notes

12. D’un oeil post-moderniste, Roger Lussier (2000) observe l’imaginaire éclaté et syncrétiste des rituels funéraires des contemporains issus du babyboom.

13. Du point de vue de l’identité collective, la mort de personnages mythiques occupe une grande place dans l’imaginaire populaire. Gérard Raymond, le saint, et Gilles Villeneuve, le coureur automobile, sont des représentants des valeurs de leur époque (C.-M. Gagnon, 1985). Le mythe de l’immortalité est « la solution héroïque » à laquelle le peuple a recours afin de permettre au même Gilles Villeneuve de survivre à sa mort soudaine dans la mémoire collective du peuple québécois (R. Lapointe, 1985). La ritualisation médiatique exhibe deux figures médiatiques et emblématiques de la communion planétaire, Lady Di et Mère Teresa (Pina, 1999) en tant que miroir des aspirations, des angoisses et des colères collectives (Stoicu, 1998). R. Santerre (1991) établit un parallèle entre les funérailles d’État de René Lévesque, ancien premier ministre du Québec, et celles d’Henriette d’Angleterre. Lors du décès de Robert Bourassa, autre ancien premier ministre du Québec, T. Miron et L. Des Aulniers (1998) s’interrogent sur la construction du mythe autour d’un homme public pour assurer la continuité des institutions.

14. L’évolution historique des cimetières a été traitée par M.-Françoise Jammes (1983) dans son mémoire de maîtrise portant sur les inscriptions tombales du cimetière de Terrebonne, qui sont devenues de plus en plus discrètes et factuelles, et par L. Guay (1992), qui expose la dédramatisation de la mort et la laïcisation de l’espace.

15. Selma Lagerlöf, Le Banni

 

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