L'Encyclopédie sur la mort


Polikouchka (extraits)

Léon Tolstoï

En raison de la réprobation sociale du suicide, la peur envahit les membres de la communauté. Ceux-ci n'ont ni le goût de célébrer la fête, ni de travailler. Le mauvais esprit semble rôder dans le grenier et créer un malaise général qui est à l'origine des comportements étranges des habitants de l'édifice où l'un des leurs s'est pendu. Notons que la «croix de corps», passée au cou de tout orthodoxe le jour de son baptême et qu'il ne dit plus jamais quitter, a tout de suite été retirée du corps du suicidé, signe de la culpabilité* et une forme d'exclusion* qui frappe la personne suicidée.
XII
La fête ne fut pas gaie au domaine de Pokrovskoïé. Bien que la journée fût magnifique, les gens n'allèrent pas s'amuser; les filles ne se réunirent pas pour chanter des chœurs, les garçons des fabriques, venus de la ville, ne jouèrent ni de l'accordéon, ni de la balalaïka, et ne plaisantèrent pas avec les jeunes filles. Tous restaient assis dans leur «coin», et s'ils parlaient, ils parlaient bas, comme s'il y avait eu Quelqu'un de mauvais qui fût là et qui pût les entendre. Le jour, encore, ce fut supportable. Mais au soir, quand la nuit tomba, les chiens hurlèrent et pour comble d'angoisse le vent se leva et gémit dans les cheminées, et une telle terreur s'empara de tous les habitants des communs que ceux qui avaient des cierges les allumèrent devant l'icône; ceux qui étaient seuls dans leur «coin» se rendirent chez les voisins demander à passer la nuit là où il y avait davantage de monde; et ceux qui auraient dû aller aux étables y renoncèrent, et préférèrent laisser le bétail sans nourriture pour une nuit. Et l'eau bénite que chacun conservait dans une fiole, fut toute dépensée cette nuit-là. Il y en eut même beaucoup qui entendirent, cette nuit-là, quelqu'un marcher d'un pas lourd dans le grenier, et le forgeron vit un dragon voler droit à la lucarne. Dans le «coin» de Polikéï, il n'y avait personne: les enfants et la démente avait été emmenés ailleurs. Il n'y avait là que le petit corps étendu, et puis deux vieilles femmes, et une mendiante errante, qui mettait tout son zèle à lire un psaume, non pas pour le bébé, mais comme cela, à cause de tout ce malheur. Ainsi l'avait désiré madame. Ces deux vieilles femmes et la mendiante entendirent elles-mêmes, chaque fois qu'était lu un verset, la poutre trembler là-haut, et quelqu'un gémir. L'errante lisait: «Que Dieu ressuscite», et tout retombait dans le silence. La femme du menuisier avait fait venir chez elle une commère, et cette nuit-là, au lieu de dormir, elle but avec elle tout le thé qu'elle avait préparé pour la semaine. Elles entendirent aussi, là-haut, les poutres craquer, et comme si des sacs tombaient sur le soI. La présence des moujiks de garde rendait courage aux gens de la maison, sans quoi tous seraient morts de peur cette nuit-là. Ces moujiks couchaient sur du foin dans la pièce d'entrée, et eux aussi affirmèrent le lendemain qu'ils avaient entendu des prodiges au grenier, alors qu'ils avaient passé la nuit on ne peut plus tranquillement à causer ensemble de la levée des recrues, à mâcher du pain, à se gratter, et surtout à emplir l'entrée d'une telle odeur typique de moujiks que la femme du menuisier, passant à côté d'eux, cracha et les traita de bouseux. Quoi qu'il en soit, le suicidé était toujours pendu au grenier, et il semblait que l'Esprit mauvais lui-même étendît cette nuit-là l'ombre énorme de son aile, sur le quartier, des domestiques, leur faisant sentir son pouvoir et plus proche d'eux que jamais. Du moins était-ce ce que tous ressentaient. Je ne sais pas si c'était à bon droit. Je crois même que c'était tout à fait à tort. Je crois que si un audacieux avait, dans cette nuit terrible, pris une chandelle ou une lanterne, et, se couvrant - ou même sans se couvrir - du signe de la croix, avait pénétré au grenier, et dissipant lentement devant lui, à la lueur de sa chandelle, l'horreur de la nuit, éclairant les chevrons, le sable, le conduite de fumée couvert de toiles d'araignée, les pèlerines oubliées par la femme du menuisier, s'était avancé jusqu'au corps d'Ilyitch; que si, dominant sa peur, il avait élevé sa lanterne à la hauteur du visage, il n'aurait vu que le maigre corps bien connu de tous, incliné inerte sur un côté, les pieds touchant le sol (la corde s'était détendue), et le col déboutonné de la blouse, sous laquelle il n'y avait pas de croix, et la tête affaissée sur la poitrine, et le bon visage aux yeux ouverts et qui ne voyaient pas, et l'humble sourire coupable, et une austère tranquillité, et le silence sur le tout. Vraiment, la femme du menuisier, blottie au coin de son lit, avec ses cheveux en désordre et ses yeux épouvantés, racontant qu'elle entend tomber des sacs, est bien plus effrayante et bien plus terrible qu'Ilyitch, à qui l'on a pourtant sa croix sur le chevron.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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