L'Encyclopédie sur la mort


Prendre soin de soi

Françoise Bonardel

«Considérer le bouddhisme comme une thérapeutique répond donc aujourd'hui à une double exigence: celle des textes eux-mêmes - la plus incontournable il va sans dire - et celle de notre temps trouvant à plus ou moins bon escient dans l'enseignement du Bouddha une des réponses possibles à son désarroi psychologique et spirituel. En soi tout à fait légitime au regard des textes, cette désignation vient de surcroît lever à point nommé une incertitude quant à la nature exacte du bouddhisme: est-ce là une religion, une philosophie, une sagesse pratique voire un simple art de vivre?» (op. cit., p. 23)
Or, on trouve dans les textes bouddhiques le même constat consterné et interrogatif que firent les Grecs: «Comment donc a-t-elle grandi, cette singulière folie du monde, qui fait qu'on s'obstine à ce qui n'existe pas, en laissant complètement de côté ce qui est?» (Asanga, Mahâyânasûtrâlamkâra, , Paris, Champion, 1911, p. 168). Comment se fait-il qu'il en soit ainsi, comment cela s'est-il produit?

[...]

La proximité est en tout cas très grande entre textes grecs et sûtra bouddhiques quant à la nécessité de ce premier réveil - prélude de tout éveil - et à la reconnaissance de sa maladie par l'être récemment sorti de sa torpeur. Les métaphores médicales sont en effet récurrentes dans les dialogues de Platon* où Socrate* est souvent comparé à un médecin prescrivant des potions amères ou à un chirurgien opérant à vif des ««tumeurs» psychiques. [...] Tout comme l'aurait fait le Bouddha, c'est d'un «moyen habile» (upâya) qu'use à cet effet Socrate suggérant à Alcibiade de mettre fin à sa dispersion en cherchant la seule image possible de ce «soi» immatériel dans l'oeil d'autrui, miroir du divin en chaque homme: «C'est donc en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l'âme, et c'est ainsi que nous pourrions le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes» (Premier Alcibiade 33 c.). C'est dans «l'Oeil de la vraie Loi» que le Bouddha invitait lui aussi à regarder jusqu'à y dissoudre les illusions du moi; et le Christ guérisseur confirmera la portée spirituelle d'une telle métaphore: «La lampe du corps, c'est l'oeil. Si donc ton oeil est sain, ton oeil tout entier sera dans la lumière. Mais si ton oeil est malade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres.» (Jean, VI, 22).

[...]

Philon d'Alexandrie identifiant d'abord les causes de la maladie de l'âme (passions et misères) puis préconisant en guise de remède le retrait du monde et l'adoption d'une vie contemplative, [décrit l'oeuvre des thérapeutes grecs]:

«La thérapeutique dont ils font profession est supérieure à celle qui a cours dans nos cités - celle-ci ne soigne que les corps, mais l'autre soigne aussi les âmes en proie à ces maladies pénibles et difficiles à guérir, que les plaisirs, les désirs, les chagrins, les craintes [...] et la multitude infinie des autres passions et des autres misères...» (De la vie contemplative , Paris, Cerf, 1963, 2, p. 79-81)

C'est là, évidemment, où se creuse la différence avec le bouddhisme, puisque les philosophes antiques cherchaient à transformer le moi et non à en démontrer l'inexistence comme le fit à la même époque le Bouddha. Conscient de ce hiatus, Pierre Hadot a d'ailleurs souligné que la philosophie grecque ne pouvait être envisagée comme «concurrente du bouddhisme» (La philosophie comme manière d'être, entretiens avec J. Carlier et A. I. Davidson, Paris,Albin Michel, 2001, p. 101), même si l'une et l'autre ont rejeté la spéculation pure au profit de l'activité thérapeutique, et si la nécessité d'éradiquer la souffrance liée à cette soif qu'est le désir a pu leur inspirer des stratégies pour une partie communes. Car la vraie question est bien là, sous-jacente au regard porté en Occident sur la maladie et la thérapeutique.

[...]

Évacuant la question du «sens» éventuel de la souffrance si présent dans l'Occident chrétien, le bouddhisme promet toutefois moins une «grande santé» (Nietzsche*) désormais inaltérable qu'une libération de l'attachement à cette souffrance latente en toute existence (duhkha). Est-ce à dire que la philosophie occidentale cherchant ce «sens» éventuel se soit davantage intéressée aux attitudes devant la douleur et la souffrance qu'à la découverte des causes générant un mode d'être foncièrement souffrant.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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